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L’Express : « Le risque climatique fait partie du risque financier »

Alors que la Cop 26 débute et que l’urgence climatique est chaque jour démontrée, les plans annoncés, comme le Green Deal au niveau de l’Union Européenne ou le plan d’investissement en France sont-ils à la hauteur des enjeux ?

Regardons les choses en face : une part significative du PIB mondial et européen est aujourd’hui en danger. Nous avons mené à la Banque de France de nouvelles projections de long terme en fonction de différents scénarios allant d’une réaction rapide permettant de tenir les engagements de l’accord de Paris (c’est-à-dire une limitation de l’augmentation des températures à moins de deux degrés) jusqu’à un scénario noir où les actions sont limitées et trop tardives. Selon la rapidité des efforts consentis, les destructions de richesses sont comprises entre 5 et 20% du PIB d’ici la fin du siècle. Le total est important, mais les écarts sont considérables ! La prise de conscience en Europe est cependant réelle et nous avons une multiplication des plans. C’est évidemment une bonne nouvelle. Reste que pour gagner la bataille du climat, deux conditions seront nécessaires bien au-delà de la finance: c’est l’enjeu de la Cop 26 de Glasgow. Il faut d’abord un effort mondial conjoint. L’Europe a été leader et elle est maintenant suivie. Depuis l’élection de Joe Biden, les États-Unis ont rejoint la coalition y compris notre « Réseau pour verdir le système financier » (NGFS en anglais), créé et animé par la Banque de France. Je le constate heureusement dans les réunions internationales, le climat est devenu le premier sujet de discussion. Reste que tous les pays doivent désormais délivrer une mobilisation équivalente à celle de l’Europe. La deuxième condition, c’est qu’il faudra fixer un prix du carbone à l‘échelle mondiale. Cela peut prendre différentes formes : une taxe carbone, ou des permis d’émission facturés aux secteurs polluants . Or là, beaucoup reste à faire.

Justement sur cette question du prix du carbone, où sont actuellement les points de blocage ?

Dans la discussion avec les États-Unis, s’il reste un point difficile, c’est bien celui du prix du carbone. Washington ne le prévoit pas. Les conséquences vont être difficiles. Prenez l’exemple canadien : le gouvernement de Justin Trudeau a courageusement décidé d’introduire un prix du CO2 dès l’année prochaine et de le porter progressivement à un niveau élevé de 170 dollars canadiens (quasiment 120 euros) en 2030. Imaginez les distorsions que cela peut provoquer entre ces deux pays voisins en termes de localisation d’activités, d’échanges commerciaux… C’est là qu’il faudra des mécanismes d’ajustement carbone aux frontières, comme le prévoit aussi l’Europe.

A t-on vraiment pris la mesure en France et en Europe de l’ampleur des chocs de restructurations industrielles et des pertes d’emploi occasionnés par cette transition ?

Bien sûr, ce sera complexe, et il faudra financièrement accompagner cette transition par de gros volumes d’investissement, et par de la compensation pour certains ménages ou dans certains secteurs. Mais je vois deux facteurs d’espoir. Malgré la pandémie, peut-être même à cause d’elle, l’urgence climatique est de plus en plus prise au sérieux. Le second point encourageant, c’est que l’Europe est ici plutôt en avance. Si elle joue bien sa partition dans les énergies renouvelables, dans l’innovation verte, elle peut avoir un avantage et créer des emplois. C’est l’inverse de l’autre transformation à mener, celle du numérique, où nous sommes en retard.

Le groupe La Poste s’est engagé récemment à ne plus financer, investir ou fournir de services aux acteurs des secteurs du pétrole et du gaz. Une annonce qui intervient alors qu’un rapport de l’AMF et l’ACPR révèle que depuis 2015, et malgré les engagements formulés par les acteurs financiers, ces derniers ont augmenté leurs financements aux hydrocarbures de 146 milliards d'euros en 2015 à 174 milliards à 2020. Ne faudrait-il pas renverser la table ?

Sur les banques, il faut tenir ferme deux caps : être exigeant, je vais y revenir ; mais ne pas vendre d’illusions. Les actions des banques ne suffiront pas à elles seules à régler la crise climatique : il y faut la mobilisation de tous, autour notamment d’un prix du carbone. La finance verte est absolument nécessaire, mais elle ne sera jamais suffisante. Les banques ont pris un certain nombre d’engagements : nous en contrôlerons le respect avec exigence. À des dates diverses selon les banques, une sortie du charbon et maintenant des énergies fossiles non conventionnelles, comme le gaz de schiste, ont été annoncées.

Est-ce suffisant ?

Sans doute pas. Les engagements dans les hydrocarbures et le gaz ont globalement encore augmenté, mais ils ont commencé à diminuer en part relative des prêts totaux. Les banques françaises et européennes doivent poursuivre sur un chemin climatique où elles sont leaders. Le risque climatique fait en effet maintenant partie intégrante du risque financier. J’en tiens pour preuve la gouvernance renforcée de ce risque climatique. Auparavant, c’était le département RSE qui s’en chargeait ; aujourd’hui c’est le département des risques - c’est à dire le cœur de métier - qui en a la charge. C’est un changement décisif.

Faut-il aller plus loin ?

Deux élargissements au moins sont souhaitables. D’abord, tous les superviseurs de la planète devraient faire ce que nous avons réalisé à la Banque de France et l’ACPR, c’est-à-dire des stress tests de leurs systèmes bancaires face au risque climatique à l’horizon de dix ou trente ans. En clair, quelle est la part de leurs actifs en portefeuille qui seront dévalorisés et selon quel scénario de réchauffement ? C’est un outil très puissant qui pourrait être généralisé d’ici 2025. Par ailleurs ce qui est demandé au secteur financier doit être élargi à l’ensemble des entreprises. Déjà, nombre d’entreprises internationales publient de façon volontaire une photographie de leurs risques climatiques. Cette photographie doit devenir obligatoire et surtout comparable. Selon moi, ceci requiert maintenant l’établissement de normes valables partout, et élaborées de façon plus concertée que les normes comptables IFRS.

La BCE et plus généralement les banques centrales nationales ont-elles un rôle à jouer dans cette transition climatique. Comment ? En intégrant à côté des objectifs d’inflation ou de croissance des objectifs climatiques ?

Le climat a une influence sur le niveau des prix, y compris par son impact sur l’activité économique. Et comme notre mission première, c’est la stabilité des prix, nous devons donc nous préoccuper du climat. J’ai fait partie très tôt de ceux qui affirmaient que la BCE devait se saisir de ce sujet. C’est le cas maintenant, autour de Christine Lagarde. 

Voulez-vous dire que nous allons entrer dans une ère d’inflation durablement plus élevée ?

Si la transition passe par une augmentation du prix du carbone, ce qui est souhaitable, cela aura un effet progressif sur la trajectoire de l’inflation. En juillet dernier, nous avons pris à la BCE des engagements très clairs de lutte contre le changement climatique. D’abord en l’intégrant dans nos modèles de prévision, et en imposant à toutes les banques ou entreprises qui travaillent avec nous de publier leurs risques. Mais nous devons aller plus loin, et évaluer la valeur des actifs que nous achetons, ou prenons en garantie dans nos opérations de refinancement, en fonction de critères environnementaux et plus seulement financiers.

Au niveau européen, le débat sur une révision des règles budgétaires est sur la table. Êtes-vous favorable à la mise en place d’une « règle d’or budgétaire verte », c’est-à-dire une exclusion des dépenses et des investissements dans le bas carbone du calcul des déficits ?

C’est un débat qui relève des autorités politiques, et qui va prendre du temps. Il a au moins la vertu de mettre l’accent sur la qualité des dépenses publiques. Le débat se limite en effet traditionnellement à la quantité : quel est le niveau du déficit ou de la dette ? Il faut regarder aussi le contenu: les dépenses de fonctionnement courant par exemple n’ont pas le même effet que celles qui préparent l’avenir. Parmi ces dernières, il y a les dépenses « vertes », mais aussi celles d’éducation ou de recherche par exemple. Il ne s’agit pas nécessairement de les sortir des règles budgétaires, mais d’intégrer cette dimension qualitative.

La mode est à la « finance verte » avec un boom des actifs financiers classés « durables ». Ne craignez-vous pas que le monde de la finance ait succombé à une sorte de gigantesque « Greenwashing » ?

Le monde de la finance est alors accusé des deux côtés : il n’en ferait pas assez sur ses engagements et trop sur les actifs financiers dit verts ! Pour sortir de cette contradiction apparente, la solution est d’avancer sur la classification des actifs: la nomenclature publique de ce qui est « vert » ou « brun », c’est-à-dire polluant. C’est le débat difficile mais nécessaire en Europe sur ce qu’on appelle la « taxonomie ». Sans doute la finance doit-elle faire aussi le tri dans tous les labels privés dont certains ont des contours trop flous.  La proposition de la Commission européenne d’un label vert unifié pourra faciliter ce processus.

 

Propos recueillis par Béatrice Mathieu 

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InterviewFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
L’Express : « Le risque climatique fait partie du risque financier »
  • Publié le 02/11/2021
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