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Les sphères d’influence dans le système monétaire international

Pour de nombreux observateurs non avertis, il existe un lien étroit entre monnaie et géopolitique. Historiquement, la monnaie est un attribut du souverain. Elle peut parfaitement être considérée comme un instrument permettant de projeter pouvoir et influence. Au cours des deux derniers millénaires, le pouvoir monétaire a souvent été utilisé pour financer l’expansion militaire ou, plus simplement, pour affirmer et exercer l’autorité des gouvernants. Je n’irai pas jusqu’à dire, comme Michael Bordo et Angela Redish dans une étude récente, que « la chronologie de l’histoire monétaire est déterminée par la guerre », mais il y a une certaine vérité historique dans leur affirmation.

Aujourd’hui, toutefois, nous vivons dans un régime de monnaie fiduciaire – c’est-à-dire, au sens originel, de monnaie non gagée sur un actif, mais présentant une valeur intrinsèque résultant du jeu de l’offre et de la demande – avec des banques centrales indépendantes dans la plupart des économies avancées et émergentes. La monnaie n’est pas censée servir d’autres objectifs que celui d’aider l’économie à fonctionner et à se stabiliser grâce à ses trois principales fonctions (techniques) : moyen d’échange, unité de compte et réserve de valeur. Cependant, le langage de la géopolitique continue d’imprégner les débats sur le système monétaire international. Par exemple, des autorités éminentes parlent couramment de « guerres monétaires ». De même, de nombreux eurosceptiques définissent l’euro comme un pur projet « politique » ou géopolitique, laissant clairement entendre qu’il n’a pas de fondement économique. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que je ne partage pas ce point de vue. À l’évidence, la création de l’euro a été portée par une perspective et une ambition politiques de grande ampleur. Mais il existait, et il existe toujours, une solide justification économique au renforcement de l’intégration économique et financière en Europe occidentale par la création d’une monnaie unique. Ce fondement économique est clairement compris par les investisseurs et les intervenants de marché qui ont fait de l’euro la deuxième devise mondiale pour les investissements en actifs financiers et pour les réserves de change.

Cela étant dit, l’histoire a également montré que la géographie du système monétaire international peut subir des changements rapides et brutaux. Au fil des siècles et des décennies, de nouvelles monnaies apparaissent et celles en place disparaissent en tant que devises principales pour les échanges et les investissements internationaux. Des changements géopolitiques peuvent provoquer de telles évolutions. Mais des dynamiques endogènes sont également à l’oeuvre. Une fois passées certaines étapes, ou « points de basculement », l’utilisation d’une monnaie peut se développer ou se réduire rapidement en raison d’effets de réseau et d’échelle : plus une monnaie est utilisée, plus elle devient attractive.

Cela pose la question de l’apparition éventuelle de « sphères d’influence » à l’avenir, avec des évolutions significatives du rôle et du poids respectifs des monnaies existantes. Dans mes remarques, je vais définir simplement ces « sphères d’influence » comme des entités du système économique mondial où l’utilisation d’une monnaie spécifique pourrait être dominante. En gardant à l’esprit cette définition stricte, je formulerai quatre observations principales.

Un monde asymétrique

Premièrement, le monde actuel est fortement asymétrique. Deux grandes devises, le dollar américain et l’euro, constituent la majeure partie des réserves de change. L’une d’elle, le dollar, domine nettement les marchés financiers et les systèmes de paiement. Cette asymétrie emporte de nombreuses conséquences bien connues et qui se renforcent elles-mêmes.

La politique monétaire des États-Unis exerce des effets significatifs bien au-delà de l’économie américaine. Ces répercussions monétaires peuvent être particulièrement importantes lorsque des politiques monétaires non conventionnelles sont mises en oeuvre. Elles soulèvent de nouveaux doutes quant aux propriétés isolantes des taux de change flottants. Pour de nombreux pays émergents, elles créent de nouvelles incitations à gérer activement leur taux de change, et à cet effet, à accumuler des réserves de change en dollars. En conséquence, la majeure partie, mais pas la totalité, de la liquidité officielle fournie par le biais des mécanismes multilatéraux est libellée en dollars.

La montée en puissance de l’euro

La principale nouveauté de la dernière décennie a été la montée en puissance de l’euro, qui offre des perspectives et des enseignements intéressants. Selon la plupart des modèles économiques et des exemples historiques, l’apparition de nouvelles monnaies mondiales déclencherait des ajustements de portefeuille massifs et susciterait des perturbations majeures. Les économistes supposaient également que, dans un monde multidevises, les arbitrages de portefeuille entraîneraient une instabilité permanente des taux de change. Rien de tout cela ne s’est produit. En effet, l’euro n’a ni stabilisé ni perturbé le système monétaire international. Les taux de change ont varié sensiblement, mais la plupart du temps de manière ordonnée, et ont suivi des cycles à faible périodicité. Cela peut constituer un précédent intéressant pour l’avenir : une nouvelle monnaie mondiale peut émerger sans déstabiliser le système.

Il convient également de noter que la crise de l’euro n’a pas eu d’incidence significative sur son rôle international. En particulier, la part des réserves de change investies en titres libellés en euros n’a pratiquement pas varié. Et, lorsque les autorités monétaires suisses ont décidé d’ancrer leur monnaie sur une autre, elles ont choisi l’euro comme monnaie d’ancrage.

Existe-t-il une « sphère d’influence » de l’euro ? Comme vous le savez, nous avons adopté une position très neutre sur cette question et nous n’avons ni encouragé, ni découragé, l’utilisation de l’euro comme monnaie de réserve. Dans les faits, l’euro est de plus en plus utilisé dans les transactions internationales et accepté pour les paiements (y compris les paiements de masse) dans de nombreux pays, comme les touristes européens peuvent le constater chaque jour. Récemment, l’influence de la zone euro sur les conditions monétaires mondiales semble s’être renforcée. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, les taux à long terme en Europe se sont sensiblement découplés des taux longs américains. Il y a également des signes de « causalité inversée », les taux à long terme de l’euro influençant de plus en plus les taux américains, créant de nouveaux canaux pour les effets et les réactions monétaires. Toutefois, l’utilisation de l’euro comme unité de compte ne s’est pas encore généralisée. La plupart des transactions internationales, notamment celles sur les matières premières, sont libellées en dollars. La majorité des nouvelles émissions de titres le sont également.

De nouvelles monnaies internationales ?

La géographie de l’économie mondiale se modifiant, la configuration du système monétaire international changera également. Au cours des deux dernières décennies, la Chine est devenue l’une des deux plus grandes économies mondiales. Dans le même temps, les autorités chinoises annoncent constamment de nouvelles mesures visant à accroître la convertibilité du renminbi (RMB) et à développer son utilisation dans les transactions internationales. Il est donc naturel de se demander si le renminbi deviendra une grande devise internationale dans un avenir prévisible. Conformément à mes remarques en introduction, je m’abstiendrai de toute spéculation géopolitique sur cette question et formulerai quelques observations techniques – et personnelles – sur la nature d’une monnaie internationale.

Que faut-il pour prétendre au statut de monnaie de réserve ? Il est généralement admis que ce statut procure des privilèges importants, dont certains sont « exorbitants ». On oublie souvent aussi qu’il s’accompagne de grandes obligations.

Premièrement, un statut d’avoir de réserve signifie que la monnaie jouit d’une convertibilité totale et inconditionnelle du compte de capital tant vis-à-vis des résidents que des non-résidents. L’économie est par conséquent entièrement intégrée aux marchés de capitaux mondiaux et totalement exposée aux chocs financiers externes. Cette situation crée un environnement très exigeant. La convertibilité signifie principalement que vous acceptez un jugement porté par des « étrangers » sur la véritable valeur et sur le pouvoir d’achat de votre monnaie nationale. Bien que cela ne soit pas souvent perçu ainsi, elle entraîne un certain abandon de souveraineté, par la perte d’une part d’indépendance de la politique monétaire. C’est le fameux « triangle d’incompatibilité de Mundell » selon lequel aucun pays ne peut atteindre simultanément les trois objectifs suivants : avoir un taux de change fixe, une parfaite liberté de circulation des capitaux et disposer d’une politique monétaire autonome. En effet, toutes les monnaies de réserve ont des taux de change totalement flexibles.

La deuxième condition pourrait même être plus rigoureuse. Au final, ce qui fait une monnaie de réserve, c’est la capacité à servir de manière inconditionnelle de réserve de valeur. Le pays doit donc développer des marchés financiers profonds, liquides et sans entraves. Elle implique aussi une capacité à offrir des actifs « de référence » sûrs, qui conservent leur valeur en toutes circonstances, et peuvent servir de véhicules pour accumuler des réserves. Généralement, seule la dette publique sera utilisée comme avoir de réserve. Ainsi, être une monnaie de réserve signifie également que les « étrangers » détiendront en permanence une grande part de la dette publique et que leur jugement prévaudra en dernier ressort sur la véritable solvabilité de l’État.

Le statut de monnaie de réserve implique donc autant de contraintes qu’il apporte d’avantages. C’est peut-être la raison pour laquelle les pays, y compris la Chine, avanceraient avec une grande prudence sur la voie qui mène au statut d’émetteur d’une véritable monnaie de réserve.

Il existe une distinction entre le statut de monnaie de réserve, d’une part, et celui de monnaie internationale, d’autre part. Le premier concept se rapporte à la monnaie en tant que réserve de valeur ; le second peut ne concerner que son rôle en tant que moyen d’échange. Ce sont là deux fonctions différentes. Une monnaie peut être largement utilisée pour les transactions sans être envisagée pour l’accumulation de réserves.

Cette distinction peut être pertinente lorsqu’on considère la composition des droits de tirage spéciaux (DTS). Comme vous le savez, il s’agit du « panier de devises » qui sert d’unité de compte au FMI et, dans une faible mesure, de moyen d’échange entre ses pays membres. La composition du DTS doit être réexaminée lors de la prochaine réunion annuelle du Fonds et des experts travaillent actuellement à sa préparation. Il s’agit d’un travail de haute technicité. Ce devrait également être le cas de la décision qui y sera prise. Si la dimension symbolique peut être forte pour certains observateurs, la décision – quelle qu’elle soit – ne devrait pas être considérée comme résultant d’une inspiration ou d’une motivation politique.

Conclusion : une perspective de plus long terme

Dans un avenir plus lointain, existera-t-il des « sphères d’influence » monétaires ? Beaucoup dépendra du fait que le monde demeure – ou non – financièrement intégré.

La fragmentation financière et régionale peut conduire à une fragmentation monétaire et à la domination de certaines monnaies dans certaines régions du monde.

Il est également possible que l’intégration financière progresse et que le marché des capitaux devienne véritablement mondial. Dans ce cas, plusieurs grandes monnaies pourraient coexister, aucune d’entre elles ne détenant de position dominante dans aucune partie du monde ou aucun compartiment du système financier.

Il existe des limites au pouvoir de la monnaie de modeler le système international. Ce qui importe, c’est la profondeur, l’ouverture et l’interconnexion des marchés des biens et services ainsi que des marchés financiers. En définitive, c’est la géopolitique des échanges commerciaux et de la finance qui déterminera l’avenir.

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DiscoursChristian Noyer, Gouverneur de la Banque de France
Les sphères d’influence dans le système monétaire international
  • Publié le 08/06/2015
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