Document de travail

Ralentissement de la productivité, paradis fiscaux et actifs immatériels des firmes multinationales : où la création de valeur est-elle mesurée ?

Mise en ligne le 7 Octobre 2022
Auteurs : Jean-Charles Bricongne, Samuel Delpeuch, Margarita Lopez Forero

Document de travail n°835. En se basant sur les données des entreprises françaises sur une quinzaine d’années, nous évaluons la contribution du transfert de bénéfices au niveau microéconomique - à travers les investissements directs étrangers dans les paradis fiscaux - au ralentissement de la productivité agrégée mesurée en France. Nous montrons que la productivité mesurée des entreprises en France diminue au cours des années qui suivent immédiatement l'établissement dans un paradis fiscal, avec une baisse moyenne estimée de 3,5 % de la productivité apparente du travail. Cette baisse de productivité, suite à une présence dans un paradis fiscal, s'explique très probablement par l'optimisation fiscale des multinationales, avec une productivité domestique sous-estimée car les bénéfices ne sont plus enregistrés dans le pays d'origine. La chute de la productivité est particulièrement forte pour les entreprises intensives en capital immatériel et équivaut à 4,1 % (contre 2,7 % pour les entreprises faiblement intensives en capital immatériel), reflétant que ces types d'actifs sont plus facilement transférables d'un pays à l'autre et facilitent l’optimisation fiscale. Enfin, étant donné le poids de ces entreprises, nos résultats impliquent une perte de 8 % au niveau agrégé de la productivité du travail sur la période sous revue, soir une perte annuelle de 9,7 % en termes de croissance annuelle agrégée de la productivité du travail.

Les entreprises multinationales françaises (EMN) ont étendu leurs activités à l'étranger, notamment à des fins de transfert de bénéfices. Pourtant, les activités d’optimisation fiscale peuvent altérer la mesure et notre compréhension de l'activité réelle des EMN. La dynamique de la productivité dans le temps, suite à la présence dans les paradis fiscaux, signale une baisse durable pour les activités intensives en capital immatériel. Les multinationales sont, en moyenne, de très grandes entreprises à forte intensité immatérielle, qui peuvent choisir stratégiquement la manière dont elles comptabilisent leurs activités au sein de leurs filiales dans le monde entier, ce qui peut fausser considérablement les statistiques globales. En particulier, dans un contexte d'intégration financière avancée et de concurrence fiscale internationale, l'économie immatérielle croissante a fourni de nouveaux outils aux multinationales pour délocaliser leurs bénéfices vers des pays à faible fiscalité. Ceci, à son tour, minimise artificiellement l'activité dans les pays à forte imposition, sous-estimant un certain nombre d'agrégats tels que la valeur ajoutée, les exportations et la productivité.

Pour estimer l'ampleur de ce phénomène en France, nous utilisons des données au niveau des entreprises, mélangeant des informations sur les relations de propriété des entreprises (étrangères et nationales, liées aux sociétés mères et aux filiales), les bilans, le commerce, la main d'œuvre et la masse salariale entre 1997 et 2015. Une méthode de différence-en-différences ("staggered diff-in-diffs") est mise en œuvre afin d'estimer l'effet moyen du transfert de bénéfices sur le niveau de productivité des entreprises en lien avec la part des actifs intangibles. Le transfert des bénéfices à l’étranger est analysé à partir des différences entre entreprises quant à leur présence dans les paradis fiscaux et au degré d’intensité en actifs intangibles, en utilisant l’information sur les implantations nouvelles d’une entreprise dans un pays considéré ou non comme un paradis fiscal. La dynamique de l'effet sur la productivité de la présence des entreprises dans les paradis fiscaux est évaluée dans le cadre d'une étude sur données de panel. En infirmant l’existence d’une tendance précédant le traitement, cela nous permet de montrer que les estimations capturent les effets de l’implantation dans un paradis fiscal et non pas des différences entre le groupe traité et le groupe de contrôle.

Cette analyse aboutit à une baisse moyenne de 3,5 % de la productivité du travail des entreprises et de 1,3 % de la productivité globale des facteurs, qui est très probablement due à une mauvaise mesure de la productivité résultant du transfert des bénéfices. La baisse est particulièrement forte pour les entreprises intensives en capital immatériel, où le niveau de la productivité apparente du travail (PAT) est en moyenne réduit de 4,1 % lorsqu'une entreprise devient une EMN dans un paradis fiscal et appartient au groupe d'entreprises à forte intensité immatérielle, alors qu'il est en moyenne réduit de 2,7 % pour les entreprises à faible intensité immatérielle. Dans le cas de la productivité globale des facteurs (PGF), un impact moyen de -1,5% est estimé pour les entreprises dont l’intensité en actifs intangibles est au-dessus de la médiane et d'environ -0,9% pour les entreprises à faible intensité immatérielle. En outre, le problème de mesure a des effets dynamiques importants, car la baisse devient plus marquée à mesure que l'entreprise reste dans un paradis fiscal. Par exemple, les estimations suggèrent qu'après 10 ans de présence dans un paradis fiscal, la PAT atteint une baisse moyenne de 11,7 % par rapport aux années précédant la présence dans le paradis fiscal, tandis que l'impact respectif pour la PGF est d'environ -4,8 %. Là encore, l'impact est particulièrement concentré sur les entreprises à forte intensité immatérielle, comme le montrent les figures ci-dessous, qui retracent l'effet estimé sur la PGF pour les entreprises situées au-dessus et au-dessous de la médiane de l'intensité immatérielle (le graphique pour la PAT, non représenté, donne des résultats cohérents).

Enfin, le poids dans la valeur ajoutée agrégée des EMN présentes dans les paradis fiscaux et la perte de productivité estimée des entreprises due à l'entrée dans les paradis fiscaux provenant de la différence-en-différences sont utilisés pour évaluer la contribution du transfert de bénéfices des EMN à la baisse agrégée de la croissance de la productivité en France. Cela se traduit par une baisse de 0,06 pp de la croissance annuelle de la productivité du travail agrégée, ce qui équivaut à 9,7% de la croissance annuelle agrégée observée de la productivité du travail sur la période de l'échantillon.

Image Foreign Presence, Intangibles and TFP Dynamics