Bloc-notes Éco

L’ancrage des anticipations d’inflation dans la zone euro

Mise en ligne le 18 Septembre 2025
Auteurs : Valentin Burban, Sophie Guilloux-Nefussi

Billet de blog 412.L’inflation dans la zone euro a atteint son pic à 10,6 % en octobre 2022 et a reflué rapidement par la suite. Les anticipations d’inflation solidement ancrées se sont révélées déterminantes dans le processus de désinflation. Mais comment évaluer l’ancrage dans la pratique ? Ce billet de blog examine diverses mesures afin de suivre l’ancrage des anticipations d’inflation dans la zone euro. 

Graphique 1 : Comparaison des mesures des anticipations tirées d’enquêtes par rapport aux données de marché (en %)

image Image FR-Graph1
Sources : Bloomberg et enquête de la Banque centrale européenne auprès des prévisionnistes professionnels (EPP).
Note : Les dernières données se rapportent au troisième trimestre 2025.

Lors de la récente poussée de l’inflation, les anticipations d’inflation des marchés ont augmenté, mais sont restées nettement inférieures aux niveaux observés durant les années 1970, en dépit de la forte hausse des prix de l’énergie. Si les anticipations s’étaient sensiblement écartées de la cible de 2 %, comme dans les années 1970, l’inflation aurait été plus élevée plus longtemps (Dupraz and Marx 2025). L’ancrage des anticipations a par conséquent rendu le processus de désinflation moins coûteux en réduisant les relèvements des taux d’intérêt nécessaires pour faire baisser l’inflation. Cet ancrage reflète la crédibilité que la Banque centrale européenne (BCE) s’est forgée au fil du temps grâce à des performances durables en matière d’inflation faible et stable. Cette crédibilité constitue donc un atout à préserver pour l’avenir et les banquiers centraux accordent beaucoup d’attention au suivi de l’ancrage des anticipations.

Mesure de l’ancrage des anticipations d’inflation à partir des données extraites des instruments de marché et tirées d’enquêtes

Les anticipations d’inflation ne sont pas observées directement, mais leur niveau et leur évolution peuvent être déduits à partir d’informations extraites des instruments de marché ou tirées d’enquêtes (figure 1). 

Les informations tirées d’enquêtes comprennent des données provenant de différentes sources pour la zone euro, telles que les enquêtes s’adressant aux prévisionnistes professionnels (enquête de la BCE auprès des prévisionnistes professionnels (EPP), Consensus Economics (CE) ou enquête de la BCE auprès des analystes monétaires) ainsi qu’aux entreprises (par exemple, l’enquête trimestrielle de la Banque de France) et aux ménages (enquête de la BCE sur les anticipations des consommateurs). Il est demandé aux participants de fournir une estimation ponctuelle concernant l’inflation future ou d’attribuer des probabilités à des intervalles d’inflation prédéfinis. L’intérêt des enquêtes tient au fait qu’elles peuvent être interprétées directement, mais elles présentent deux limites principales : elles sont actualisées peu fréquemment et ne couvrent que quelques horizons temporels.

Les produits des marchés financiers sont une source complémentaire d’informations à haute fréquence, reflétant les nouvelles économiques disponibles rapidement. Les informations sont extraites des prix des produits indexés sur l’inflation tels que les swaps indexés sur l’inflation (inflation-linked swaps, ILS) ou les points morts d’inflation. Leurs principaux avantages tiennent à leur disponibilité à une fréquence quotidienne et au fait que la formation des prix à tout moment doit refléter toutes les informations dont disposent les investisseurs pour couvrir leurs positions contre l’inflation. Mais ces taux de compensation de l’inflation ne reflètent pas seulement les anticipations effectives des intervenants sur les marchés financiers, ils intègrent également les primes de risque sur l’inflation. Par conséquent, ils doivent souvent être interprétés à l’aide de modèles estimant les primes de risque associées, ou d’autres paramètres clés.

Comment évaluer l’ancrage des anticipations d’inflation ? 

La BCE a pour cible un taux d’inflation de 2 % à moyen terme. Pour parler simplement, les anticipations d’inflation sont ancrées si elles demeurent stables autour de la cible à moyen et long terme. Dans la pratique, la littérature propose diverses approches empiriques pour évaluer cette stabilité. En utilisant les anticipations extraites des instruments de marché, l’une des approches consiste à observer leur réaction aux nouvelles informations macroéconomiques disponibles. De même, on peut estimer la sensibilité des anticipations à long terme aux variations des anticipations à court terme. Dans les deux cas, une faible sensibilité aux informations à court terme est interprétée comme un ancrage (Bernanke, 2007). Burban, De Backer et Vladu (2024) se concentrent sur l’écart du niveau moyen des anticipations à long terme par rapport à la cible de 2 %. Un écart limité constitue un signe d’ancrage. Enfin, Grishchencko, Mouabbi et Renne (2019) proposent un concept d’ancrage qui combine à la fois la distance entre les anticipations d’inflation et la cible et l’incertitude entourant les anticipations. Intuitivement, il apparaît qu’une tendance centrale stable des anticipations peut masquer un large désaccord ou une incertitude, reflétant des anticipations fragiles et potentiellement faiblement ancrées. En se fondant sur cette batterie de mesures, quel est le degré d’ancrage des anticipations d’inflation dans la zone euro ?

L’ancrage des anticipations d’inflation dans la zone euro

En utilisant un modèle qui inclut à la fois les mesures extraites des instruments de marché et celles tirées d’enquêtes, Burban, De Backer et Vladu (2024) examinent les composantes anticipations des ILS – c’est-à-dire les taux des ILS corrigés des primes de risque – sur différents horizons. La caractéristique originale de leur modèle tient au fait que le taux d’inflation attendu à l’horizon infini (représenté par ) peut varier dans le temps contrairement aux modèles stationnaires standard caractérisés par une extrémité fixe vers laquelle les prévisions sont supposées converger à tout moment. En considérant un horizon à moyen terme en ligne avec les projections établies par les services de l’Eurosystème/de la BCE, ils montrent que les anticipations d’inflation à deux ans ont chuté à 1,6 % au milieu de la pandémie de COVID-19 (graphique 2). Toutefois, les anticipations d’inflation à long terme (points vert clair et vert foncé) sont demeurées relativement stables et bien ancrées à la cible d’inflation de la BCE depuis 2005.

 

Graphique 2 : Estimations des anticipations d’inflation et données tirées d’enquêtes (en %)

image Image Graph2
Sources : Bloomberg, Consensus Economics et Burban, De Backer et Vladu (2024).
Notes : Composante anticipations tirée des taux ILS pour les échéances 1 an dans 2 ans, 1 an dans 4 ans et 5 ans dans 5 ans. 1 an dans n ans correspond au « taux d’inflation en glissement annuel attendu dans n ans ». CE à long terme se rapporte à l’horizon à 6-10 ans. EPP à long terme se rapporte à l’horizon à 4-5 ans. Les dernières données se rapportent à septembre 2024.

Grishchencko, Mouabbi et Renne (2019) complètent ce point de vue par une mesure de l’ancrage qui tient compte de l’incertitude relative à l’inflation. Ils s’appuient sur diverses prévisions tirées d’enquêtes et exploitent la variation observée dans la distribution des réponses aux enquêtes pour calculer la probabilité que l’inflation revienne dans la fourchette [1,5 %, 2,5 %], ce qui est conforme à la cible de la BCE. Leur analyse est étendue dans le graphique 3 à l’aide des données du EPP (cf. ligne bleue), pour lesquelles la fourchette cible est élargie en raison des contraintes de disponibilité des données. Chaque mesure indique la probabilité que l’inflation dans 4 ans se situe à l’intérieur d’une fourchette donnée. La probabilité que l’inflation anticipée se situe dans la fourchette [1,5 %, 2,5 %] a diminué après 2009 dans la zone euro, mais elle est restée supérieure à 50 % jusqu’à fin 2019. En 2020, cette probabilité a chuté au-dessous de 50 %, mais s’est redressée ensuite en 2021. Plus récemment, la probabilité que l’inflation anticipée se situe dans la fourchette [1,3 %, 2,7 %] a retrouvé son niveau d’avant la pandémie.

 

Graphique 3 : Mesures de l’ancrage des anticipations d’inflation dans la zone euro (probabilité en % que l’inflation anticipée revienne à l’intérieur de différentes fourchettes à divers horizons)

image Image Graph3
Source : Grishchenko, Mouabbi et Renne (GMR) (2019) et enquête de la BCE auprès des prévisionnistes professionnels.
Note : Les dernières données se rapportent au premier trimestre 2022 pour GMR19 et au troisième trimestre 2025 pour l’EPP [1,3 %, 2,7 %].

Ces deux approches livrent des messages cohérents : un léger désancrage des anticipations à moyen terme s’est produit dans la zone euro après la Grande récession de 2008, mais les anticipations à long terme sont restées solidement ancrées. Durant la récente poussée d’inflation, les anticipations d’inflation sont restées globalement ancrées au regard des évolutions historiques. En cette période d’incertitude exceptionnelle, la présidente de la BCE, Mme Lagarde (avril 2025) a souligné à quel point l’approche fondée sur les données, et réunion par réunion, est essentielle pour déterminer la politique monétaire appropriée. L’utilisation d’une panoplie d’outils pour évaluer correctement les risques pesant sur l’inflation et l’ancrage des anticipations concourt à cette agilité.

Mise à jour le 18 Septembre 2025