La perte de biodiversité dans les pays africains pourrait être exacerbée par leurs croissances économique et démographique attendues au cours des prochaines décennies. Nous illustrons cela en montrant que, pour une espèce donnée dans une localité donnée (mesurée en coordonnées GPS), une hausse de 1 % du produit intérieur brut (PIB) local (mesuré dans des aires d’une résolution de 5 minutes d’arc, soit de 9 kilomètres à l’équateur) réduit en moyenne d’environ 0,4 % la population mesurée de cette espèce. Les pertes les plus fortes sont observées pour des niveaux de PIB initiaux intermédiaires. Ces résultats, compatibles avec l’existence d’une courbe de Kuznets 2 de la biodiversité, peuvent s’expliquer par différents facteurs, liés aux effets de la transformation sectorielle de l’économie, de la qualité des institutions ou de l’urbanisation. Ils suggèrent que les choix de politique économique opérés par les pays africains au cours des années à venir détermineront de façon cruciale l’équilibre entre préservation de la biodiversité et croissance économique.
Les enjeux propres à l’Afrique ne peuvent toutefois être considérés isolément du reste du monde, les pertes locales de biodiversité ayant à la fois des effets locaux et globaux. D’une part, en raison de l’importance mondiale des écosystèmes africains, la perte de biodiversité sur le continent pourrait entraîner des conséquences négatives sur l’économie mondiale. D’autre part, en cas de diminution brutale de biodiversité au niveau mondial à l’horizon 2030, les économies africaines seraient les plus exposées, avec des pertes de PIB pouvant atteindre – 10 %, contre – 2 % dans les économies avancées (Johnson et al., 2021).
Dans ce contexte, une coordination accrue des politiques locales et internationales est nécessaire, non
seulement afin de préserver la biodiversité africaine, mais également afin de limiter les conséquences
pour l’Afrique d’une perte de biodiversité au niveau mondial. Si la nécessité de protéger la biodiversité a
fait l’objet d’accords internationaux depuis le début des années 1990, les engagements financiers, bien qu’en
hausse, demeurent encore en deçà des besoins estimés.
En outre, si de nombreux outils sont en cours de développement, leur efficacité dépendra non seulement de
leur mise en cohérence, mais également de l’intégration étroite des populations locales dans leur élaboration et
leur mise en oeuvre.
1| Les pays africains sont confrontés à une baisse de la biodiversité marquée depuis les années 1970, qui menace leurs perspectives de développement
La biodiversité de l’Afrique est particulièrement riche (IPBES, 2018). Ce continent est le dernier endroit au monde abritant une large variété de grands mammifères. Un quart de sa surface est constitué de forêts, tandis qu’un autre quart est formé de terres arables (dont seul un cinquième est cultivé). L’espace restant est réparti entre savanes, pelouses, zones arides et déserts. Les zones humides constituent environ 1 % de la surface du continent, qui est également entouré de six écosystèmes marins (dont trois figurent parmi les quatre écosystèmes marins les plus productifs au monde). Trois pays y sont considérés comme mégadivers (Madagascar, République démocratique du Congo, Afrique du Sud) et le continent contient huit des trente-six zones critiques de biodiversité (IPBES, 2018) 3.
De très nombreuses études documentent une perte massive de biodiversité au niveau mondial, et notamment en Afrique. Le taux d’extinction des espèces à l’échelle planétaire au xxie siècle est ainsi, selon les espèces, des dizaines à des centaines de fois supérieur à celui observé sur période longue (IPBES, 2018). Selon le Living Planet Index (LPI, cf. graphique 1), la population mondiale d’espèces vertébrées a baissé de 69 % entre 1970 et 2018. Si l’Afrique se situe dans la moyenne, avec une baisse estimée à 66 %, ce rythme est bien supérieur à celui de l’Europe et de l’Asie centrale (18 %), de l’Amérique du Nord (20 %), de la zone Asie‑Pacifique (55 %), mais inférieur à celui de l’Amérique latine (94 %). Le continent africain est aussi particulièrement sujet à la déforestation (cf. graphique 2) : entre 2001 et 2015, 92 % des pertes de forêts en Afrique étaient imputables à l’extension de terres agricoles par des petits exploitants (Curtis et al., 2018). Au total, selon Weber et al. (2024), entre 2005 et 2019, la capabilité écosystémique du continent, c’est-à-dire la capacité de ses écosystèmes à fournir des services écosystémiques, a diminué de 5,6 %. L’hétérogénéité est marquée selon les régions (de – 13,9 % à Madagascar à – 5,1 % en Afrique du Nord), et une forte dégradation a été observée en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale ces dernières années. Par habitant, la capabilité écosystémique du continent a diminué de 35 % entre 2010 et 2019.
Le réchauffement climatique est susceptible d’accélérer la perte de biodiversité, et l’Afrique est particulièrement exposée à cette boucle de rétroaction. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), la température moyenne sur le continent africain a déjà augmenté de 1,4 °C par rapport à la température moyenne préindustrielle, ce qui est supérieur à la tendance mondiale (+ 1,1 °C). Dans le scénario médian du Giec, la hausse moyenne des températures d’ici la fin du siècle pourrait être de 4 °C en été, et de 2,5 °C en hiver. À 3 °C, la quasi‑totalité du continent perdrait de 25 à 50 % de sa biodiversité (Woillez, 2023). Par ailleurs, au-delà des effets directs liés à un réchauffement climatique accru, la biodiversité africaine pourrait également diminuer en raison de
conversions plus nombreuses de terres en surfaces agricoles (IPBES, 2018).
1 La biodiversité peut se définir comme « la variabilité des organismes vivants de toute origine, y compris les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques, ainsi que les complexes écologiques dont ils font partie » (Convention sur la diversité biologique). La mesure de cette dernière peut se faire selon plusieurs indicateurs. La diversité entre espèces peut notamment être appréhendée sous forme d’indicateurs de richesse (nombre d’espèces différentes dans un écosystème), d’abondance (nombre d’individus d’une même espèce au sein d’un écosystème), ou d’abondance relative entre espèces.
2 La courbe de Kuznets est une hypothèse qui a d’abord été formulée au sujet des inégalités (Kuznets, 1955), selon laquelle le niveau d’inégalités augmenterait tout d’abord avec le niveau de développement, jusqu’à atteindre un certain seuil, puis diminuerait ensuite, formant une courbe en U inversé. Cette hypothèse a depuis été appliquée aux émissions polluantes, avec des résultats contrastés (Parrique et al., 2019).
3 Les zones critiques de biodiversité désignent des zones à forte concentration d’espèces endémiques (plus de 1 500 plantes vasculaires) et ayant perdu au moins 70 % de leur végétation primaire. Les pays mégadivers sont des pays côtiers qui comptent plus de 5 000 espèces de plantes endémiques et qui disposent d’une côte maritime.