Discours

L’euro comme actif complémentaire d’un système plus multilatéral

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

16 Juin 2023
François Villeroy de Galhau intervention

Conférence « L’internationalisation de l’euro et création de l’Union des Marchés de Capitaux de l’UE » - Paris, 16 juin 2023

Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France

 

 

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir d’être avec vous aujourd’hui pour cette conférence sur l’internationalisation de l’euro et la création de l’Union des marchés de capitaux de l’UE.

Je remercie chaleureusement l’Association Internationale Robert Triffin (RTI) et la Ligue Européenne de Coopération Économique, et plus particulièrement Bernard Snoy, pour leur invitation. Je commencerai par évoquer les décisions de politique monétaire qui ont été prises hier en Conseil des gouverneurs (I), avant d’en venir au cœur du sujet de la conférence d’aujourd’hui. Des forces puissantes poussent vers plus de diversification au sein du système monétaire international (II). L’euro doit désormais jouer pleinement son rôle international, afin de s’affirmer comme ancre complémentaire vers la « frontière créatrice » que constituerait un jour un SMI réellement multilatéral (III).

I Politique monétaire

Nous avons décidé hier un relèvement de 25 points de base, dans la lignée du rythme plus lent adopté début mai. Et nos futures décisions seront fondées sur les données, réunion par réunion. Par conséquent, personne ne doit tirer de conclusion prématurée quant à notre calendrier ni quant à notre taux terminal, et la récente volatilité de marché semble quelque peu excessive. Permettez-moi de souligner deux éléments en ce sens :

  • Nos décisions sont fondées sur les données, non sur les prévisions. Et les données récentes montrent que même si nous sommes, à l’évidence, encore loin de la cible d’inflation, notre politique monétaire est à l’œuvre, et fonctionne : l’inflation a atteint un pic dans la zone euro, l’inflation sous‑jacente a diminué pour le deuxième mois consécutif, et nous constatons plusieurs autres signes d’une atténuation des tensions sous-jacentes sur les prix. Selon les prévisions d’inflation publiées hier, qui sont relativement prudentes, l’inflation devrait s’établir à 3 % dans la zone euro à la fin de l’année, et à 2 % d’ici 2025 : nous sommes confiants, nous atteindrons notre cible d’inflation dans les deux prochaines années.
  • Nous avons déjà montré notre détermination en ce qui concerne les taux d’intérêt au travers de cette hausse globale de 400 points de base. Nous avons de toute évidence parcouru la majeure partie du chemin et nous nous situons clairement en territoire restrictif sur l’ensemble des maturités : le point essentiel à présent est la transmission de nos décisions monétaires passées, qui se répercutent de manière vigoureuse aux conditions financières, mais dont les effets économiques pourraient prendre jusqu’à deux ans pour se faire pleinement sentir. Ainsi, la durée importe plus que le niveau ; la persistance importe plus que le pic.

II Des forces qui poussent vers plus de diversification dans le SMI

Malgré la fin du système de Bretton Woods dans les années 1970, le dollar américain joue un rôle prépondérant dans le SMI. Néanmoins, la baisse progressive de sa part dans les réserves de change mondiales, enclenchée depuis le milieu des années 2010, s’est accélérée depuis 2020, et on assiste à un renouveau du débat sur le maintien du dollar comme ancre du système monétaire international (SMI).

Ne soyons pas naïfs : des forces géopolitiques sont puissamment à l’œuvre, a fortiori depuis l’invasion russe de l’Ukraine début 2022. La Chine, deuxième économie mondiale, exprime depuis plusieurs années sa volonté d’internationaliser le renminbi, qui trouve déjà une concrétisation dans ses échanges commerciauxi et qui pourrait s’accélérer ces prochaines années. En particulier, la transition climatique va nous conduire à diminuer notre consommation d’énergies fossiles et à accroître considérablement celle des matériaux permettant de générer des énergies plus propres. Par conséquent, nous devrions assister à une reconfiguration profonde des équilibres commerciaux et financiers internationaux et donc, potentiellement, des rapports de force entre les monnaies. La Chine s’est par exemple positionnée sur des points clés des chaînes d’approvisionnement, et représente une part très dominante, voire hégémonique, sur certains produits finisii.

On observe ainsi une montée en puissance de l’utilisation de la devise chinoise : 7% des transactions sur les marchés de change comportaient une jambe en renminbi en 2022iii, soit un doublement par rapport à 2019, notamment grâce aux centres offshore créés depuis 2010. La Chine joue aussi un rôle majeur de bailleur bilatéral – avec des encours estimés à plus de 350 milliards de dollarsiv, soit davantage que la Banque Mondiale –, et même dans certains cas de prêteur en dernier ressortv, en dehors du cadre du Fonds monétaire international (FMI) et de toute règle collective. La part du renminbi devrait néanmoins rester minoritaire, même à moyen terme : son internationalisation sera structurellement freinée par une convertibilité très limitéevi.

Plus largement, les BRICS – le Brésil du Président Lula en tête – affichent leur volonté de dédollarisation, voire d’une monnaie commune. Utopie ? Les Européens, alors même qu’ils avaient des fondations partagées, savent mieux que personne le long travail d’accouchement que supposerait une monnaie unique. Reste que ces prémices politiques appellent la vigilance, parce qu’ils conduiraient à la fragmentation plus qu’à la diversification monétaire, mais aussi parce qu’ils entrent en résonance avec d’autres arguments plus économiques.

D’autres forces de plus court terme sont à l’œuvre. L’offre d’actifs sûrs mondiaux en dollars est fonction de la capacité budgétaire des États-Unis, alors que la demande pour ces actifs est vouée à croître. Or, la crise récurrente, et cette année particulièrement aigüe, sur le plafond de la dette aux États-Unis peut être de nature à éroder la confiance des investisseurs internationaux dans les actifs libellés en dollars, rendant le dilemme de Triffin plus actuel que jamais. Par ailleurs, la lutte contre l’inflation aux États-Unis a conduit la Fed à relever rapidement ses taux depuis 2022, ce qui a des conséquences potentiellement difficiles sur la stabilité financière des pays – nombreux – qui dépendent de fait du dollar.

Toutes ces forces pourraient conduire à modifier certains équilibres du système monétaire international actuel. Certes, malgré son érosion progressive d’environ 65% à 58% entre 2016 et 2022, la part du dollar devrait rester majoritaire à moyen et long termevii. Néanmoins, de nombreuses monnaies, dont outre l’euro, les dollars canadien et australien, sont d’ores et déjà davantage utilisées comme actif de réserve. Une dynamique collective semble donc enclenchée vers un système financier international plus multipolaire. Toutefois, un (non) système confrontationnel, ou une fragmentation désordonnée, n’amènerait qu’instabilité et inefficienceviii. Pour accroître la confiance monétaire, il faut aussi conserver certaines vertus du SMI actuel : stable, fondé sur des règles collectives, axé sur les marchés, et qui offre des actifs sûrs largement acceptés.

III L’euro comme actif complémentaire d’un SMI davantage multilatéral

Nous, Européens, devons être actifs et engagés dans ce qui dépend de nous : l’euro devrait jouer un rôle international plus important. Il est d’ores et déjà la deuxième monnaie la plus utilisée dans le monde, mais sa part actuelle, d’environ 20% selon la plupart des mesuresix, ne reflète pas son potentiel. Emblématique des qualités du SMI souhaitable, c’est la monnaie d’une juridiction dotée d’institutions démocratiques solides et stables, dont les banques centrales sont indépendantes, et qui repose sur l’état de droit et des marchés financiers profonds. Il est soutenu par un soft power fondé sur le respect des règles internationales, le multilatéralisme et l’ouverture. L’euro est également au centre de vastes liens commerciaux internationaux. Il peut désormais se targuer d’un bilan solide de bientôt 25 ans, qui en fait un complément crédible du dollar en tant qu’actif sûr. Reste objectivement un défi : certains peuvent considérer que l’euro serait devenu une sorte de « proxy » géopolitique du dollar depuis que l’Europe a – pour d’excellentes raisons – décidé de participer aux sanctions contre la Russie. Pour ma part, je constate que l’euro et le dollar continuent, à raison, d’être perçus par les investisseurs comme deux monnaies bien distinctes.  

Pour s’affirmer mieux encore comme l’une des ancres du SMI, l’euro doit bénéficier d’un soutien que la Commissionx a commencé à apporter à travers notamment des mesures de relance par les marchés de capitauxxi. Ce soutien doit à mon sens désormais être relayé par la BCE et nous tous, Banques centrales de l’Eurosystème. Depuis l’introduction de l’euro, l’Eurosystème a adopté une position de neutralité concernant le développement du rôle international de l’euro. Ce rôle ne fait certes pas partie des objectifs du Traité : l’euro a en effet été créé à des fins internes, et non en premier lieu pour jouer le rôle de monnaie internationale. Mais les craintes exprimées à l’époque d’une potentielle perte de contrôle sur la politique monétaire ne sont plus fondées ; un renforcement du rôle international de l’euro serait même désormais associé à une plus grande autonomie, et à un impact réduit des chocs de taux de change sur l’inflation.

Parmi les leviers d’action principaux figure une offre accrue d’actifs sûrs libellés en euro. Le lancement en 2021 du programme Next Generation EU (NGEU) va permettre de lever 800 milliards d’euros. Surtout, l’approche unifiée pour le financement des emprunts de l’UE, mise en place par la Commission depuis 2023 permet d’émettre des obligationsxii sous l’appellation unique « obligations de l’UE », ce qui a pour intérêt d’éviter la fragmentation et de renforcer la liquidité des émissions. Mais je crois nécessaire d’aller plus loin, en visant un rapprochement des émissions de la Commission, du Mécanisme européen de stabilité (MES) et peut-être de la Banque européenne d’investissement : le gisement total serait alors de 1100 milliards d’euros. Il faut également accélérer la mise en œuvre de l’Union des marchés de capitaux (UMC), décisive pour mieux allouer les capitaux au sein de la zone euro : cette priorité interne d’intégration sert aussi le rôle externe de l’euro.

Ces premières étapes, réalistes, sont aujourd’hui la seule avancée accessible. Elles ne doivent pas nous faire oublier la « frontière créatrice »xiii que constituerait un système financier réellement multilatéral. L’objectif reste à terme de conduire le FMI à devenir un prêteur en dernier ressort plus universel, accessible et agile. Ceci demanderait une évolution du rôle et de la capacité financière du FMI dans le filet de sécurité financier mondial, afin de mieux refléter les nouveaux équilibres économiques mondiaux et éviter que certains pays sous-représentés ne soient tentés de prendre ou poursuivre des routes plus unilatérales.

Permettez-moi pour conclure une réflexion plus large : l’Europe est souvent née de motifs internes – la prospérité, et la paix entre ses membres –, qu’elle a ensuite été conduite à « internationaliser », pour s’affirmer progressivement comme une puissance de diplomatie économique et commerciale, de sécurité… et potentiellement d’ancre monétaire. Nous Européens restons en cette matière souvent modestes et prudents, parfois à l’excès. Mais ce monde multipolaire a besoin de nouveaux savoir-faire multilatéraux… et qui mieux que nous Européens savons les faire naître et les faire vivre ? Oui, le monde de 2023 a besoin de l’Europe. Je vous remercie de votre attention.

 

i En particulier dans ses contrats d’achats et de ventes de matières premières ou d’énergie, cf. par exemple les accords de la Chine avec le Brésil, l’Argentine et l’Arabie Saoudite, ou encore le premier contrat de vente de gaz naturel liquéfié libellé en renminbi par TotalEnergies en mars 2023. Selon The Economist (20-26 mai 2023), la part du renminbi dans le trade finance est passé de 2% à 4,5% depuis février 2022.
ii Voir notamment Solar PV Global Supply Chains, Agence internationale de l’énergie, juillet 2022
iii Triennal Central Bank Survey of foreign exchange and over-the-counter (OTC) derivatives markets in 2022, Banque des Règlements internationaux (BRI)
iv Horn, S., Reinhart, C., et Trebesch, C., China’s overseas lending, Journal of International Economics, novembre 2021
v Horn, S., Parks, B., Reinhart, C., et Trebesch, C., China as an International Lender of Last Resort, National Bureau of Economic Research, 2023
vi Eichengreen, B., Macaire, C., Mehl, A., Monnet, E. et Naef, A., Is Capital Account Convertibility Required for the Renminbi to Acquire Reserve Currency Status?, Centre for Economic Policy Research, 2022
vii Voir notamment Weiss, C., Geopolitics and the U.S. dollar’s future as a reserve currency, International Finance Discussion Papers, Federal Reserve, octobre 2022
viii Farhi, E., et Maggiori, M., A Model of the International Monetary System, Quarterly Journal of Economics, 2018
ix The international role of the euro, Banque centrale européenne (BCE), juin 2022
x Conclusions du Conseil sur l'autonomie stratégique économique et financière de l'UE: un an après la communication de la Commission, 29 mars 2022
xi Capital Markets Recovery Package
xii Par exemple pour le financement du programme de relance NGEU et de l’assistance macrofinancière en faveur de l’Ukraine.
xiii Villeroy de Galhau, F., La multipolarité et le rôle de l’euro dans le système financier international, discours, 16 mai 2022