Discours

Les systèmes de paiement en euro, un enjeu de stabilité et de souveraineté monétaire et financière pour la France et l’Europe

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 11 Décembre 2025

Denis Beau Intervention

Assises des Technologies Financières
Paris, 11 décembre 2025
Discours de Denis Beau, Premier sous-gouverneur 

Mesdames, Messieurs,

La dégradation du contexte géopolitique, l’accélération de la numérisation des paiements, et l’émergence d’un nouvel écosystème financier tokénisé, ont placé sous un jour nouveau au cours de ces dernières années le rôle important que jouent en Europe, dans nos systèmes de paiement, les acteurs et les technologies extra-européens. Ces transformations et ce rôle alimentent un risque de perte de stabilité et d’autonomie stratégique. Pour la Banque de France, banque centrale chargée dans le cadre de l’Eurosystème d’assurer la stabilité financière et monétaire, la montée de ce risque justifie une mobilisation de ses moyens d’action, pour accompagner les transformations en cours tout en veillant à préserver cette stabilité et cette autonomie. Notre mobilisation est aujourd’hui fortement engagée et je voudrais vous en décrire rapidement les priorités et les principales modalités, après avoir partagé quelques observations et réflexions sur les perspectives de transformation de nos systèmes de paiement pour l’euro et leurs conséquences.

1. Les perspectives de transformation de nos systèmes de paiement

Dans les transformations en cours du paysage des paiements, j’en soulignerai trois, qui soulèvent une attention particulière pour la Banque de France, du fait de son mandat de stabilité monétaire et financière :

1. La diminution progressive de l'utilisation transactionnelle des espèces au profit de solutions de paiement numériques, dominées aujourd’hui en France par la carte, et soutenue par le développement du commerce en ligne. Cette utilisation croissante de solutions de paiement dématérialisées a contribué à des paiements plus simples, rapides, pratiques et mieux sécurisés, mais elle a deux conséquences qui sont susceptibles de peser négativement sur l’efficacité et la sécurité de notre système de paiement :

  • Elle accroit notre dépendance vis-à-vis d’acteurs non-européens (notamment américains) qui bénéficient déjà de très importants effets de réseaux et qui détiennent certains standards propriétaires largement utilisés (Visa, Mastercard). Cette dépendance soulève ainsi des enjeux de concurrence, d’autonomie stratégique et de protection des données. Face à ces acteurs internationaux, les solutions de paiement européennes apparaissent très fragmentées et leur part de marché s’érode. 1
  • Elle accroit l’exposition au risque cyber, et crée ainsi des défis, que la diffusion du recours à l’IA contribue à amplifier, pour le maintien d’un haut niveau de sécurité des paiements, d’autant que l’on observe une complexification des schémas de fraude, qui s’appuient notamment sur la manipulation des payeurs et le contournement des mécanismes d’authentification forte mis en place pour sécuriser les paiements numériques en Europe.

2. L’extension de la numérisation aux actifs financiers, dans le cadre d’un phénomène dit de « tokenisation ». Celle-ci est porteuse d’améliorations pour le fonctionnement de notre système monétaire et financier, en termes de transparence et d’efficacité dans l’exécution des opérations, de réduction des coûts et des délais de transaction. Elle est néanmoins porteuse de défis, notamment celui de l’actif de règlement qui peut être utilisé dans ce nouvel écosystème financier tokenisé. Les seuls actifs de règlement actuellement disponibles sont les stablecoins. Or, ceux-ci sont quasi exclusivement adossés au dollar et sont principalement émis par des acteurs extra-européens, au statut non bancaire et peu régulés, comme c’est le cas pour le plus important d’entre eux, Tether. Cette situation soulève donc un enjeu fort en matière de souveraineté monétaire, le développement de l’usage de ces actifs en zone euro faisant peser le risque d’une forme de « dollarisation numérique ».

3. L’intensification de la concurrence, du fait du développement de la tokenisation, dans le domaine des infrastructures et des technologies associées. On observe en effet une multiplication des initiatives de la part d’acteurs non européens, avec par exemple l’entrée de Googlesur le marché des paiements. Ces développements, en multipliant les infrastructures concurrentes, sont un facteur de fragmentation du paysage du post-marché et donc une source potentielle d’inefficacités.

Ces transformations sont donc porteuses de progrès mais aussi de risques pour la stabilité et l’autonomie stratégique de notre système de paiement pour l’euro, qui doivent d’autant plus faire l’objet d’attention qu’ils ont été amplifiés au cours de la période récente par le rôle actif de la nouvelle administration américaine dans la promotion d’entreprises, de technologies et de stablecoins, afin de maintenir et de renforcer le rôle international du dollar.

2. Les actions de la Banque de France pour contribuer À préserver la stabilité et l’autonomie stratégique du système de paiement de l’euro.

Pour réduire ces risques, des actions fortes et concertées entre acteurs publics et privés européens sont nécessaires. La Banque de France y participe en développant ses actions pour renforcer particulièrement 3 lignes importantes de défense : le cadre règlementaire, les services de paiement en monnaie de banque centrale, l’offre d’actifs de règlement publics et privés en euro.

1. Concernant le cadre règlementaire, la Banque de France a fortement soutenu l’adoption d’une réglementation qui assure une bonne protection des consommateurs et le développement des cryptoactifs dans un cadre de confiance. Nous disposons ainsi aujourd’hui avec notamment la DSP2 et bientôt la DSP3, DORA et MICA, d’un cadre règlementaire avancé pour réduire les risques et protéger les utilisateurs. Toutefois, concernant les crypro-actifs, MICA ne répond que partiellement aux risques engendrés par les évolutions du secteur, notamment dans un scénario d’adoption massive de stablecoins portés par des acteurs non-européens. Dans ce contexte, nous militons pour renforcement de MICA, pour notamment restreindre l’usage des stablecoinspour les paiements du quotidien et traiter les risques issus de modèles de multi-émission.

2. En matière de services de paiement en monnaie de banque centrale, la Banque de France travaille intensivement depuis plusieurs années à adapter l’offre de services en monnaie de banque centrale de l’Eurosystème au développement de la numérisation des paiements et de la finance tokenisée. Cette adaptation est essentielle pour maintenir le rôle d’ancre que joue la monnaie de banque centrale pour assurer la stabilité de notre système de paiement. Elle vise non seulement à modifier la forme sous laquelle la monnaie de banque centrale est mise à disposition pour les paiements du quotidien (les paiements dits « retail ») et les paiements entre intermédiaires du système financier (les paiements dits de « gros »), mais aussi à utiliser de nouvelles infrastructures pour la mettre à disposition, qui soient adaptées au développement de la circulation sous forme tokenisée des actifs financiers qui sont émis, transférés et stockés au moyens d’infrastructures décentralisées comme les blockchains.

Pour cela l’Eurosystème a lancé trois projets stratégiques et complémentaires :

  • L’euro numérique. Il a pour objet de maintenir la disponibilité dans la gamme des paiements pan-européens pour les échanges numérisés, d’un moyen de paiement en monnaie de banque centrale sous la forme d’un « billet numérique » qui aura les principaux attributs du billet « papier ». Il devrait permettre ainsi d’accompagner le développement de la numérisation des paiements en Europe, en préservant la liberté de choix dont nous jouissons entre monnaie publique et monnaie privée pour réaliser nos paiements du quotidien et en soutenant les synergies avec les solutions de paiement européennes privées, dans une logique commune de renforcement de notre autonomie stratégique.  Ce projet progresse à un rythme soutenu et vient d’entrer dans une nouvelle phase pour se préparer techniquement à l’émission éventuelle de l’euro numérique, dès lors qu’un règlement aura fixé les conditions dans lesquelles il pourra être utilisé. Une décision d’émission ne pourra être prise par la BCE qu’une fois que ce texte aura été voté par le Conseil et le Parlement européen , ce qui est attendu au milieu de l’année prochaine.
  • Le projet Pontes. Il a pour objet de fournir aux parties prenantes à l’écosystème des actifs financiers tokénisés et en particulier aux intermédiaires, une monnaie de banque centrale adaptée, et donc également tokénisée et mise à disposition sur une blockchain. L’objectif est que la monnaie de banque centrale qui est l’actif de règlement le plus sûr, demeure l’actif de règlement privilégié pour les transactions sur actifs financiers, qui présentent les enjeux systémiques les plus sensibles. Une première version de cette monnaie numérique de banque centrale « de gros » sera disponible pour les acteurs bancaires dès la fin de l’année 2026.
  • Le projet Appia. Il a pour objet d’explorer le potentiel des technologies de registre distribué, les DLT, pour concevoir à moyen terme une nouvelle génération d’infrastructure critique pour le post-marché européen, dédiée et adaptée au développement de la finance tokénisée. Il est très difficile de dire aujourd’hui l’ampleur que va prendre la finance tokenisée par rapport à la finance traditionnelle dématerialisée, qui domine pour l’instant le fonctionnement de notre système financier. Les besoins et les forces du marché détermineront leur place respective à moyen et long terme mais il est très important que dès aujourd’hui l’Europe se prépare à se doter d’une infrastructure post-marché de référence, adaptée à la finance tokenisée, efficace et donc bien intégrée, et sous gouvernance européenne. Cette infrastructure pourrait à cette fin s’appuyer sur un registre partagé européen (European Shared Ledger), pour permettre les échanges des actifs tokénisés et les paiements en MNBC et en monnaie bancaire privée également tokenisée.

3. Concernant enfin l’offre d’actifs de règlement publics et privés en euro, nous considérons à la Banque de France que si la fourniture d’une MNBC adaptée est essentielle, la monnaie de banque centrale n’a pas vocation à répondre à tous les besoins en matière d’actif de règlement de l’économie réelle, comme numérique, européennes. À ses côtés, il est nécessaire de disposer d’une offre importante et performante de monnaie privée, en particulier pour les paiements du quotidien, interchangeable avec certitude au pair avec la monnaie de banque centrale, fournie par des acteurs régulés, au premier rang desquels on doit naturellement trouver les acteurs majeurs de l’offre de services de paiement que sont les banques. L’enjeu aujourd’hui est donc de consolider et d’étendre les bénéficies du système monétaire solide, stable et flexible dont nous disposons pour l’euro, pour bien assurer, avec l’autonomie stratégique nécessaire, le règlement des échanges au sein de notre économie et soutenir ainsi son développement.

Dans cette perspective, les discussions et les initiatives qui se développent actuellement et qui sont portées par les intermédiaires financiers européens, comme celles menées par le consortium EPI (European Payments Initiative), ou encore celles visant à développer une offre de dépôts tokénisés et de stablecoins en euros, en particulier pour couvrir les besoins en matière de transactions transfrontières et de gestion de trésorerie des entreprises internationalisées, sont très importantes et bienvenues, et nous sommes prêts à jouer autant que de besoin un rôle de facilitateur pour le développement de cette offre.

Conclusion


Vous l’aurez constaté à l’issue de mon intervention, à la Banque de France nous sommes engagés pleinement dans le suivi, la compréhension et l’accompagnement des transformations importantes du paysage des paiements en cours. Cet engagement m’amène à conclure sur un constat et sur une conviction :

Le constat c’est que les transformations en cours du paysage des paiements sont porteuses de progrès mais elles sont aussi porteuses d’un risque de perte de stabilité et d’autonomie stratégique pour notre système de paiement en euro.

La conviction c’est que pour répondre à ce risque de façon appropriée et suffisante, une mobilisation de tous les acteurs européens concernés est nécessaire. Cela passe notamment par le développement de solutions de paiement pan-européenne publiques et privées sûres, performantes, fondées en matière d’actifs de règlement sur la coexistence, la complémentarité et la substituabilité au pair entre monnaie publique émise par la banque centrale et monnaie privée émise par les intermédiaires financiers européens régulés à cet effet.

Merci pour votre attention


1 Voir p.ex. la publication récente de la BCE sur le sujet : Report on card schemes and processors
2 Projet de création d’un Google Cloud Universal Ledger (GCUL)

Mise à jour le 11 Décembre 2025