Interview

Le Figaro : « Au-delà de 5 % de déficit, la France se mettrait en danger »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 19 Décembre 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

Entretien du Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, au journal Le Figaro du 19 décembre 2025.

Droits de douane américains, concurrence chinoise, faillites en hausse, incertitude politique et budgétaire... Les nuages sombres s’accumulent et pourtant la Banque de France remonte sa prévision de croissance pour 2025 et 2026. Comment expliquez-vous cette étonnante résilience ?

FRANÇOIS VILLEROY DE GALHAU. - Le mérite de ce résultat revient avant tout à l’engagement continu des entrepreneurs et au travail des Français. Le contexte international et européen est par ailleurs un peu moins défavorable qu’anticipé . Il y a donc à ce stade une certaine autonomisation de la vie économique par rapport à la vie politique. Cela dit, la croissance est résiliente mais pas suffisante : on parle de 1% pour 2026 et 2027. Par ailleurs, l’économie française pourrait faire beaucoup mieux sans l’incertitude politique, qui pousse les ménages à épargner plutôt que consommer. Nous estimons que cette incertitude coûte au moins 0,2 point de croissance.

À ce stade de l’examen du budget, Bercy évalue le déficit à 5,3 % du PIB l’année prochaine, soit un quasi-surplace par rapport à 2025… Faut-il un budget « quoi qu’il en coûte »  ?

Le « quoi qu’il en coûte », on a déjà donné ! Non, il faut impérativement que le budget aille vers la remise en ordre de nos finances publiques. Nous devons tenir notre engagement de ramener le déficit de 5,4% du PIB en 2025 à 3% en 2029 : pas seulement vis-à-vis de nos partenaires européens, mais parce que c’est ce niveau qui stabilisera enfin le ratio d’endettement par rapport au PIB. Autrement, notre pays succombera à l’étouffement budgétaire : chaque année, ce sont environ 7 milliards d’euros de plus qui sont absorbés par les intérêts de la dette, 70 milliards au bout de dix ans dont nous ne disposons plus pour des dépenses dans l’éducation, notre sécurité, ou le numérique.

Que peut-on encore viser comme déficit en 2026 ?

Pour faire cette année un quart du chemin vers 3 %, j’ai plaidé pour un déficit ramené à 4,8 %. À ce stade du débat parlementaire, ce chiffre paraît malheureusement hors d’atteinte. Mais il faut absolument tenir à 5% ou moins. Au-delà de 5% de déficit, la France se mettrait clairement en danger. Le calme apparent des marchés peut, d’expérience, se retourner brutalement, au vu d’un enchaînement de signaux négatifs qui pourrait alors se produire : reprise de la procédure européenne contre la France, nouvelles dégradations de sa notation, et retrait de certains investisseurs volatils comme les hedge funds... Il faut d’autant plus éviter cette hausse des taux français - notre « spread » - qu’elle toucherait aussi les entreprises, ainsi que les ménages à travers leurs crédits immobiliers.

Si le déficit reste supérieur à 5 % du PIB en 2026, les 3 % sont-ils toujours atteignables en 2029 ?

Quel que soit le résultat de la prochaine élection présidentielle, les futurs responsables auront à traiter ce problème budgétaire. Si on le différait aujourd’hui, il serait encore plus lourd après 2027 : ce ne serait l’intérêt d’aucune force politique, je le dis avec l’indépendance de la Banque de France.

Fiscalité excessive, économies impopulaires... Avons-nous encore des marges de manœuvre ?

Oui, mais il faudrait inverser la logique. Les débats ont été marqués jusqu’à présent par un fixisme sur les dépenses publiques, et une créativité concentrée sur les impôts. La France peut et doit viser au contraire plus de mobilité sur les dépenses, et plus de stabilité sur les recettes fiscales. Nos dépenses publiques sont globalement nettement plus élevées que chez nos voisins européens : secteur par secteur, comparons pour progresser en efficacité. Et côté recettes, nous n’avons plus d’argent pour baisser les impôts et nous n’avons pas beaucoup d’espace pour les augmenter - hors certaines mesures exceptionnelles ou de justice. Puisque la stabilité fiscale est ainsi une nécessité, essayons d’en faire une vertu.

Quel regard portez-vous sur la suspension de la réforme des retraites ?

Le vote mardi dernier du budget de la Sécurité sociale apporte des éléments de stabilité politique, ce qui est bienvenu. Mais sur le fond, le compromis parlementaire a fait le choix des séniors - dont je fais partie ! – plutôt que des jeunes. La suspension de la réforme des retraites ne règle bien sûr pas leur financement durable ; il n’y a aucune désindexation même partielle des retraites pour les plus aisés, alors que beaucoup de nos voisins l’ont fait, et même notre pays entre 2014 et 2016 ; presque aucune économie sur des dépenses de santé ; et en conséquence plus de déficits qui pèseront sur les jeunes. En ce sens, c’est un budget social plutôt gérontocratique. D’habitude, les parents ou grands-parents aident leurs enfants ; là, nous faisons collectivement l’inverse.

Le conseil des gouverneurs de la BCE a décidé de maintenir ses taux jeudi. Certes, l’inflation est stable en moyenne en zone euro mais très hétérogène entre les pays. Comment la BCE peut-elle tenir compte de ces disparités ?

Les différences d’inflation étaient beaucoup plus fortes en 2022 et 2023. Aujourd’hui la France, à 0,8%, affiche comme l’Italie une inflation plus faible que la moyenne. Pour notre pays, c’est plutôt un élément favorable car cela signifie une modération des prix - et donc plus de pouvoir d’achat- mais aussi salariale, ce qui est positif pour notre compétitivité en Europe. Mais notre Conseil des Gouverneurs décide au vu de la moyenne européenne, qui est aujourd’hui à 2,1% et donc très proche de notre objectif de 2%.

La Fed semble vouloir continuer de baisser ces taux. Craignez-vous un découplage avec la BCE ?

Cette crainte n’a pas de fondement et nous avons donc pu sereinement maintenir nos taux dans notre décision hier. L’Eurosystème peut avoir la satisfaction d’une mission accomplie, puisque l’inflation est à son objectif depuis sept mois ; nous devons cependant garder beaucoup d’humilité et le maximum d’« optionalité » face à toutes les incertitudes de l’environnement. Il y a des risques dans les deux sens sur l’inflation, mais en particulier à la baisse. Nous serons donc agiles autant que nécessaire dans chacune de nos prochaines réunions. Après huit baisses, les taux européens à 2% sont aujourd’hui beaucoup plus faibles que les taux américains à 3,6 % et britanniques à 3,75 %. Le dollar s’est certes affaibli vis-à-vis de nombreuses monnaies dont l’euro, ce qui reflète aussi une moindre confiance dans certaines politiques américaines. La BCE n’a pas d’objectif de change, mais nous resterons vigilants et pragmatiques s’il fallait ajuster notre politique monétaire à un euro plus fort et de la désinflation importée. Ceci dit, le niveau actuel de l’euro, à 1,17 dollar, se situe à peu près exactement à sa moyenne depuis 25 ans.

Les importations chinoises déferlent en Europe. Êtes-vous favorable à une forme de protectionnisme pour contrer ce mouvement ?

Ces six derniers mois, les importations chinoises en Europe ont augmenté de 11% en volume et leurs prix ont baissé de 9%. Ce phénomène pèse à la baisse sur l’inflation comme sur l’activité. Mais en réponse, je crois davantage à la musculation qu’à la protection, certes parfois nécessaire. Il nous faut avancer sur les rapports Draghi et Letta de 2024. Nous Français avons tendance à être à la fois trop complaisants sur nos faiblesses- comme les déficits-, et pas assez confiants dans nos atouts. L’économie française et européenne devrait pouvoir mobiliser un carré vertueux de ressources : nous avons une épargne privée abondante, un très grand marché intérieur à égalité avec les États-Unis, un réservoir de talents exceptionnel, et un riche vivier d’entreprises. L’économie française, c’est à la fois beaucoup de grandes entreprises de portée internationale, et de plus en plus de créations nouvelles – plus d’un million cette année, en très forte augmentation depuis 10 ans... Jouons ces forces de façon offensive, plutôt que trop nous focaliser sur des combats défensifs.

Les banques s’opposent à votre projet d’euro numérique. Va-t-il se poursuivre ?

La décision revient au conseil Ecofin (les ministres européens des Finances, NDLR) - qui est précisément en train de se prononcer positivement - et au Parlement européen qui votera au printemps prochain. Il ne faut pas se tromper de combat : il ne s’agit pas d’un affrontement public/privé en Europe, mais d’un sujet de souveraineté Europe/États-Unis. La question pour les Européens est de savoir s’ils auront demain une monnaie numérique « tokenisée » seulement émise en dollars par des acteurs privés américains (les stablecoins que promeut le nouveau gouvernement américain), ou aussi en euros. La monnaie a toujours été le fruit d’un partenariat public/ privé, entre la Banque centrale et les banques commerciales : cette fois encore, notre intérêt est de construire ensemble une stratégie européenne souveraine. Elle combinera l’euro numérique - un billet numérique, en mieux- et des solutions de paiement privées comme le portefeuille Wero que nous soutenons, en alternative aux grands réseaux de cartes américains.

Mise à jour le 19 Décembre 2025