Discours

Innover pour simplifier, simplifier avant d’innover : quelques pistes pour une supervision efficace et basée sur les risques

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 24 Septembre 2025

Denis Beau Intervention

Supervision Innovators Conference
Francfort, 24 septembre 2025

Discours de Denis Beau, Premier sous-gouverneur

Mesdames et Messieurs,

Il y a aujourd’hui un large consensus en Europe pour dire que la règlementation, la supervision et le reporting associés, dans le secteur financier, sont devenus trop complexes, trop coûteux et trop pesants. Cette situation se traduit par de lourdes charges opérationnelles pour les institutions financières : celles-ci doivent mobiliser d’importantes ressources pour assurer leur conformité, parfois au détriment de l’innovation et de l’agilité. Cette complexité pèse aussi sur les superviseurs, qui doivent assumer des contrôles lourds et mobilisent parfois des moyens disproportionnés par rapport au résultat finalement obtenu.

Le remède à cette situation est connu : simplifier. C’est l’une des préconisations centrales des rapports Draghi et Letta, et nous avons d’ailleurs commencé un travail de simplification dans le cadre du MSU, notamment avec la révision du SREP, que nous souhaitons rendre plus souple et efficace. 

Il nous faut cependant reconnaître que simplifier la règlementation, la supervision ou le reportingn’est pas toujours si simple ! Comme le disait très justement Léonard de Vinci, « La simplicité est la sophistication suprême ».

D’une part, les règles ou les processus de supervision ne résultent pas simplement d’un excès de zèle bureaucratique. Ces règles ont souvent été introduites pour de bonnes raisons ; c’est plutôt leur empilement qui pose problème. D’autre part, toute démarche de simplification pose inévitablement la question de savoir jusqu’où aller. Car, et cela fait également consensus, nous devons simplifier sans déréguler, c’est-à-dire sans démanteler tout l’édifice de prévention qui nous protège d’une nouvelle crise financière.

Dans ce contexte, la technologie peut apporter une partie de la solution. Elle permet en effet de construire de formidables outils – dans notre jargon de superviseur, on les appelle les outils « Suptech » – pour optimiser la gestion de nos processus de supervision. Pour autant, elle ne peut pas tout, et il est souvent plus efficace de penser à simplifier les processus eux-mêmes avant de se lancer dans la construction d’outils Suptech : attention au techno-solutionnisme !

Il y a donc une réflexion à mener sur la meilleure façon de combiner innovation technologique – nos approches Suptech – et les démarches de simplification pour rendre notre supervision plus efficace. Pour contribuer à cette réflexion, je me propose de partager avec vous aujourd’hui quelques leçons que nous tirons de notre expérience Suptech de ces dernières années à l’ACPR (I) avant d’évoquer notre feuille de route actuelle et ce que nous comptons faire à l’avenir (II).

I/ Au titre du partage d’expérience, je voudrais vous signaler trois pièges à éviter et, au contraire, quelques bonnes pratiques à privilégier.

1/ Le premier piège, comme je le soulignais il y a quelques instants, c’est de croire que l’outillage Suptech seul a la capacité de résoudre toutes les difficultés. Bien sûr, les nouvelles technologies et, en particulier, l’intelligence artificielle (IA) peuvent nous aider à gérer la profusion d’informations qui est consubstantielle à notre métier de superviseur financier. Toutefois, l’innovation ne doit pas être la béquille nous permettant de continuer à avancer dans la mauvaise direction.

La technologie n’a pas vocation, par exemple, à gérer l’ambiguïté des concepts qui résulte souvent de la complexité de la règlementation ou des processus de supervision. C’est même le contraire : pour que les nouvelles technologies puissent être déployées de manière réellement efficace, il est indispensable de disposer de données fiables, homogènes, et correctement structurées.

Les questions de reporting illustrent très bien ce point : certains ont pu, pendant un temps, défendre l’idée que le reporting du secteur bancaire était voué à disparaître, au profit d’un accès direct des superviseurs à l’ensemble des données granulaires des établissements. Sur le principe, l’idée semble excellente. Elle nécessite cependant, pour fonctionner concrètement, une standardisation extrême des systèmes d’information de l’ensemble des banques européennes, ce qui paraît aujourd’hui hors de portée. Faute d’une telle standardisation, elle reviendrait en pratique à transférer aux superviseurs la charge de sélectionner les informations pertinentes pour chaque concept statistique à mesurer, ce qui non seulement serait excessivement coûteux, mais aurait aussi le grand inconvénient d’aboutir à une déresponsabilisation des établissements.

2/ Le deuxième piège à éviter est de confier la conception d’outils Suptech aux seuls informaticiens et développeurs, au prétexte que leur connaissance de la technologie leur permettrait nécessairement de discerner les meilleures solutions à mettre en œuvre. D’après notre expérience, ce type de démarche entièrement axée sur l’offre conduit inévitablement à des solutions à la recherche d'un problème… et qui finissent donc par rester sur l'étagère. En outre, mon expérience des projets informatique montre que la qualité de conception des outils constitue une dimension essentielle pour assurer leur adoption effective. Il est donc crucial de concevoir nos outils Suptech en étroite collaboration avec les métiers, non seulement pour s’assurer de leur pertinence, mais aussi pour garantir leur ergonomie, sachant – et c’est une difficulté supplémentaire – que les attentes des utilisateurs croissent avec les progrès des « technologies du quotidien ».

3/ Un troisième piège consiste à croire qu’il suffit de partir des idées des utilisateurs pour construire des outils Suptech susceptibles de simplifier nos activités. En réalité, cela permet souvent de simplifier le travail quotidien des superviseurs… mais pas forcément de réduire la complexité des processus pris dans leur ensemble.

Les différents spécialistes des métiers de la supervision ont souvent une vision très précise de ce qui est chronophage ou répétitif pour eux ; lorsqu’on les interroge, ils tendent donc d’abord à imaginer des outils Suptech susceptibles d’effectuer à leur place ce type de tâches. C’est évidemment un objectif tout à fait louable, et nous avons-nous-mêmes, à l’ACPR, conduit un certain nombre de projets de ce type au cours des années passées. Le problème, c’est que cela conduit généralement à de « petites victoires » – des actions limitées, utiles pour quelques personnes, mais pas forcément significatives à l’échelle de l’organisation dans son ensemble, surtout lorsque l’on prend en compte les coûts de développement et de maintenance.

En outre, ce type de projets tend à transférer la charge de la complexité aux personnes chargées de développer et de maintenir les outils Suptech. L’outil développé pour automatiser un processus complexe aura toutes les chances d’être lui-même un outil complexe… Avec les difficultés concrètes de maintenance qui s’ensuivent : au bout d’un certain temps – parfois pas si long compte tenu de la rotation des équipes ! – le risque existe que plus personne ne comprenne le fonctionnement profond d’un outil complexe, et que nous perdions collectivement le contrôle de ce que nous faisons.

Au contraire, si nous souhaitons que la stratégie Suptech ait un impact fort et durable, il faut qu’elle soit au service d’une transformation en profondeur des processus « cœur de métier », ceux qui structurent véritablement l’activité d’une autorité de supervision. Pour cela, il nous faut d’abord croiser les approches bottom-up et les approches top-down dans la sélection des projets : par exemple cartographier les processus lourds et complexes puis, après analyse, les simplifier, et ensuite seulement bâtir des outils Suptech. Il nous faut aussi prendre en compte dès cette étape les questions de conduite du changement. Tout cela n’est pas si simple à accomplir en pratique, mais garder la « vue d’ensemble », c’est-à-dire la vision stratégique Suptech, au plus haut niveau, c’est sans doute la meilleure garantie que l’objectif de simplification – et d’efficacité – est bien au cœur de la démarche et que la technologie vient en appui juste là et quand il le faut

II/ Forts de ces convictions, parfois durement acquises, sur les « bonnes règles de méthode » d’une démarche Suptech, que faisons-nous concrètement à l’ACPR et que comptons-nous faire dans un futur proche ? 

1/ Un mot, tout d’abord, sur la manière dont nous avons conçu et mis en œuvre notre stratégie Suptech depuis 2018 et la place de l’IA dans cette stratégie. L’IA peut bien sûr améliorer la productivité grâce à une automatisation accrue – comme l’ont fait avant elle les outils de recherche et de data visualisation par exemple. Mais l’ambition de l’ACPR est aussi de doter ses agents de nouvelles capacités. Il ne s’agit pas de remplacer nos agents par des machines, mais plutôt de créer des équipes de « superviseurs augmentés » capables de faire à la fois plus et mieux. Dans ce contexte, les différentes technologies d’IA viennent naturellement en appui d’une supervision moderne, basée sur les risques, en détectant les signaux faibles et les comportements atypiques, en facilitant les cartographies du marché ou en ouvrant la voie à l’analyse des interconnexions entre acteurs. L’outil « LUCIA », par exemple, utilisé par l’ACPR lors des contrôles sur place en LCB-FT, propose au contrôleur d’examiner une série de transactions atypiques, détectées à partir de la cartographie de vastes volumes d’opérations bancaires.

2/ Dans le même temps, l’évolution accélérée des nouvelles technologies (et parfois leur obsolescence) incite à avancer rapidement avec des « victoires rapides » qui sont autant de jalons dans l’atteinte d’objectifs plus stratégiques. L’ACPR a ainsi structuré, depuis 2018, un programme d’expérimentation visant à doter ses équipes de nouveaux outils numériques. Cette démarche a progressivement permis à l’ACPR de développer une série d’outils concrets, répondant à des besoins opérationnels variés : traduction automatique de documents techniques, transcription d’échanges téléphoniques, analyse de contenus publicitaires, pré-analyse de rapports réglementaires...

3/ L’essor de l’IA générative, et en particulier des « grands modèles de langage » (LLM), a marqué une nouvelle étape dans notre stratégie. Consciente de leur potentiel pour les activités de supervision, l’ACPR a organisé début 2024 un « Tech Sprint » réunissant des data scientists externes et des experts des métiers du contrôle. Les résultats, très prometteurs, ont été l’occasion d’une véritable prise de conscience du potentiel de ces technologies pour les métiers de la supervision. Dans la foulée du Tech Sprint, et sur la base des prototypes et des idées qui y ont été développés, l’ACPR a lancé un premier cycle d’expérimentations sur les LLM. Elle a par exemple élaboré un outil appelé « Véridic », capable d’extraire les caractéristiques des produits commercialisés en assurance-vie à partir de leur « document d’information clé » afin de les classer en fonction de leur niveau de complexité, complexité qui constitue évidemment un facteur de risque pour les souscripteurs. Une nouvelle illustration concrète de ce que peut faire l’IA pour la supervision par les risques.

Plus fondamentalement, l’arrivée des LLM nous a amenés à passer en revue l’ensemble des outils Suptech déjà développés pour les mettre à jour, les compléter, voire les refondre ou les remplacer, en utilisant des solutions moins chères ou plus performantes.

4/ Pour aller plus loin, et en particulier pour que la démarche Suptech puisse être mise au service d’une simplification plus décisive de nos modes de fonctionnement, il nous faut aujourd’hui clarifier la vision de ce que l’IA peut et va changer pour nous superviseurs. Je pense ici en particulier à l’IA « bureautique », avec les assistants généralistes de type « copilotes », ainsi qu’à l’IA « agentique », avec des outils d’assistance spécialisés, qui constitue la prochaine évolution. 

C’est ce à quoi nous nous employons actuellement. Une première étape consiste à bien identifier les principaux défis à surmonter. Je voudrais ici en souligner trois. Le premier concerne la confidentialité des données et leur traitement. En particulier, si l’utilisation du cloud public pour nos projets constitue clairement un accélérateur pour leur développement et pour leur adoption, elle soulève des questions très sensibles de « souveraineté » qui devraient nous conduire à privilégier des choix techniques qui ne favorisent pas les prestataires non-européens dominants des services de cloud actuels. Le second défi consiste à former nos agents pour leur permettre de bien utiliser les nouveaux outils mis à leur disposition, par exemple en les entraînant à rédiger des prompts. Il faut aussi dans le même temps les sensibiliser aux risques que ces outils comportent.

La bonne utilisation des possibilités offertes par les nouvelles technologies supposera enfin de répondre à des questions plus fondamentales encore sur l’évolution des métiers de la supervision : quelle part de l’analyse confier aux machines et quelle part confier aux humains ? Comment les LLM transformeront-ils notre relation à l’information et au reporting ? C’est là que la vision d’ensemble dont je parlais tout à l’heure sera capitale.

5/ Enfin, notre stratégie Suptech comprend bien sûr un volet européen, afin de contribuer à l’intégration de la supervision bancaire au sein du MSU, et de bénéficier de toutes les synergies possibles : nous avons ainsi participé à l’élaboration de plusieurs outils pour le MSU, et en particulier, récemment, un outil de requêtage en langage naturel intégré à l’application Athena. Nous demeurons disponibles pour l’élaboration de nouveaux outils, dès lors qu’ils répondent aux objectifs que nous poursuivons, en particulier que l’innovation doit servir la simplification et, réciproquement

L’ACPR est fière aussi d’avoir organisé une Suptech week au tout début du mois de juillet, avec des présentations de la BCE, de la Bundesbank, de la Banca d’Italia, ou encore de la Banco de España. C’est autre aspect de la construction européenne - et je finirai là-dessus - qui me tient à cœur : la richesse et la créativité dont nous, Européens, savons faire preuve lorsque nous partageons nos expériences et nos idées. 

La Supervision Innovators Conference d’aujourd’hui, comme les éditions précédentes auxquelles j’ai pu assister, en est une parfaite illustration ! Sachons mettre cette créativité et cet esprit collectif d’innovation au service de la « sophistication suprême », la simplicité !

Je vous remercie pour votre attention.

Mise à jour le 24 Septembre 2025