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Une union (toujours) en construction : bilan économique et perspectives de l’Union africaine après vingt ans d’existence

Mise en ligne le 17 Octobre 2023
Auteurs : Christine Brodiak, Simon Laplace

1. L’Union africaine, une construction politique originale

Création et mandat

Lancée par la signature de la déclaration de Syrte (9 septembre 1999), l’Union africaine (UA) a été officiellement créée à Durban le 9 juillet 2002. Elle a remplacé l’Organisation de l’unité africaine (OUA), fondée à Addis‑Abeba en mai 1963 dans un esprit panafricain de lutte contre la colonisation et l’apartheid. La création de l’UA visait notamment à donner une nouvelle impulsion à l’OUA et à accélérer la mise en œuvre du marché commun africain (Communauté économique africaine [CEA] instituée par le Traité d’Abuja en juin 1991). L’UA regroupe, depuis le retour du Maroc en 2017, la totalité des 54 États souverains du continent africain, et compte également un 55e membre avec le Sahara occidental, dont elle reconnaît la souveraineté1.

La gouvernance de l’Union africaine repose sur les organes de décision intergouvernementaux classiques d’une organisation régionale, appuyés par une technostructure complexe. Le principal organe décisionnel est la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, dont le président est désigné annuellement par ses pairs2 – depuis février 2023, Azali Assoumani, président de l’Union des Comores. Le Conseil exécutif, composé de ministres des États membres, prépare les travaux de la Conférence. La Commission de l’UA élabore notamment des projets de décisions et assiste les États membres dans la mise en œuvre des politiques communes. Ces instances sont appuyées par le Comité des représentants permanents, 13 comités techniques spécialisés, le Conseil de paix et de sécurité – CPS, en charge de la prévention et de la résolution des conflits – et divers organes techniques dépendant de la Commission. Le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (MAEP) assure le suivi des progrès des États en matière de gouvernance. Le Parlement panafricain et le Conseil économique, social et culturel (Ecosocc), assemblées purement consultatives, sont quant à eux censés contribuer à la représentation de la société civile africaine au sein de l’UA. Enfin, l’acte constitutif de l’Union prévoit de la doter d’une Cour de justice et d’institutions financières, qui n’ont jamais été opérationnalisées.

L’Union africaine se caractérise par un processus de construction original, combinant une approche globale descendante et la consolidation des ensembles sous‑régionaux. À l’inverse, par exemple, de l’Union européenne, souvent citée comme modèle pour la construction graduelle de l’UA, cette dernière ne s’est pas élargie progressivement autour d’un noyau dur de pays fondateurs, mais a dès sa création ambitionné – comme l’OUA en son temps – d’intégrer un vaste ensemble d’États membres. Le manque de taille critique internationale des économies africaines – à l’exception de l’Afrique du Sud, du Nigéria, ou de certains pays d’Afrique du Nord (Algérie, Égypte, Maroc), mais géographiquement éloignés les uns des autres – et leur faible complémentarité expliquent le manque de leadership dans une organisation qui reste bâtie sur le socle idéologique du panafricanisme. Des groupes d’intégration plus resserrés existent toutefois au niveau sous‑régional : ces communautés économiques régionales (CER) constituent la base et le cadre d’action des premières étapes de la construction de la CEA, selon la feuille de route dressée par le Traité d’Abuja (article 6).

L’Union africaine s’est fixé pour mandat de promouvoir la coopération économique et politique, la paix, la stabilité et la bonne gouvernance entre ses États membres. Si ses missions en faveur de la paix, de la sécurité et de la stabilité du continent ou de la promotion des droits de l’homme sont particulièrement mises en relief par l’actualité et la littérature (Tieku, 2019), elle a également vocation à soutenir l’intégration, la convergence et le développement économiques du continent. Parmi les 17 objectifs énoncés dans son acte constitutif (2000) et le protocole sur les amendements à l’acte constitutif (2003), figurent ainsi notamment :

  1. l’accélération de l’intégration politique et socio‑économique du continent ;
  2. la défense de positions africaines communes sur les questions d’intérêt régional ;
  3. la création des conditions permettant une meilleure insertion de l’Afrique dans l’économie mondiale et les négociations internationales ;
  4. la promotion du développement durable ;
  5. le soutien au niveau de vie des populations par la coopération et le développement;
  6. la promotion de la recherche scientifique ;
  7. le renforcement des capacités médicales et sanitaires;
  8. le développement et la promotion de politiques communes en matière de commerce (article 3).

Ces compétences restent partagées avec les gouvernements nationaux.

La multiplicité de ces objectifs, si elle garantit à l’Union africaine un vaste champ d’action, a également pu constituer un frein à son développement. Elle s’est ainsi traduite par une dispersion de ses priorités et de ses grands projets structurants – parfois très ambitieux dans leur objet et leur horizon temporel, comme la mise en place d’une monnaie unique africaine d’ici 2028. Chargé par la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de formuler des recommandations de réformes institutionnelles de l’UA, le président rwandais Paul Kagame identifiait, dans son rapport de janvier 2017, cette dispersion comme un obstacle à l’allocation stratégique des ressources de l’Union et une source d’inefficacité organisationnelle. Il proposait à cet égard un recentrage des institutions de l’UA sur un nombre limité de domaines prioritaires, à savoir les affaires politiques, la paix et la sécurité, l’intégration économique et la représentation du continent africain sur la scène internationale. Cet axe de réforme n’a reçu, comme les autres pistes formulées par le président Kagame, qu’une mise en place limitée (Augé et Djilo, 2021). La mise en œuvre effective de la zone de libre‑échange continentale africaine (ZLECAf) a néanmoins bénéficié, en tant que projet structurant, d’un fort engagement des autorités de l’UA, des États membres et des organisations sous‑régionales.

Les Communautés économiques régionales

L’Union africaine, au titre de son mandat, coordonne et harmonise également les politiques des communautés économiques régionales (CER) préexistant à son lancement. Ces CER participent activement à l’intégration économique régionale et à la mise en place de la CEA. L’UA en reconnaît huit :

  1. la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), refondée en  2000 après une première période d’existence entre 1967 et 1977, et composée de sept pays d’Afrique orientale et centrale;
  2. la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), créée en 1975, et composée de 15 pays d’Afrique occidentale;
  3. la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), créée en  1983, et composée de 11 pays d’Afrique centrale;
  4. l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), fondée en 1986, et composée de sept pays d’Afrique orientale;
  5. l’Union du Maghreb arabe (UMA), créée en 1989 par les cinq pays du Maghreb;
  6. le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Common Market for Eastern and Southern Africa, COMESA), créé en 1994, et composée de 21 pays d’Afrique australe, centrale, orientale et du Nord;
  7. la Communauté de développement de l’Afrique australe (Southern African Development Community, SADC), instituée en 1998, et composée de 16 pays d’Afrique australe et centrale;
  8. la Communauté des États sahélo‑sahariens (CEN‑SAD), créée en 1998, et composée de 29 États d’Afrique occidentale, centrale, orientale et du Nord.

Pierres angulaires de l’Union africaine, ces huit CER visent à favoriser le développement par la coopération politique, la mise en place de cadres juridiques communs et la création de marchés intégrés. Les États peuvent ainsi y traiter de façon conjointe les questions de développement, de commerce ou de sécurité, lancer des projets transnationaux, adopter le cas échéant des valeurs communes, promouvoir les règles de gouvernance démocratique et contribuer aux opérations de maintien de la paix. La nature de leur mandat est variable d’une CER à l’autre, tout comme la profondeur de leur intégration économique et politique. Certaines se recoupent dans leur composition et elles coexistent avec un grand nombre d’autres communautés économiques – parfois plus poussées en matière d’intégration, comme la CEMAC et l’UEMOA3 – ou de groupements sous‑régionaux.

Agenda 2063

L’Union africaine s’est dotée, lors du sommet d’Addis‑Abeba en juillet 2015, d’un cadre stratégique commun pour la mise en œuvre de ses objectifs de développement inclusif et durable : l’Agenda 2063. Ce plan stratégique, feuille de route pour la coordination des politiques publiques de développement des 54 États membres – largement convergent avec les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies également adoptés en 2015 – s’articule autour de sept « aspirations » en matière :

  1. de développement économique ;
  2. d’intégration politique ;
  3. de gouvernance et de respect des droits de l’Homme ;
  4. de sécurité collective ;
  5. d’identité culturelle ;
  6. d’égalité des sexes, d’inclusion de la jeunesse et de protection de l’enfance ;
  7. d’indépendance financière et d’influence internationale.

Il intègre également 15 projets phares, au premier rang desquels la mise en place de la ZLECAf ou celle du passeport africain et de la libre circulation des personnes.

L’Agenda 2063 doit être mis en œuvre au travers de cinq plans décennaux, le plan en cours arrivant à échéance en 2023. Ce Plan 2014‑2023 se décline en vingt objectifs de niveau et qualité de vie, de qualification, de santé publique, de transformation des économies et de création d’emplois, de productivité agricole, de résilience face au changement climatique, de bonne gouvernance, de développement des infrastructures, de financement du développement, de stabilité, etc. Ces objectifs sont eux‑mêmes évalués grâce aux indicateurs de plusieurs domaines prioritaires. À titre d’illustration, la mise en œuvre de l’objectif 4 « Économies transformées et création d’emplois » est ainsi appréhendée au travers

  1. du taux de croissance effectif du PIB (cible de 7% en 2023) ;
  2. des dépenses de recherche et développement par rapport au PIB (cible de 1% en 2023) ;
  3. de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière en part de PIB (cible de 16% en 2023) ;
  4. de la valeur ajoutée du secteur touristique en part de PIB (cible de 4% en 2023).

2. Malgré des progrès, une intégration et une convergence économiques encore limitées

Des avancées institutionnelles notables au cours des vingt dernières années

Depuis sa création, l’Union africaine a su produire un corpus de standards continentaux dans plusieurs de ses champs d’intervention. C’est bien sûr le cas pour les normes démocratiques (charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, 2007), le respect des droits de l’homme (protocoles à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples, 2016 et 2018) et la sécurité collective (pacte de non‑agression et de défense commune, 2005). C’est également le cas dans la sphère économique et sociale, entre autres pour la conservation de la nature et des ressources naturelles (convention de 1968 révisée en 2013), le transport maritime (charte de 2010) et sa sûreté (charte de 2016), la cybersécurité et la protection des données personnelles (convention de 2014), la prévention et la lutte contre la corruption (convention de 2003). Plusieurs de ces textes créent des agences et institutions spécialisées chargées de l’élaboration de politiques communes, de la mobilisation de soutiens financiers, du développement de statistiques fiables et du renforcement des capacités nationales ou sous‑régionales : Mutuelle panafricaine de gestion des risques (ARC, African Risk Capacity, 2012), Organisation panafricaine de la propriété intellectuelle (Opapi, 2016), Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (CDC Afrique, 2016), Institut africain pour les transferts de fonds (AIR, African Institute for Remittances, 2018), Agence africaine du médicament (AMA, African Medicines Agency, 2019), etc.

Dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad, New Partnership for Africa’s Development), l’action de l’Union africaine s’est matérialisée par la mise en place de mécanismes opérationnels qui ambitionnent de contribuer au développement du continent. On peut citer à cet égard le programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA, ou Comprehensive Africa Agriculture Development ProgrammeCAADP), créé en 2003 pour favoriser l’investissement en vue d’étendre les surfaces cultivées et l’irrigation, renforcer l’accès des producteurs au marché, accroître l’approvisionnement alimentaire des populations et développer la recherche4. Matérialisé par des conventions et des plans d’investissement nationaux, le PDDAA a eu un impact sensiblement positif pour les pays qui l’ont pleinement mis en œuvre5.

Quelques projets phares de l’Agenda 2063 ont par ailleurs marqué des avancées importantes. Outre la ZLECAf, entrée en vigueur au 1er janvier 2021, se distinguent également la création en cours de l’Université panafricaine virtuelle et en ligne (Paveu, Pan African Virtual and E‑University), adossée à l’Université panafricaine (UPA), ou la réactivation du Fonds pour la paix, doté de 230 millions de dollars US au 31 août 2021 et destiné à financer les opérations de prévention et de médiation de l’UA.

La pandémie de Covid‑19 a également permis une accélération de l’intégration et des efforts régionaux en matière de santé publique, l’Union africaine manifestant à cette occasion une volonté politique remarquable (Fagbayibo et Owie, 2021). La Commission de l’UA et le CDC Afrique ont ainsi formulé dès mars 2020 une « stratégie continentale conjointe » essentielle pour la coordination des efforts nationaux et sous‑régionaux. Dans ce cadre, le CDC Afrique a mis en œuvre un programme de soutien au dépistage (PACT, Partnership to Accelerate COVID‑19 Testing) et l’UA a créé un fonds d’intervention contre la pandémie, s’appuyant sur une levée de fonds de 300 millions de dollars US. Lancée en novembre 2020 avec le soutien financier de la Banque mondiale et d’Afreximbank, l’initiative pour une équipe spéciale de l’Union africaine pour l’acquisition de vaccins en Afrique (Avatt, African Vaccine Acquisition Task Team) s’est traduite par la création d’un fonds dédié (Avat, African Vaccine Acquisition Trust) et la sécurisation, au 1er trimestre 2021, de 670 millions de doses de vaccins. Au‑delà de la seule Covid, l’Union a également lancé en avril 2021 un partenariat pour la production de vaccins en Afrique (PAVM, Partnership for Africa Vaccine Manufacturing) qui vise à faire passer la couverture locale des besoins en vaccins de moins de 1% à 60% à l’horizon 2040, par la mise en place de cinq pôles de fabrication sur le continent.

L’Union africaine a enfin su jouer un rôle précieux de catalyseur pour les financements internationaux. Les institutions de l’Union (présidence, commission, AUDA‑NEPAD – Auda, African Union Development Agency) sont en effet reconnues comme des interlocuteurs crédibles par les institutions multilatérales et les partenaires au développement, et peuvent coordonner l’appui financier dans le cadre des relations de partenariat extérieur. Le partenariat UA‑Union européenne (UE)6 devrait ainsi se concrétiser par des investissements de 150 milliards d’euros en faveur de la fourniture et de la production locale de vaccins, du renforcement de la production d’électricité, du projet de Grande muraille verte (GMV) sahélienne et du développement des infrastructures, comme annoncé lors du sommet UE‑UA de février 2022. Les sommets de l’UA constituent également des occasions régulières de mobiliser les donateurs : le sommet de Malabo, en mai 2022, a ainsi permis à la Commission de l’UA de collecter lors d’un événement parallèle 140 millions de dollars US de promesses de dons pour la prise en charge des crises humanitaires.

Une mise en œuvre globalement limitée des grands projets et des objectifs de l’Agenda 2063

En dépit de ces progrès, l’exécution des grands projets portés par l’Union africaine s’avère lente et hasardeuse. Les institutions financières continentales créées par l’acte constitutif de l’UA, à savoir le Fonds monétaire africain (FMA), la Banque africaine d’investissement (BAI) et la Banque centrale africaine (BCA), n’ont jamais été concrètement mises en place – en dépit de la signature de protocoles (2009 pour la BAI et 2014 pour le FMA) et de l’établissement d’un programme de coopération monétaire africaine entre banques centrales7. Les progrès sont également difficiles pour l’instauration du passeport africain et la libre circulation des personnes – dont le protocole, signé en 2018, n’était ratifié que par quatre pays fin juin 2022 –, la création du réseau intégré de trains à grande vitesse ou la mise en œuvre du marché unique du transport aérien, pour ne citer que ces projets. L’échéance du projet « Faire taire les armes à feu en Afrique d’ici 2020 » a quant à elle été reportée à 2030, et sa réalisation demeure incertaine dans un contexte de recrudescence des coups d’État militaires et des tensions sécuritaires.

Les rapports d’évaluation de la Commission de l’Union africaine et de l’Agence de développement de l’Union africaine AUDA‑NEPAD font par ailleurs apparaître un déploiement inégal du premier plan décennal de l’Agenda 2063, avec un taux de réalisation de 32% des objectifs fixés pour 2019 et de 51% pour 2021. Le deuxième rapport sur la mise en œuvre de l’Agenda (2022) relève l’accomplissement, en 2021, d’avancées importantes dans l’intégration continentale en lien avec la ZLECAf, à travers l’élargissement de l’accès à l’électricité et à Internet, ainsi que dans l’amélioration de la condition féminine (accès aux services de santé reproductive et sexuelle, représentation parlementaire, réduction des violences de genre). Il pointe néanmoins aussi la lenteur des progrès – voire la contre‑performance – réalisés dans la croissance annuelle du PIB et l’augmentation du PIB par habitant, dans la réduction du chômage, de la mortalité néonatale et de la corruption, dans l’augmentation de la part du tourisme et de l’industrie dans le PIB, ainsi que dans l’extension de la part des terres sous gestion agricole durable. Les rédacteurs du rapport signalent par ailleurs une faible appropriation de l’Agenda 2063 par les autorités des États membres, 38 membres de l’UA seulement sur 55 ayant transmis leur rapport d’étape aux évaluateurs.

Une intégration commerciale en progrès, mais encore insuffisante

En dépit des objectifs affichés par l’Union africaine, l’intégration commerciale du continent demeure faible. Compte tenu de la nature des biens exportés, principalement des matières premières, les flux d’exportations des pays africains sont essentiellement orientés vers les économies développées ou émergentes. Dans ces conditions, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced, 2019), les échanges intrarégionaux8 n’ont atteint entre 2015 et 2017 que 15,2% des échanges totaux du continent, contre 61,1% en Asie et 67,1% en Europe par exemple – une part toutefois croissante, puisqu’elle ne se situait qu’à 10% environ en 2000, selon l’OCDE (2016). Du reste, d’importantes disparités existent entre les pays africains sur la période, les échanges intra‑africains représentant par exemple 70,6% du commerce de l’Eswatini et seulement 0,6% de celui du Tchad9. L’intégration commerciale est également très variable d’une CER à l’autre; ainsi, en 2016, les échanges commerciaux intracommunautaires se sont élevés à 34,7 milliards de dollars US au sein de la SADC (soit 84,9% de son commerce africain) et à seulement 0,8 milliard de dollars US dans la CEEAC (17,7 % du total de ses échanges avec l’Afrique).

Au‑delà du seul commerce, le niveau d’intégration régionale des économies et des sociétés africaines apparaît globalement limité, comme le reflète l’indice de l’intégration régionale en Afrique (IIRA). Ce dernier, créé en 2016 par la Commission de l’UA, la Banque africaine de développement (BAfD) et la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (Uneca, United Nations Economic Commission for Africa), mesure l’intégration du continent, des CER et des pays africains en fonction de 16 indicateurs. Répartis en cinq domaines, ceux‑ci reflètent l’intégration commerciale, l’intégration productive, l’intégration macroéconomique, l’intégration des infrastructures et la libre circulation des personnes. La dernière édition de l’indice (2019) attribue au continent africain un score global d’intégration relativement faible de 0,327/1, l’intégration des structures productives et des infrastructures étant les deux principaux points de vulnérabilité. Des disparités sensibles existent entre CER (cf. tableau infra) ainsi qu’entre les pays. Le pays le plus intégré du continent, l’Afrique du Sud obtient un score de 0,625, grâce notamment à ses performances en matière d’échanges de biens intermédiaires, de complémentarité commerciale des marchandises, d’intégration commerciale10 et de connexion aérienne avec le reste du continent. Le dernier pays du classement est le Soudan du Sud, avec un score très faible de 0,147, dû en grande partie à l’absence d’accord bilatéral d’investissement, au niveau élevé de l’inflation et à la faiblesse des infrastructures.

Scores moyens d’intégration au sein des communautés économiques régionales et de l’Union africaine en 2019
(indice : IIRA)

  Score global Intégration commerciale Intégration productive Intégration macroéconomique Intégration des infrastructures Libre circulation des personnes
Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) 0,537 0,440 0,434 0,660 0,555 0,664
Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) 0,425 0,438 0,220 0,469 0,298 0,733
Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) 0,442 0,357 0,323 0,684 0,373 0,469
Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD) 0,377 0,377 0,256 0,441 0,302 0,508
Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA) 0,367 0,445 0,328 0,365 0,317 0,385
Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) 0,438 0,444 0,321 0,423 0,480 0,540
Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) 0,337 0,340 0,239 0,422 0,214 0,490
Union du Maghreb arabe (UMA) 0,488 0,481 0,449 0,571 0,509 0,438
Union africaine 0,327 0,382 0,201 0,399 0,220 0,441

Notes : IIRA, indice de l’intégration régionale en Afrique. Valeur 1 pour le niveau maximal d’intégration.
Par domaine et en globalité, le score le plus élevé est souligné et le score le moins élevé en gras.
Sources : Commission de l’Union africaine, BAfD et Uneca (rapport 2019 sur l’IIRA).

3. La zone de libre‑échange continentale africaine, ZLECAf : le pari de l’Union africaine pour un développement économique intégré du continent

Accroître le faible niveau des échanges commerciaux intra‑africains

La carence des échanges intracontinentaux en Afrique a de lourdes conséquences en matière de sécurité alimentaire, de développement industriel, et in fine de pauvreté. Sur ce constat, l’UA a promu la création d’une zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) pour accélérer le commerce intra‑africain et renforcer la position commerciale de l’Afrique sur le marché mondial. Démontrant d’emblée un haut niveau d’engagement, l’ensemble des pays africains (excepté l’Érythrée) ont signé en mars 2018 l’accord relatif à la ZLECAf, entré en vigueur le 1er janvier 2021 après un retard dû à la pandémie de Covid‑19. L’accord est ambitieux : il projette la réduction du coût des intrants et du transport et vise la promotion des exportateurs africains pour atteindre les marchés régionaux et mondiaux. À terme, ce nouveau marché unique devrait contribuer à la fois pour le continent à un développement socio‑économique plus inclusif, à une compétitivité accrue et à un essor industriel davantage tourné vers la satisfaction des besoins intérieurs.

La ZLECAf s’inscrit dans l’agenda 2063 de l’Union africaine et les Objectifs de développement durable (ODD) à 2030. Elle se présente comme un marché unique libéralisé pour les biens et les services, facilité par la libre circulation des personnes et des capitaux. Selon la Banque mondiale, la ZLECAf pourrait stimuler les exportations africaines de 29 %, soit environ 560 milliards de dollars US, et ainsi permettre à plus de 30 millions de personnes de sortir de l’extrême pauvreté d’ici 2035. Pour mémoire, l’Afrique compte 1,3 milliard d’habitants et son PIB agrégé avoisine 3 000 milliards de dollars US, soit 3 % environ du PIB mondial.

En 2022, de premiers échanges sous la bannière ZLECAf

Les premiers résultats de la mise en œuvre de la ZLECAf sont encourageants quant au fonctionnement opérationnel des instances de supervision, à savoir le Conseil des ministres du Commerce, le Secrétariat permanent de la ZLECAf, le Comité du commerce des biens et le Comité du commerce des services. À fin 2022, 44 des 54 pays signataires avaient ratifié l’accord. En ce qui concerne le commerce des marchandises, les États membres se sont engagés à libéraliser substantiellement tous les échanges en éliminant les droits de douane sur 97 % des lignes tarifaires en cinq ans pour les pays les plus développés, en dix ans pour les pays les moins avancés, avec cinq ans supplémentaires pour 7 % (des 97 %) des lignes tarifaires concernant les produits les plus sensibles (les 3 % restants se rapportent à des produits sans possibilités de réduction tarifaire). Au début de l’année 2023, plus de 81 % des pays avaient soumis leurs offres tarifaires.

Lancée à Accra le 7 octobre 2022, l’Initiative de commerce guidé (GTI, Guided Trade Initiative) a pour rôle de faciliter les tout premiers échanges intra‑africains réalisés selon les conditions tarifaires préférentielles de la ZLECAf. Ces échanges pilotes seront l’occasion d’évaluer l’efficacité de l’environnement opérationnel des transactions effectuées sous la bannière de la ZLECAf. Les produits retenus pour le commerce dans le cadre de cette Initiative comprennent les carreaux de céramique, les accumulateurs, le thé, le café, les produits carnés transformés, l’amidon de maïs, le sucre, les pâtes, le sirop de glucose, les fruits secs et la fibre de sisal. La première opération commerciale ainsi réalisée portait sur des cargaisons de thé kenyan qui ont été expédiées au Ghana ; elle devrait permettre aux opérateurs de mieux se familiariser avec les nouvelles règles de la ZLECAf. À terme, près d’une centaine de produits seraient échangés dans le cadre de la GTI. Périodiquement, la liste des pays précurseurs dans l’Initiative (Tanzanie, Mauritanie, Kenya, Égypte, Cameroun, Rwanda et Ghana) s’élargira aux pays qui satisferont aux exigences et auront déployé le livre des tarifs douaniers électroniques de la ZLECAf ainsi que le manuel des règles d’origine, et qui auront officiellement publié leurs taux tarifaires.

Création d’un fonds d’ajustement de la ZLECAf et d’un système de paiement panafricain

Un fonds d’ajustement de la ZLECAf a été créé pour aider les pays africains et le secteur privé à s’adapter au nouvel environnement commercial libéralisé et intégré. Ce fonds devrait participer au financement de l’émergence de chaînes de valeur régionales en direction du marché unique continental. Il doit aussi soutenir la restructuration et la modernisation des entreprises, afin que ces dernières soient en capacité de produire et commercialiser des biens et des services suffisamment compétitifs sur le continent. La mobilisation du fonds permettra de combler, pour les pays les plus fragiles, les pertes de recettes tarifaires pouvant résulter de l’élimination des droits de douane. Les ressources requises pour le fonds d’ajustement au cours des cinq à dix prochaines années sont estimées à 10 milliards de dollars US.

Une plateforme numérique, l’African Trade Gateway, fournira des informations sur le marché africain (règles d’origine, procédures douanières, etc.), ainsi qu’un système de paiement panafricain (PAPSS11). Lancé en janvier 2022, celui‑ci doit devenir l’outil de paiement instantané et de règlement sécurisé privilégié pour appuyer la mise en oeuvre de la ZLECAf. Cette plateforme financière vise, au sein des pays membres, à faciliter les paiements transfrontaliers en devises africaines locales ; elle permettra à terme aux commerçants africains d’économiser environ 5 milliards de dollars US par an en frais de change, selon Afreximbank. Les banques centrales africaines collaborent à l’architecture du PAPSS pour sécuriser le service de paiement et de règlement destiné aux banques commerciales, aux prestataires de services de paiement et aux fintech du continent. À ce titre, des discussions sont en cours avec la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) et la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). L’ensemble des banques centrales africaines seraient intégrées au PAPSS d’ici 2024 et l’ensemble des banques commerciales à fin 2025. In fine, le déploiement du PAPSS pourrait avoir pour effet d’alléger les demandes de liquidités en devises des pays africains, et donc la pression sur les comptes courants.

La ZLECAf devrait contribuer à l’amélioration de la sécurité alimentaire en Afrique et à un développement durable

L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) estiment que l’augmentation des échanges intrarégionaux pourrait contribuer à améliorer la sécurité alimentaire du continent. Dans cette optique, la promotion de la production agro‑industrielle locale constitue un préalable. Une réduction de la dépendance aux importations de produits agricoles – pour mémoire, l’Afrique a enregistré en 2022 un déficit commercial agricole net de 38,7 milliards de dollars US selon la BAfD – suppose le développement de la logistique commerciale et des capacités industrielles intra‑africaines de transformation des produits agricoles.

Une dizaine de chaînes de valeur prioritaires soutiendraient le développement de la ZLECAf, à savoir l’automobile, les produits en cuir, le cacao, le soja, les textiles et l’habillement, les produits pharmaceutiques (fabrication de vaccins), les batteries lithium-ion, les services financiers mobiles, les industries créatives et le secteur de la culture. La ZLECAf constitue une opportunité d’accompagnement systématique des entreprises qui forment ces chaînes de valeur dans des investissements durables, respectueux des ressources naturelles, de l’environnement et du climat.

4. D’importants défis structurels à relever pour renforcer le rôle de l’Union africaine au service du continent

L’approfondissement de l’intégration régionale au sein de l’Union africaine est tributaire de la volonté politique de ses États membres, difficile à obtenir dans un ensemble vaste de 54 pays aux intérêts divers. De Melo et al. (2020) évoquent un « trilemme de l’intégration africaine » entre les trois objectifs ambitieux et contradictoires que seraient l’intégration profonde, la large adhésion et la solidarité panafricaine (c’est‑a‑dire induisant un traitement préférentiel pour les pays les plus vulnérables). L’exemple de la CAE, constituée de six pays aux intérêts alignés et très intégrés serait ainsi difficile à répliquer à l’échelle continentale, même si le lancement réussi de la ZLECAf a montré qu’une démarche large d’intégration descendante pouvait rapidement être menée à bien par l’UA.

L’enchevêtrement des structures économiques sous‑régionales et le chevauchement de leurs compétences peuvent pénaliser par ailleurs les efforts d’intégration. Ce phénomène de recoupement des structures et d’adhésion multiple des États, souvent qualifié de « bol de spaghettis » africain (Baldwin, 2006), soulève en effet un défi d’efficacité organisationnelle. Il peut d’une part déboucher sur la mise en œuvre de politiques communes non alignées et sur des régimes contradictoires (avec dès lors des surcoûts administratifs, voire une incitation pour les gouvernements et les acteurs privés à pratiquer un arbitrage réglementaire). Il nuit d’autre part, compte tenu de la forte contrainte des ressources des États africains, aux capacités des différentes organisations (ISS, 2022b). Conscientes de ces risques, les autorités de l’UA ont imposé dès 2006 un moratoire sur la reconnaissance de nouvelles CER, instauré en 2008 un protocole sur les relations entre l’UA et les CER, et élaboré à partir de 2009 une stratégie de rationalisation des communautés – sans progrès notable jusque‑la (ISS, 2022a).

Il conviendrait par ailleurs probablement de renforcer les moyens financiers de l’Union africaine et de ses agences, aujourd’hui limités et dépendants des partenariats internationaux. Le budget de l’Union pour 2023, adopté en juillet 2022, s’élève ainsi à 654,8 millions de dollars US (0,02 % du PIB régional). À titre de comparaison, le budget de l’Union européenne (UE) pour la même année se situera à 186,6 milliards d’euros (environ 1,2 % du PIB de l’UE). Le financement de l’UA se heurte par ailleurs à deux défis importants (Mattheis et Staeger, 2020) : d’une part le décaissement aléatoire des contributions statutaires des États membres (40 % d’entre eux ne les versent pas régulièrement, selon la Commission de l’UA, malgré la mise en place en 2018 d’un dispositif de sanction pour les États défaillants) et d’autre part la prédominance structurelle de la contribution des partenaires internationaux12. Pour 2023, ces derniers devraient ainsi financer, avec un apport de 654,9 millions de dollars US, 66,6 % du budget de l’UA, en couvrant d’ailleurs le financement de pans entiers de l’action de l’Union, tels que les opérations de soutien à la paix (ISS, 2022b). Le prélèvement de 0,2 % sur les importations éligibles, institué en 2016, pourrait assurer à terme à l’UA un financement propre et pérenne, contribuant à la couverture de ses besoins (Apiko et Aggad, 2017).

Les efforts en vue d’une plus grande participation de l’Afrique aux processus de décision internationaux doivent se poursuivre. Les présidents de l’UA sont régulièrement invités aux sommets du G7 ou du G20 – tel le président sénégalais Macky Sall à Bali en novembre 2022. L’UA a été admise comme membre permanent du G20 en septembre 2023, à l’occasion du sommet de New Delhi. L’Afrique du Sud, seul membre africain du groupe, et plusieurs pays développés (France, États-Unis, Japon, Allemagne notamment) plaidaient notamment en sa faveur.

1 Le Maroc revendique la souveraineté du Sahara occidental et administre le territoire en vertu des accords de Madrid (1975).
2 Depuis la réforme institutionnelle de 2017, le président en exercice est assisté par son prédécesseur et son successeur au sein d’une « troïka » constituée dans un but de continuité des dossiers.
3 CEMAC, Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale ; UEMOA, Union économique et monétaire ouest-africaine.
4 La déclaration de Malabo, en juin 2014, a notamment réaffirmé les objectifs du PDDAA : cibles de 10 % des dépenses publiques allouées au développement de l’agriculture et croissance annuelle de 6 % du secteur agricole.
5 L’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri) a ainsi identifié, pour la période 2001-2014, un gain situé entre 8,6 et 16,7 % pour la valeur ajoutée du secteur agricole dans lesdits pays (Benin, 2016).
6 L’UA entretient des partenariats similaires avec notamment les États-Unis, l’Inde, la Turquie, la Chine et le Japon.
7 Ce dernier, adopté à Alger en septembre 2002, se fixait pour objectif la création d’une zone monétaire unique en 2021, avec une monnaie et une banque centrale communes à l’échelle continentale.
8 Moyenne des exportations et des importations de biens à l’intérieur d’une région.
9 Les chiffres du commerce sous-estiment toutefois les échanges intra-africains, qui sont largement informels.
10 Les pays membres de l’Union douanière d’Afrique australe (SACU, Southern African Customs Union) obtiennent les meilleurs scores du classement en matière d’intégration commerciale.
11 Pan-african payment and settlement system.
12 L’Union européenne a alloué à l’UA environ 2,7 milliards d’euros sur la période 2004-2019, au travers de sa facilité de soutien à la paix pour l’Afrique (FAP, facilité africaine pour la paix), remplacée en mars 2021 par la facilité européenne pour la paix (FEP).

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