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Métaux critiques pour la transition énergétique et développement durable en Afrique

Mise en ligne le 17 Octobre 2023
Auteurs : Antoine Clair, Luc Jacolin, Paul Vertier

En Afrique, le secteur extractif a jusqu’à présent représenté à la fois une opportunité de développement et une expression de la « malédiction des ressources naturelles1 ». Le « supercycle » de hausse des prix des matières premières jusqu’en 2014 s’est traduit par une augmentation de la croissance et des recettes publiques africaines, qui a représenté une promesse de développement durable. Toutefois, depuis 2014, en période de baisse ou de variations marquées des prix, la forte dépendance du continent au secteur extractif a favorisé non seulement une plus forte volatilité économique, mais également un accroissement des déséquilibres budgétaires et extérieurs, générant une hausse des risques de surendettement. À moyen et long terme, les « externalités négatives » et les distorsions économiques et politiques engendrées par le secteur extractif ont, selon les pays, compliqué la mise en oeuvre d’un partage juste des rentes extractives, limité les effets d’entraînement économique d’un secteur essentiellement « enclavé », creusé les inégalités et retardé l’atteinte des Objectifs de développement durable (ODD, à l’agenda 2030 des Nations unies).

La transition énergétique en cours des énergies fossiles vers les énergies renouvelables pourrait induire des effets contrastés sur les économies africaines qui dépendent du secteur extractif. Elle risque de peser lourdement sur l’économie et les finances des pays producteurs et exportateurs de pétrole, mais peut aussi représenter une nouvelle opportunité de développement pour le secteur extractif, comme pour le secteur des énergies renouvelables, l’Afrique disposant d’avantages comparatifs en la matière (Cnuced, 2023). La demande et les prix des « métaux critiques » indispensables à la transition énergétique sont en effet appelés à croître très fortement d’ici à 2050. Cet article vise à décrire les opportunités, et les défis, posés par le développement de l’extraction de ces métaux en Afrique, notamment en comparaison du secteur pétrolier. Si le secteur des métaux critiques essentiels à la transition énergétique soulève de nombreux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), semblables à ceux du secteur pétrolier, il s’en distingue par un aspect important : en assurant certaines des conditions nécessaires au développement des énergies renouvelables, il pourrait contribuer à stimuler un rattrapage du secteur énergétique, sous réserve que les politiques publiques mises en oeuvre relaient et concrétisent cette nouvelle promesse.

1. En Afrique, les réserves et la production de métaux critiques essentiels à la transition énergétique augmentent, mais le potentiel de production est encore loin d’être atteint

L’importance croissante de l’Afrique dans la production mondiale de métaux critiques pour la transition énergétique

L’analyse se concentre sur sept métaux critiques parmi les plus importants pour l’Afrique : le cobalt, le cuivre, l’étain, le graphite, le lithium, le manganèse et le titane. Cette sélection se fonde sur la liste des 27 métaux critiques identifiés par Miller et al. (2023) comme jouant un rôle essentiel dans la transition énergétique2. Pour chacun de ces métaux, nous sélectionnons les minerais :

  1. dont la part africaine dans la production mondiale, selon les données de l’United States Geological Survey (USGS)3, dépasse 5 % en 2022 ;
  2. produits dans plusieurs pays africains ;
  3. qui font partie de la liste des dix métaux critiques ayant la plus forte demande anticipée selon Miller et al. (2023) ;
  4. dont la couverture des données USGS, tant pour la production que pour les réserves, est suffisamment précise.

Le cobalt, le manganèse, le graphite, le cuivre et le lithium couvrent l’ensemble de ces critères. Quoiqu’exclus de la liste des dix métaux affichant la plus forte demande anticipée, nous étendons notre analyse au titane et à l’étain, produits à respectivement 35 0% et 7 % en Afrique, dans un grand nombre de pays et avec des données de production suffisamment fiables. Les autres métaux produits en quantité notable en Afrique (vanadium, chrome, tantale et hafnium), soit ne sont produits que dans un seul pays africain (l’Afrique du Sud, pour le chrome et le vanadium), soit ne figurent pas dans la liste des dix métaux à forte demande (tantale et hafnium), soit présentent des données de réserves USGS lacunaires. Selon l’USGS (2020), les ressources désignent une concentration naturelle de matière solide, liquide, ou gazeuse d’une forme et d’une quantité telle que son extraction est actuellement ou potentiellement réalisable. Les réserves prouvées (désignées « réserves » dans cet article) représentent la part des ressources pouvant faire l’objet d’une extraction profitable à la date d’évaluation (même si les infrastructures d’extraction ne sont pas encore en place). Elles peuvent être considérées comme un inventaire des entreprises minières retraçant leur capacité d’offre d’un minerai dont elles jugent l’extraction profitable.

Les parts de l’Afrique dans les réserves et la production mondiale de ces sept métaux ont, dans l’ensemble, fortement augmenté au cours de la dernière décennie. Entre 2012 et 2022, les réserves mondiales de manganèse ont été multipliées par 2,5, celles de lithium par 2 et celles de graphite par 4. Les réserves de cuivre ont augmenté de 30 % et celles de cobalt de 10 %. La production, elle aussi, a fortement crû, de 11 % en dix ans pour le graphite, de 25 % à 35 % pour le manganèse, le cuivre, l’étain et de 85 % pour le cobalt. Celle de lithium a été presque multipliée par 4. La part de l’Afrique dans les réserves a nettement augmenté pour le manganèse (de 30 % à 40 %) et le graphite (de 0 % à environ 1,5 %). Concernant les réserves mondiales de cobalt et de titane, la part de l’Afrique s’élève respectivement à 50 % et 10 %, mais tend à baisser. S’agissant de la production, la part de l’Afrique a progressé depuis 2012 pour la quasi-totalité des métaux considérés, à l’exception du lithium (pour lequel les données de la production africaine sont lacunaires)4.

Image Part de l’Afrique dans les réserves et la production de sept métaux critiques : Réserves
Part de l’Afrique dans les réserves et la production de sept métaux critiques
a. Réserves (en %)
Sources : USGS, calculs des auteurs.
Image Part de l’Afrique dans les réserves et la production de sept métaux critiques - Production
b. Production (en %)
Sources : USGS, calculs des auteurs.

L’Afrique possède ainsi un nombre important de pays producteurs majeurs de minerais critiques essentiels à la transition énergétique, répartis toutefois de façon hétérogène. En 2022, l’Afrique du Sud était le premier producteur mondial de manganèse et le troisième de titane, le Gabon le deuxième producteur mondial de manganèse, la République démocratique du Congo (RDC) le premier producteur mondial de cobalt, le Mozambique le deuxième producteur mondial de graphite et le troisième producteur mondial de cuivre, et Madagascar le troisième producteur mondial de graphite.

Les métaux critiques pour la transition énergétique se trouvent pour les trois quarts localisés dans les pays à faible revenu et le développement de leur exploitation constitue un enjeu de développement durable. L’analyse de la répartition des ressources naturelles en Afrique (pétrole, autres ressources naturelles, métaux critiques identifiés) et par niveau de revenu (faible, intermédiaire) fait apparaître trois enjeux distincts (cf. carte infra). Les pays producteurs d’énergies fossiles (pétrole, charbon, etc.) ont bénéficié d’une hausse du revenu par tête, et sont, à l’exception du Tchad et du Soudan du Sud, des pays à revenu intermédiaire. Néanmoins, cette hausse ne s’est pas forcément traduite par d’importants progrès en matière de développement économique et humain : en 2015, avant la forte baisse des prix mondiaux du pétrole, l’indice de développement humain des pays exportateurs de pétrole était inférieur à celui des pays affichant un PIB par tête équivalent. La diversification économique vers d’autres ressources minières (en particulier les métaux critiques) constitue pour eux un enjeu majeur afin de pallier les risques liés à la perte de compétitivité de leur secteur pétrolier (dont les coûts d’exploitation et les émissions de gaz à effet de serre sont respectivement 15 à 50 % et 80 % plus élevés que la moyenne mondiale [McKinsey, 2022]), à l’épuisement, ou la perte de valeur, de la ressource. C’est également le cas de l’Afrique du Sud, exportatrice de charbon et dont le commerce extérieur pourrait pâtir d’une transition énergétique mondiale, mais qui dispose d’importantes ressources de différents minerais. Par ailleurs, les pays producteurs de métaux critiques pour la transition énergétique, et plus largement les pays riches en ressources naturelles (hors pétrole), sont, pour les trois quarts, des pays à faible revenu, ce qui pose pour eux un enjeu stratégique d’articulation entre l’exploitation des ressources naturelles et l’atteinte des ODD. Enfin, l’Afrique de l’Est reflète un cas singulier du continent africain puisque, sur la base des données existantes, la région concentrerait des pays à faible revenu et pauvres en ressources naturelles.

Image Pays riches en ressources naturelles par niveau de revenu
Pays riches en ressources naturelles par niveau de revenu
Notes : PFR et PRI désignent respectivement pays à faible revenu et pays à revenu intermédiaire. Les pays d’ASS riches en ressources naturelles sont définis selon la classification établie par le FMI (exportations de ressources supérieures à 20 % des exportations totales). Concernant les pays d’Afrique du Nord (pour lesquels le FMI n’établit pas une telle classification), la catégorisation retenue est celle de Mlachila et Ouedraogo (2017).
Sources : USGS (2012-2022), FMI (2022).
Image Part dans la production et dans les réserves mondiales en 2022
Part dans la production et dans les réserves mondiales en 2022
Note : RDC, République démocratique du Congo. Sources : USGS, calculs des auteurs.

Les gisements de métaux africains ont, en apparence, une durée de vie plus limitée qu’ailleurs, ce qui reflète une possible sous‑estimation des réserves du continent

Si la progression de l’Afrique dans la production et les réserves mondiales de minerais critiques pour la transition énergétique est indéniable, le continent semble se distinguer du reste du monde par un épuisement plus rapide de ses réserves. En effet, en 2022, à de rares exceptions près, la part dans la production mondiale des économies africaines est bien supérieure à leur part dans les réserves mondiales.

Image Risque d’investissement et rendement au cours de la durée de vie d’un projet minier
Risque d’investissement et rendement au cours de la durée de vie d’un projet minier
Source : Khan et al. (2016).

Cet épuisement apparemment plus rapide des réserves pourrait refléter des spécificités africaines en matière de risques et de rendements des projets d’extraction (cf. graphique supra). L’Afrique pourrait se caractériser par des risques et des coûts plus élevés qu’ailleurs, notamment en amont de la mise en production, qui pourraient entraîner une sous‑estimation des réserves.

  • Les dépenses d’exploration minières y sont parmi les plus faibles au monde (S&P Global, 2022a) et sont fortement concentrées sur le secteur aurifère (S&P Global, 2022b). Ramenées à la surface du continent et en excluant le secteur aurifère, elles deviennent inférieures à celles des autres continents (Natural Resource Governance Institute, 2022), du fait notamment d’études géologiques encore partielles (Schacherer, 2021).
     
  • Après la découverte d’un gisement, seule une partie des ressources découvertes est exploitée (45 % en moyenne au niveau mondial, Schodde, 2014), un chiffre sans doute plus faible en Afrique, notamment dans les pays en conflit ou instables politiquement.
     
  • Les délais de mise en exploitation peuvent être, selon les minerais, plus élevés en Afrique qu’ailleurs selon le type de métaux, par exemple de 19 ans pour le cuivre, contre 17 ans en moyenne (Schodde, 2014).
     
  • L’exploitation des petits et moyens gisements peut être freinée par la forte présence des grands groupes miniers internationaux, couplée à un morcellement de petits États, un tissu de PME et des capacités techniques locales insuffisamment étoffées. Ce contexte conforte l’enclavement du secteur minier et la concentration des investissements directs étrangers (IDE) sur les gisements les plus importants (African Development Forum, 2023).
     
  • Enfin, la capacité de mobilisation des ressources budgétaires auprès du secteur minier peut être plus faible que sur d’autres continents ou qu’anticipé initialement (Mihalyi et Scurfield, 2021). Les ressources budgétaires issues des ressources naturelles (y compris le pétrole) ne représentent en moyenne que 38 % de la valeur de la rente minière en Afrique (Africa Development Forum, 2023), ce chiffre pouvant être plus faible encore pour le secteur minier. Cela limite la capacité des autorités locales à financer les infrastructures de transport et d’énergie nécessaires au développement du secteur minier.

2. Plusieurs facteurs sont susceptibles d’affecter le développement du secteur minier en Afrique

La faible qualité des infrastructures et de la gouvernance constitue un frein à l’exploration et à la mise en exploitation des réserves africaines

Le développement des minerais critiques en Afrique fait face à de nombreuses contraintes plus prégnantes qu’ailleurs, parmi lesquelles les goulots d’étranglement liés à la faiblesse des capacités administratives et les incertitudes qui résultent d’un climat des affaires moins favorable et d’une moindre qualité de la gouvernance (corruption, risques liés à l’évasion des capitaux).

Alors que les infrastructures tiennent une place primordiale dans le développement économique, notamment les réseaux de transport (Fiorini, 2021), la distribution de ces derniers en Afrique est inefficace et inégalement répartie dans l’espace (Graff, 2019). D’autres types d’infrastructures sont cruciaux pour le développement économique, en particulier pour l’exploitation minière. Les insuffisances  des infrastructures électriques, notamment en Afrique du Sud, constituent ainsi l’une des raisons de la baisse de productivité et de compétitivité des sociétés d’extractions minières. Cette dernière pourrait être compensée par le développement de sites de production d’énergie proches des sites d’extraction. L’enjeu du développement des infrastructures apparaît d’autant plus important qu’elles semblent attirer les IDE (Armah, 2016), et permettent ainsi de financer la recherche et l’exploitation des minerais critiques.

Les interactions entre investissements miniers et développement ont notamment été documentées dans le cadre de la « Nouvelle route de la soie » chinoise, dont l’impact pour le développement africain demeure un champ de débat ouvert. Si les nombreux investissements d’entreprises chinoises dans des projets d’infrastructures à même de faciliter le transport et l’exploitation des minerais africains sont susceptibles de contribuer à la croissance du continent, ils renforceraient en outre le contrôle chinois sur la production de métaux et accentueraient la dépendance économique du continent vis-à-vis de ce pays (Ericsson et al., 2020).

Image Densité des conflits (1989-2022) et localisation des mines (2019, hors pétrole et gaz) en Afrique
Densité des conflits (1989-2022) et localisation des mines (2019, hors pétrole et gaz) en Afrique
Sources : ACLED, Maus et al. (2022).

Les enjeux de gouvernance et de lutte contre la corruption constituent également un frein important à l’exploration et à l’exploitation des ressources en Afrique. Les pays dont la gouvernance est plus faible sont moins attractifs pour les investisseurs (Natural Resource Governance Institute, 2022). Les investissements publics en proie à la corruption engendrent souvent des coûts plus élevés et des infrastructures de moins bonne qualité (Pattanayak et al., 2020). Pour une ressource donnée, une corruption plus marquée ou une gouvernance de moindre qualité rallongent le temps de mise en exploitation. Selon Khan et al. (2016), si les pays à faible revenu parvenaient à améliorer leur gouvernance de façon à ce qu’elle atteigne le niveau de l’Amérique latine, le temps de mise en exploitation des ressources découvertes serait réduit de trois ans.

Une analyse de données d’exploitations minières géolocalisées confirme le rôle joué par la gouvernance dans la localisation des exploitations. En s’appuyant sur la base de données satellitaires de Maus et al. (2022) qui géolocalise 4 917 mines en Afrique (cf. carte supra), nous documentons, aux frontières des pays africains, une discontinuité marquée du nombre de mines, en faveur du pays dont le score de gouvernance est le plus élevé, à partir d’un cadre proche de celui de Cust et Harding (2021). Pour chaque paire de pays partageant une frontière, nous calculons la distance des mines observées à la frontière (cf. carte infra pour la Guinée et la Côte d’Ivoire). Nous comparons ensuite la densité des observations de part et d’autre de la frontière : pour chaque paire, étudiée entre 1965 et 1995, les observations du pays affichant le meilleur score Polity moyen5 sont placées à droite du seuil, et les observations du pays présentant le moins bon score Polity moyen à gauche du seuil. Pour l’analyse statistique (cf. graphique infra), nous ne considérons que les paires de pays ayant en moyenne un écart supérieur à 3 dans leur score Polity, et chaque mine n’est utilisée que dans une seule paire de pays, là où sa distance à la frontière est la plus proche.

Image Distance à la frontière des mines de la Guinée et de la Côte d’Ivoire en 2019
Distance à la frontière des mines de la Guinée et de la Côte d’Ivoire en 2019
Note : Les droites correspondent aux distances des mines à la frontière. Sources : Maus et al. (2022), calculs des auteurs.

Enfin, la mise en exploitation des ressources minières engendre elle-même des risques de corruption ou de violences plus marqués que pour les ressources pétrolières, en raison de possibilités d’exploitation informelle plus importantes. Ce lien, mis en évidence de façon causale sur l’ensemble du continent (Berman et al., 2017), est visible dans la carte sur la localisation des conflits et des mines, notamment aux frontières entre RDC et Rwanda/Burundi, Burkina Faso et Mali, Algérie et Tunisie, ou Sierra Leone et Guinée.

Image Différence de densité des mines autour des frontières en 2019
Différence de densité des mines autour des frontières en 2019
Note : Rupture de densité à la frontière par paire de pays (au sein de chaque paire, le pays avec un meilleur score Polity est à droite de 0, et le pays avec un moins bon score Polity est à gauche de 0). Intervalle de confiance à 95 %.
Sources : Maus et al. (2022), calculs des auteurs.

La réaction de la production africaine aux prix de marché suggère la présence d’effets coûts importants en aval du processus de production

Les questions relatives à l’élasticité‑prix de l’offre de métaux sont relativement peu documentées. Si certains travaux suggèrent une rentabilité plus élevée des projets miniers en Afrique une fois la production initiée (Schodde, 2019), notamment du fait de régulations environnementales et sociales plus faibles (Espagne et Lapeyronie, 2023) peu d’études informent sur la réaction de l’offre de métaux aux fluctuations des prix de marché (à l’exception, par exemple, de Boer et al., 2023). De tels travaux, notamment ceux documentant des asymétries de réaction à la hausse ou à la baisse, sont pourtant riches en enseignements sur les coûts relatifs des différents intervenants et sur leur capacité à adapter leur production aux variations de prix. La réaction de la production de matières premières a été largement étudiée dans le cas du secteur pétrolier, à travers la notion de seuil de rentabilité, qui varie selon les pays producteurs et les types de carburant extraits. Ainsi, lors de la baisse des prix du pétrole en 2020, les producteurs indépendants nigérians, dont les seuils de rentabilité sont plus élevés qu’ailleurs, avaient un risque plus élevé de devoir réduire leurs investissements et leur production (Cherif et Matsumoto, 2020), de même que les producteurs américains de pétrole issu du schiste.

Nous évaluons la réaction de la production aux variations de prix passées, sur la base des données USGS collectées entre 2012 et 2022 pour les sept minerais critiques étudiés dans cet article. Pour cela, nous régressons la variation de la production entre une année t – 1 et différents horizons allant de t à t + 4 sur une variable indiquant si les prix ont augmenté ou diminué entre l’année t – 1 et l’année t. Afin de capturer d’éventuels effets asymétriques, nous conduisons deux régressions séparées sur la base d’une diminution des prix supérieure à 8 % et d’une hausse des prix supérieure à 15 %6. Les régressions sont menées sur l’ensemble de l’échantillon, et le choc de prix est interagi avec une variable indiquant si un pays appartient ou non au continent africain. Nous isolons les effets propres à chaque matériau, pays ou année, en incluant des effets fixes pour chacune de ces variables.

Image Variation de la production à des chocs positifs et négatifs de prix
Variation de la production à des chocs positifs et négatifs de prix
Lecture : Un an après un choc de prix négatif (baisse de prix supérieure à 8 %), la production baisse de 35 % en Afrique et de 4 % hors Afrique.
Note : Effet exprimé net d’effets fixes année, matériau et pays. Intervalle de confiance à 95 %.
Sources : USGS, calculs des auteurs.

Les différences de réactions de la production aux prix entre l’Afrique et les autres continents suggèrent des effets coûts plus importants en Afrique. En effet, en cas de choc positif marqué, la production tend à augmenter de façon statistiquement significative en dehors du continent africain, avec un délai de réaction maximal d’environ trois ans7, tandis que la production sur le continent africain ne semble pas réagir au choc de prix. En revanche, en cas de choc de prix négatif marqué, la production sur le continent africain diminue de façon statistiquement significative, avec un délai moyen maximal de quatre ans, tandis que la production des autres continents apparaît moins élastique au choc (absence de significativité statistique, cf. également African Development Forum, 2023). Ces résultats, encore exploratoires (notamment concernant de possibles endogénéités), suggèrent l’existence d’effets‑couts plus élevés en Afrique8, pouvant se traduire :

  1. en amont, par des risques plus élevés de repousser l’exploration ou la mise en production de réserves, de nombreux gisements demeurant sous‑exploites en Afrique (African Development Forum, 2023) ;
  2. ou en aval par une sensibilité plus forte de la production en cas de baisse des prix.

Symétriquement, une hausse des prix se traduirait également par une plus faible part d’entreprises à même d’en profiter pour augmenter leurs investissements ou leur production. La faible durée de vie apparente des gisements africains serait donc plus susceptible de refléter une sous‑estimation des réserves africaines qu’une forte intensité de la production.

3. Les métaux critiques peuvent‑ils constituer une source de diversification et de développement durable en Afrique ?

La forte demande mondiale de métaux critiques anticipée pourrait concourir à des recettes importantes pour les pays producteurs, à condition de pouvoir soutenir cette demande

La demande de métaux critiques devrait fortement augmenter au cours des dix à quinze prochaines années. Selon les évaluations de Miller et al. (2023), dans un scénario d’atteinte d’émissions nettes nulles de carbone à l’horizon 2050, la demande mondiale pourrait être multipliée par plus de cinq pour la quasi-totalité des métaux critiques à l’horizon 2025, et par plus de douze à l’horizon 2040. Dans ce contexte, il est utile de se demander si les rentes de métaux critiques essentiels à la transition énergétique pourraient constituer un substitut viable pour les économies fortement exposées au risque d’actifs échoués.

Certaines économies africaines riches en pétrole disposent aussi de rentes importantes de minerais critiques pour la transition énergétique (cf. carte infra9). Deux pays apparaissent à la fois comme exportateurs nets de pétrole et producteurs de minerais critiques, à savoir le Nigéria (étain) et le Gabon (manganèse). En outre, au sein de ces pays, la localisation des champs de pétrole suggère une complémentarité spatiale entre les ressources pétrolières (plutôt situées au large des côtes), et les ressources minières (situées dans les terres).

Image Distribution des pays africains par type de ressources produites
Distribution des pays africains par type de ressources produites
Sources : FMI (2022), USGS (2012-2022), Cust et al. (2021).

Nous évaluons les retombées économiques à attendre de l’exploitation des minerais critiques à la transition énergétique en nous concentrant sur le Gabon. Depuis la crise pétrolière de 2015‑2016, les exportations pétrolières du Gabon stagnent et atteignent environ 9 millions de tonnes en volume et entre 3 et 5 milliards de dollars US en valeur (soit environ 30 % du PIB courant), des montants inférieurs à ceux observés à la fin des années 1990 (environ 15 millions de tonnes), ou dans la première moitié des années 2010 (environ 11 millions de tonnes). La valeur maximale des exportations a été atteinte en 2011 (6,8 milliards de dollars US) reflétant à la fois un niveau élevé de production et un cours élevé du pétrole. Après avoir oscillé entre 1 et 4 millions de tonnes jusqu’au milieu des années 2010, les exportations de manganèse ont, quant à elles, fortement augmenté à partir de 2017 pour atteindre près de 10 millions de tonnes. Les valeurs associées sont toutefois bien inférieures à celles des exportations de pétrole (elles ont atteint un maximum de 1,3 milliard de dollars US en 2021).

L’impact du développement du marché du manganèse sur l’activité économique dépendra des effets d’accélération de la demande de manganèse liés à la transition énergétique. Compte tenu de la forte incertitude sur ces effets d’accélération, nous retenons deux scénarios de croissance de la demande. Dans le premier, la croissance de la demande suit la tendance actuelle, sans effet d’accélération. Dans le second, nous supposons que la hausse de la demande adressée au Gabon sera proportionnelle à celle de la demande mondiale dans un scénario d’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050 (sur la base des ordres de grandeur multiplicatifs établis par Miller et al., 2023). Ces deux scénarios impliquent des progressions de la demande mondiale différentes (multiplication par 6,5 d’ici 2040 par rapport à 2021 dans le premier scénario, et par 12 dans le second), et leur plausibilité dépend vraisemblablement de la sensibilité des réserves 10 à l’augmentation de la demande. S’agissant des prix, nous établissons trois hypothèses d’évolution, correspondant :

  1. au minimum des prix observés entre 2014 et 2021 (prix bas) ;
  2. à la moyenne des prix observés sur cette période (prix moyen) ;au maximum des prix observés sur cette période (prix élevé)11.

À titre d’illustration, nous comparons chacun de ces scénarios à la valeur maximale des exportations de pétrole observée historiquement (6,8 milliards de dollars US en 2011), et au PIB en dollars courants de l’année 2021 (20,2 milliards de dollars US).

Image Scénarios d’exportations de manganèse du Gabon
Scénarios d’exportations de manganèse du Gabon
Note : Le scénario n° 1 prévoit une multiplication par 6,5 de la demande d’ici 2040 par rapport à 2021, le scénario n° 2 une multiplication par 12 d’ici 2040.
Sources : BEAC, Banque mondiale, BACI, calculs des auteurs.

Si les exportations de manganèse du Gabon continuaient d’augmenter au même rythme que celui constaté depuis 2016, les recettes engendrées pourraient atteindre le niveau maximal de recettes d’exportations pétrolières observées d’ici 2030 à 2040. Dans un scénario d’exportations beaucoup plus dynamique, où le Gabon suivrait instantanément la demande mondiale anticipée pour la transition énergétique, les recettes de manganèse pourraient dépasser les recettes maximales observées de pétrole entre 2025 et 2030. Dans un tel scénario, moins probable au vu des dynamiques passées et de la durée du cycle de production, elles pourraient atteindre des montants équivalents au PIB actuel du Gabon peu après 2035 (sous réserve que les prix correspondent au maximum des prix observés sur la période 2014‑2021, cf. scénario de demande n° 2, prix élevé)12. Ces scénarios font apparaître de nombreux sentiers possibles de développement sectoriel. Les promesses de développement des métaux critiques, et de croissance économique pour les pays riches en ressources, dépendront de la concrétisation effective des projections de demande (et de prix) à moyen et long terme – qui dépendent pour partie des sentiers d’innovation technologique à venir – mais aussi de la diversification des utilisations de ces métaux, qui est encore loin d’atteindre celle des produits dérivés des hydrocarbures.

Les métaux critiques : une source de développement durable ?

Si elles peuvent, selon les cas, soutenir la croissance économique ou compenser pour partie le déclin anticipé du secteur des hydrocarbures, les dynamiques de production des métaux rares envisagées ne peuvent participer à une création durable de richesse que sous certaines conditions.

Comme dans le cas des hydrocarbures, la première condition a trait aux politiques publiques à mettre en oeuvre pour faire face aux risques de « malédiction des ressources naturelles ». Outre les risques déjà soulignés d’instabilité politique et de conflits liés à l’appropriation de la rente, le développement des matériaux critiques, comme dans le cas des hydrocarbures, peut se traduire par une croissance et un niveau d’investissement plus faibles, notamment en Afrique, seul continent ayant fait face à une perte nette de capital liée à la consommation et à la dépréciation de son capital naturel, en particulier minéral (Banque mondiale, 2021). Face à ces risques, une amélioration du climat des affaires, la promotion de cadres réglementaires stables (notamment des codes miniers appliqués de manière uniforme) et une meilleure transparence et gouvernance du secteur minier lui-même, notamment à travers les initiatives de coordination internationales (Initiative pour la transparence dans les industries extractives – EITI, Charte des ressources naturelles), constituent des points décisifs pour accroître l’attractivité des pays africains.

La qualité de la gestion des finances publiques constitue un enjeu important pour assurer une affectation optimale des ressources minières à des fins de développement durable. Au-delà des objectifs de mobilisation des recettes fiscales et parafiscales associés au partage de la rente en phase d’exploitation, le développement des matériaux critiques implique en amont la mise en place de politiques publiques permettant d’évaluer, de limiter et d’internaliser dans les contrats passés avec les sociétés minières les dépenses publiques collectives engendrées par l’exploitation de ces matériaux (accroissement des stress hydriques, pollution, impact sur la santé, captations de terres arables), notamment par des études d’impact environnemental et de financements conditionnés au respect de l’environnement. Les choix de politique financière des États doivent également prendre en compte les risques d’anticipations excessives de développement des métaux rares. Ceux‑ci peuvent conduire à un endettement excessif et coûteux, à des taux non concessionnels sur les marchés euro‑obligataires ou collatéralisés par du minerai auprès des sociétés minières et de négoce.

La dernière condition concerne la capacité des États africains à désenclaver le secteur minier, à des fins de croissance inclusive, en capturant une part plus importante de la valeur ajoutée des matériaux critiques dans les chaînes de valeur. Cela est notamment nécessaire dans la mesure où le contenu en emplois de l’exploitation des métaux critiques baisse et l’intensité capitalistique s’accroît avec la mécanisation et la numérisation (Baskaran, 2022). Ce désenclavement implique des objectifs de traitement sur place des minéraux bruts. Ainsi, au Gabon, la loi minière (article 148) oblige les sociétés extractives à transformer localement, en partie ou en totalité, les minerais qu’elles extraient. Cela passe également par le développement local des énergies renouvelables, dont la complexité et les coûts de développement nécessitent sans doute une coopération régionale, comme dans le cas du lithium. Ce nexus entre secteur minier et développement local des énergies renouvelables apparaît crucial pour l’Afrique. Cette dernière supporte un coût élevé des émissions de gaz à effet de serre (GES) engendrées par le secteur minier, mais les gains associés profitent à ce stade principalement aux pays développés et émergents. À moyen et long terme, ce développement conjoint semble aussi indispensable pour limiter la dynamique prévisible des émissions de GES du continent, qui résulte tant de sa pression démographique que d’une élévation légitime du niveau de vie des populations africaines.

Annexe : Les métaux critiques en Afrique

 

 En surligné: les dix biens avec le plus de pressions sur la demande selon Miller et al. (2023).
En gras : les sept métaux retenus.
nd : données non disponibles.
Source : USGS.
Minerais Part des pays africains,
production 2022
(en %)a
Pays producteurs en Afrique
(2012-2022)
Tantale 72,8 Burundi, Éthiopie, Mozambique, Nigéria, Ouganda, République démocratique du Congo (RDC), Rwanda
Cobalt 72,1 Afrique du Sud, Madagascar, Maroc, RDC, Zambie
Manganèse 65,5 Afrique du Sud, Côte d’Ivoire, Gabon, Ghana
Chrome 43,9 Afrique du Sud
Hafnium 35,0 Afrique du Sud, Mozambique, Sénégal
Titane (Ilmenite) 34,8 Afrique du Sud, Kenya, Madagascar, Mozambique, Sénégal
Graphite 22,1 Madagascar, Mozambique, Namibie, Tanzanie, Zimbabwe
Cuivre 13,5 RDC, Zambie
Vanadium 9,1 Afrique du Sud
Étain 7,7 Nigéria, RDC, Rwanda
Lithium 5,0 Ghana, Mali, Namibie, RDC, Zimbabwe
Tungstène 1,3 Rwanda
Éléments de terres rares 1,3 Afrique du Sud, Burundi (nd), Madagascar (nd), Tanzanie
Niobium 1,0 RDC, Rwanda
Tellure 0,6 Afrique du Sud
Aluminium 0  
Plomb 0  
Silicone 0  
Magnésium 0  
Molybdène 0  
Nickel 0  
Indium 0  
Zinc 0  
Cadmium 0  
Gallium 0  
Argent 0  
Néodyme nd nd

a Données de production sauf pour les éléments de terres rares (réserves) et le lithium (ressources) pour lesquels ces données sont mieux documentées.

1 La malédiction des ressources naturelles désigne un ensemble de difficultés spécifiques aux pays riches en ressources naturelles (croissance plus faible que les autres, inégalités plus marquées, etc.). Cf. Jacolin et Vertier (2022) dans le rapport CMAF 2021.
2 Cette liste est proche d’autres listes, décrites notamment par Espagne et Lapeyronie (2023).
3 Pour les éléments de terres rares, nous considérons le montant des réserves, car les données de production sont parcellaires ; pour le lithium, nous considérons les données de ressource, car ces dernières ont une étendue géographique nettement plus importante. 
4 Chiffres à interpréter avec prudence, car ne prenant pas en compte l’exploitation informelle, parfois importante (par ex. le cobalt en RDC).
5 Le score Polity, calculé annuellement, va de – 10 (formes de régimes les plus autocratiques) à + 10 (les plus démocratiques).
6 Soit respectivement le premier et dernier quartile des variations annuelles de prix des sept minerais étudiés entre 2012 et 2022.
7 Ces délais de transmission reflètent l’existence de longues chaînes de décision menant à la production de minerai et des coûts importants de diminution/arrêt de la production (Fernandez, 2018). Les délais de réponse à des variations de prix réel varient également fortement selon les minerais : près de huit ans pour le cuivre après le boom de 2004 (Natural Resources Governance Institute, 2022).
8 S’ils diffèrent des estimations avançant une plus grande rentabilité des investissements en Afrique, plusieurs facteurs sont susceptibles d’expliquer ces écarts (différences d’échantillons de métaux et de fenêtres temporelles, méthodologie d’évaluation différente).
9 Cette carte ne prend pas en compte les risques d’actifs échoués liés au secteur gazier.
10 Ces dernières étaient, selon l’USGS, 13 fois supérieures à la production annuelle en 2022, un chiffre qui peut paraître faible au regard des scénarios proposés, et à interpréter avec prudence. Selon ces données, le Gabon représente 2 % des réserves mondiales, alors que selon d’autres estimations, la seule mine de Moanda représenterait 25 % des réserves mondiales (source).
11 Les prix étudiés correspondent ici à la valeur des exportations selon BACI divisée par le volume des exportations donné par la BEAC. Ces hypothèses de prix n’incluent pas d’effets sur les prix à l’exportation des projections d’accélération de la demande ou l’effet du retraitement sur place du manganèse recherché par le Gabon.
12 Un autre exercice utile serait d’estimer l’impact des hausses projetées de la production de manganèse sur les ressources budgétaires, mais les données sur les recettes issues du manganèse sont pour l’heure indisponibles. À titre indicatif, en 2022, les ressources budgétaires pétrolières correspondaient à environ 25 % des exportations de pétrole (en valeur).

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