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Conflits et consentement à l’impôt de l’État en Afrique

Mise en ligne le 17 Octobre 2023
Auteurs : Paul Vertier

Le nombre de pays en situation de conflit sur le continent africain a augmenté au cours des dernières années. En moyenne depuis 1989, selon le Fonds monétaire international (FMI, 2019), la part de pays d’Afrique subsaharienne (ASS) en situation de conflit1 a toujours représenté plus de 20 % du total. Tandis que cette part a diminué entre 1990 et 2010 (de 35 % à 20 % environ), elle augmente depuis le milieu des années 2010. L’ASS est ainsi la deuxième région la plus touchée par les conflits au monde, derrière la région Moyen‑Orient et Afrique du Nord.

Par ailleurs, dans un contexte de marges de manœuvre financières en baisse et de besoins de financement en forte hausse2, la mobilisation des ressources intérieures est un facteur clé de développement du continent. Cependant, le continent africain est caractérisé par une très faible pression fiscale. Selon le FMI Aslam et al., 2022), en 2019, les recettes fiscales en ASS représentaient 15 % du PIB (contre 25 % en moyenne pour les pays émergents hors ASS, et 40 % pour les économies avancées).

Image Recettes fiscales issues de l’impôt sur le revenu (2010‑2019) et part d’individus considérant que l’État n’a pas toujours le droit de taxer
Recettes fiscales issues de l’impôt sur le revenu (2010‑2019) et part d’individus considérant que l’État n’a pas toujours le droit de taxer Note : Corrélation nette des effets du PIB par habitant à parité de pouvoir d’achat en 2010, et de la croissance du PIB par habitant entre 2010 et 2019.
Sources : Afrobaromètre, Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations unies (UNU-WIDER) ; base de données Government Revenue Database.

Dans ce contexte il est intéressant d’étudier l’effet des conflits en ASS sur la capacité de l’État à collecter l’impôt, notamment au moyen d’un facteur particulier : le consentement à l’impôt. Ce dernier est entendu comme l’accord du contribuable sur le paiement des impôts dont il doit s’acquitter. Ce concept, qui reflète un ensemble de préférences et de valeurs des individus, se rapproche du concept anglo‑saxon de tax morale (motivation intrinsèque à payer ses impôts), et se distingue du paiement effectif de l’impôt (tax compliance). Il peut être mesuré de différentes manières, notamment par l’évaluation, faite par les contribuables, de la légitimité de l’État à taxer ou du caractère répréhensible de la fraude fiscale. Bien que n’étant pas une mesure directe du respect des règles fiscales, il en est un déterminant important (Cummings et al., 2009). De plus, il s’avère corrélé avec la part des recettes fiscales dans le PIB (Organisation de coopération et de développement économiques – OCDE, 2019 et cf. graphique ci‑contre).

Plus spécifiquement, dans le contexte démographique africain, la question sur les effets d’une exposition au conflit des jeunes générations se pose. En effet, la population africaine est la plus jeune au monde, la moitié de la population ayant moins de 19 ans (Organisation des Nations unies – ONU, 2023). De surcroît, la croissance démographique du continent devrait fortement augmenter à moyen terme. Ainsi, selon les projections de l’ONU, 2022), la population d’ASS devrait presque doubler d’ici 2050, à 2,1 milliards d’habitants, contre 1,2 milliard en 2020. Dès lors, et bien que les conflits soient susceptibles d’affecter toutes les populations, il est utile de se demander si les conflits vécus par les jeunes générations auront des effets persistants sur leur consentement à l’impôt à l’âge adulte.

L’approche retenue pour cet article est celle par les « années impressionnables ». Selon cette théorie, les évènements vécus par les individus au cours de leurs années de jeunesse ont une influence durable sur leurs préférences sociales. Les tests empiriques de cette théorie, popularisés par les travaux de Malmendier et Nagel (2011), portent principalement sur des chocs macroéconomiques (récessions, périodes de forte inflation, hausse des inégalités), dans un contexte américain ou européen. La méthodologie utilisée pour ces travaux est adaptée au sujet de cet article en testant l’effet d’une exposition au conflit entre 0 et 24 ans sur le consentement à l’impôt entre 25 et 56 ans.

Cette méthodologie comporte des avantages et des inconvénients. Au compte des inconvénients, il convient de noter que cette méthode permet uniquement d’évaluer des effets durables des conflits3, transitant par les préférences des individus. Par ailleurs, elle suppose de faire appel à des données d’enquête susceptibles de comporter des biais de déclaration. Elle a cependant l’avantage de s’approcher d’une identification causale puisqu’elle repose sur une hypothèse, plausible, d’indépendance entre la date de naissance d’un individu et les dates de conflits de son pays.

Le choix du périmètre de l’étude est guidé par les spécificités du contexte africain et des contraintes de disponibilité des données .

  • S’agissant des conflits, l’analyse est concentrée sur les conflits intraétatiques impliquant des forces armées gouvernementales, ce qui représente la plus grande part des conflits sur le continent africain. Selon les données désagrégées de l’Uppsala Conflict Data Program (UCDP) et de l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (International Peace Research Institute in Oslo, PRIO), les conflits impliquant des forces gouvernementales seraient à l’origine de 64 % des décès liés à des conflits entre 1989 et 2022 en ASS (hors génocide au Rwanda, qui explique 45 % des décès liés à des conflits au cours de cette période). Entre 1946 et 2021, selon la base de données sur les conflits armés de l’UCDP/PRIO, 33 % des 2 568 conflits mondiaux recensés impliquant des forces gouvernementales ont eu lieu en Afrique. Parmi eux, 64 % étaient intraétatiques strictement nationaux (c’est‑a‑dire opposant l’armée régulière à des troupes rebelles), 25 % étaient intraétatiques et internationalisés (l’un des deux acteurs ayant le soutien de troupes étrangères), 3 % étaient interétatiques (à savoir opposant les armées régulières de deux pays différents), et 8 % étaient extra‑systémiques (c’est‑a‑dire opposant une armée régulière à des groupes rebelles en dehors des frontières nationales).
     
  • S’agissant des impôts, l’étude se concentre sur ceux dus par les ménages et ignore les effets des conflits sur ceux dus par les entreprises4. Les ménages sont en effet à l’origine de la majorité des recettes fiscales des États africains. En 2019, selon les données de la Government Revenue Dataset de l’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations unies (UNU‑WIDER 5), 60 % des recettes fiscales en ASS provenaient des ménages (dont un tiers d’impôts sur le revenu). En outre, au sein des pays à faible revenu et des pays à revenu intermédiaire d’ASS, l’impôt sur le revenu des ménages, bien qu’il constitue une part plus faible que les impôts indirects, représente une part du PIB plus élevée que l’impôt sur les sociétés.

Le croisement des données de l’enquête de l’Afrobaromètre (2002‑2018) et celles de l’UCDP/PRIO sur les conflits intraétatiques impliquant des forces armées gouvernementales (1946‑2021) fait ressortir que les individus ayant connu un conflit entre 15 et 24 ans ont un moindre consentement à l’impôt levé par les États. Ces résultats sont obtenus indépendamment de caractéristiques des individus susceptibles d’être corrélées à leur consentement à l’impôt, telles que le genre, le niveau d’éducation, la situation professionnelle et le lieu de vie (urbain ou rural). Les âges au cours desquels les effets sont les plus marqués (15‑24 ans) sont ceux lors desquels, selon divers travaux de psychologie sociale, les valeurs et les préférences sociales tendent à se cristalliser (Carreri et Teso, 2021). En moyenne, chaque année supplémentaire de conflit vécue par un individu entre ses 20 et 24 ans conduirait à une hausse des déclarations de non‑consentement à l’impôt d’environ 0,4 pp. La durée moyenne d’exposition aux conflits entre 20 et 24 ans parmi la population qui a connu au moins une année de conflit dans cette tranche d’âge étant de 3,3 ans, le taux de déclaration de non‑consentement à l’impôt au sein de cette population est supérieur de 1,3 pp par rapport à celui des autres individus (le taux moyen de non‑consentement étant de 17 %).

Bien qu’il ne puisse être exclu que divers canaux expliquent ce résultat, l’étude montre que ces derniers sont en partie liés à une baisse de la confiance envers l’État. Parallèlement, cette confiance se reporterait sur la sphère familiale, suggérant un repli sur soi accru des populations concernées.

 

1. Revue de littérature : les conflits sont susceptibles d’affecter le consentement à l’impôt par des canaux multiples

Les conflits ont des effets politiques et économiques complexes. S’agissant des effets politiques, la littérature se partage en deux courants principaux. Le premier, issu notamment des travaux de Tilly (1975), fait l’hypothèse que les conflits, qu’ils soient internes ou externes, sont une composante essentielle du renforcement de la capacité de l’État. De nombreux travaux, théoriques et empiriques, ont ainsi montré que les conflits militaires ont été à l’origine de la mise en place de systèmes centralisés de collecte des impôts (Gennaioli et Voth, 2015), et ont renforcé l’esprit de coopération (Caprettini et Voth, 2022). Le second courant met principalement en évidence des effets négatifs en matière de confiance (Rohner et al., 2013), qui sont hétérogènes selon que les individus appartiennent au camp victorieux ou vaincu (Grosjean, 2014) et selon que le conflit soit intra ou extragroupe. De telles conclusions opposées se retrouvent également dans les études sur les effets macroéconomiques des conflits. Une large littérature, dans le sillage des travaux de Collier (1999) a mis en évidence l’existence d’effets négatifs durables sur l’activité économique (Novta et Pugacheva, 2021), pouvant aggraver l’informalité (UN‑Habitat, 2019) et même mener à des conflits sans fin (« conflict trap »). Néanmoins, certaines contributions ont montré que les effets négatifs sur l’activité économique pouvaient être de courte durée (Miguel et Roland, 2011), et que la persistance des effets dépendait du type de conflit (Collier, 1999). S’agissant plus particulièrement des recettes fiscales de l’État, les épisodes de conflit les réduiraient de façon substantielle (Dama, 2021).

Cet article s’inscrit dans une lignée de travaux documentant l’effet des conflits sur les préférences des individus, par nature multiples. Si certains travaux ont montré que les conflits augmentent le soutien à des politiques redistributives (Shai, 2023), d’autres ont montré qu’ils augmenteraient également le risque de comportements antisociaux (Gangadharan et al., 2022).

Tandis que la plupart des articles sur le sujet étudient les effets immédiats des conflits sur les individus, l’approche de cet article, quant à elle, vise à isoler leurs effets de long terme sur les préférences des individus, à l’aide d’une approche par les années impressionnables. Au-delà de l’intérêt de cette méthode pour isoler des effets de long terme des conflits, elle permet d’opérer une identification causale plus crédible que des travaux étudiant l’effet contemporain des conflits (en raison de la forte endogénéité de ces derniers à divers facteurs économiques, politiques et sociaux). Elle repose en effet sur l’hypothèse, plausible, que la date de naissance d’un individu est indépendante des dates d’occurrence des conflits dans son pays. La simplicité de ce cadre analytique explique en partie la multiplicité d’études le mobilisant, principalement concernant des évènements macroéconomiques en Europe et aux États-Unis tels que des récessions économiques (Malmendier et Nagel, 2011), ou la hausse des inégalités (Roth et Wolfhart, 2021). Si certains travaux ont par ailleurs mis en évidence les effets de périodes de changement social vécues lors d’années impressionnables (Akbulut‑Yuksel et al., 2020), rares sont ceux portant sur les effets des conflits vécus au cours de ces années et plus rares encore ceux portant sur les économies africaines (à l’exception notable d’Adhvaryu et Fenske, 2023).

Le consentement à l’impôt est, quant à lui, un concept pouvant revêtir plusieurs significations. Trois grandes approches peuvent être distinguées (Delalande, 2022) :

  1. une approche « universelle », inspirée de la Révolution française, selon laquelle l’impôt est une obligation fondant le contrat social ;
  2. une approche « redistributive », fondant la légitimité de l’impôt sur la capacité de l’État à financer, grâce à lui, des services publics et à limiter les inégalités sociales ;
  3. une approche « par l’offre » selon laquelle l’impôt est consenti tant qu’il ne constitue pas un frein à l’activité économique.

Au-delà de ces diverses motivations intrinsèques, le consentement à l’impôt peut également refléter des motivations extrinsèques, liées au système d’incitation ou de sanction que met en place l’État pour assurer le paiement des impôts (Slemrod, 2019), et varier selon les caractéristiques des individus. En Afrique, une étude (Ali et al., 2014) a quantifié différents déterminants du consentement à l’impôt à l’aide des données de l’Afrobaromètre, sans toutefois étudier le rôle des conflits. Les auteurs montrent que le consentement à l’impôt dépend :

  1. de la qualité des services publics fournis dans le pays ;
  2. du niveau de richesse ;
  3. de la connaissance du système fiscal et de la perception d’un traitement différencié du groupe ethnique de l’individu de la part du gouvernement.

Les études documentant les effets des conflits sur le consentement à l’impôt demeurent toutefois rares6.

Si cette étude ne traite pas de manière exhaustive les canaux par lesquels les conflits affectent le consentement à l’impôt7, elle montre toutefois que la réduction de la confiance en l’État est un canal possible. Ce résultat est cohérent avec divers travaux montrant l’importance de la confiance envers l’État dans le consentement à l’impôt (Banque mondiale, 2022).

 

2. Statistiques descriptives des données de conflit et de consentement à l’impôt

Les données d’enquête de l’Afrobaromètre sont comparées aux données de l’UCDP/PRIO (Armed Conflict Dataset, version 22.1) sur les conflits. Les données de l’Afrobaromètre sont collectées pour l’ensemble des tours d’enquêtes 2 à 7 (soit de 2002 à 20188). Les données sur les conflits couvrent la période 1946‑2021. Seules les données des pays disponibles pour l’ensemble des tours de l’Afrobaromètre (soit 16 pays9) sont conservées.  

La période des « années impressionnables » se définit dans cette étude de façon flexible : de 0 à 24 ans. En effet, la littérature sur le sujet fournit différentes définitions de ce que couvrent les années impressionnables : Adhvaryu et Fenske (2023) les définissent comme les années de 0 à 14 ans, tandis que Carreri et Teso (2021) les définissent comme les années de 18 à 25 ans.

Afin d’avoir un échantillon stable dans le temps, l’étude se concentre sur les individus âgés de 25 à 56 ans au moment de l’enquête. La borne inférieure à 25 ans correspond à la première année après la borne supérieure des années impressionnables (période 0‑24 ans). La borne supérieure à 56 ans est liée à la première année d’enquête (2002). À cette date, l’individu le plus âgé pour lequel il est possible de savoir, pour chacune de ses années entre 0 et 24 ans, s’il a vécu un conflit, devrait être né au plus tôt en 1946 (début des données UCDP/PRIO) et donc âgé de 56 ans en 2002.

Il est considéré qu’un individu a été exposé à un conflit si le pays dans lequel il vivait au moment où il a été interrogé était en situation de conflit selon les données UCDP/PRIO. À partir de cette variable, la variable explicative est construite en groupant les années possibles d’exposition par intervalles de cinq ans : 0 à 4 ans, 5 à 9, 10 à 14, 15 à 19 et 20 à 24. La variable explicative indique alors, pour chacun de ces intervalles, le nombre d’années de conflit qu’a connues l’individu.

L’appariement des données de l’Afrobaromètre et des données de conflits UCDP/PRIO est réalisé à l’échelle nationale : ce choix reflète à la fois des contraintes en matière de données et la volonté de garder des canaux de transmission larges. D’une part, les données de conflits géolocalisées à un niveau infranational ne sont disponibles que depuis 1989 : utiliser ces données restreindrait considérablement la taille de l’échantillon d’individus étudiés. D’autre part, utiliser des données de conflits géolocalisées impose des hypothèses d’identification fortes. Les données de l’Afrobaromètre renseignent uniquement le lieu de résidence de l’individu au moment de l’enquête et non celui de naissance. Ainsi, la mesure d’exposition au conflit suppose que l’individu a toujours vécu là où il est interrogé, et que l’exposition éventuelle au conflit a eu lieu à cet endroit. Or, cette hypothèse, invérifiable dans les données, a plus de chances d’être vérifiée en réalisant l’appariement à un niveau national qu’à un niveau local. En outre, définir les conflits au niveau national permet de tester l’hypothèse que les conflits affectent les individus même s’ils n’y ont pas pris part ou n’y ont pas été exposés directement. Cette étude se distingue donc de celle d’Adhvaryu et Fenske (2023), qui est la plus proche sur ce sujet, et dans laquelle les auteurs utilisent des données de conflits géolocalisées.

La mesure de consentement à l’impôt étudiée est donnée par la question suivante des enquêtes Afrobaromètre : « Indiquez si vous êtes en accord ou en désaccord avec la proposition suivante : les autorités fiscales ont toujours le droit de faire payer des impôts aux contribuables. 1 = Pas du tout d’accord, 2 = Pas d’accord, 3 = Ni d’accord ni pas d’accord, 4 = D’accord, 5 = Totalement d’accord »

Sur cette base, la mesure d’absence de consentement à l’impôt est définie par une variable valant 1 si les individus ont indiqué être « pas du tout d’accord » ou « pas d’accord » avec la proposition, et 0 autrement. Dans la suite de l’article, seule cette variable est utilisée comme mesure de consentement à l’impôt, bien qu’elle constitue une mesure indirecte et imparfaite de ce dernier, reposant sur une évaluation de la légitimité de l’État à taxer10. Elle s’avère cependant corrélée avec d’autres variables permettant d’évaluer le rapport à l’impôt des individus, comme celles indiquant notamment si i) l’individu juge acceptable ou non de ne pas payer les impôts sur le revenu dus à l’État (variable qui permettrait, selon Ali et al., 2014, de mesurer plus finement le consentement à l’impôt) ou ii) s’il a refusé ou non de payer un impôt qu’il devait au cours de l’année passée11. Ces variables sont toutefois disponibles sur un nombre plus faible de tours d’enquêtes.

Au sein de l’échantillon apparié, 17 % des individus ne consentent pas à l’impôt. Cette part est dans l’ensemble relativement homogène entre pays, la plupart des valeurs étant comprises entre 13 et 19 % à l’exception du Ghana (7 %), du Lesotho (25 %) et du Malawi (31 %). Elle est en moyenne identique entre hommes et femmes, mais est plus forte chez les personnes sans emploi, avec un plus faible niveau d’éducation, jeunes et vivant en milieu rural12.

Image Corrélation entre refus de payer ses impôts, acceptabilité de la fraude fiscale et mesure retenue de consentement à l’impôt
Corrélation entre refus de payer ses impôts, acceptabilité de la fraude fiscale et mesure retenue
de consentement à l’impôt (axe des ordonnées : part d’individus estimant que l’État n’a pas toujours le droit de taxer, en %)
Note : La barre horizontale désigne la moyenne de la variable considérée au sein de l’échantillon. Source : Afrobaromètre.

La prévalence des conflits au sein de l’échantillon est importante, mais hétérogène. Parmi les individus interrogés, 55 % ont connu au moins une année de conflit entre 0 et 24 ans, et environ un tiers des individus ont connu au moins une année de conflit sur chaque tranche d’âges impressionnables de 5 ans. Néanmoins, au sein de l’échantillon, six pays n’ont connu, au sein des données UCDP/PRIO, aucune période de conflit entre 1946 et 2018 (Botswana, Cap‑Vert, Malawi, Namibie, Tanzanie et Zambie). Dans trois autres pays (Afrique du Sud, Mozambique, Ouganda), les individus interrogés ont passé plus d’un tiers de leurs 24 premières années dans un contexte de conflit.

Image Part d’individus ne consentant pas toujours à l’impôt comparativement au nombre d’années de conflit vécues
Part d’individus ne consentant pas toujours à l’impôt comparativement au nombre d’années de conflit vécues entre 0 et 24 ans
Source : Afrobaromètre.
Image Effet de diverses caractéristiques individuelles sur la probabilité de ne pas toujours consentir à l’impôt
Effet de diverses caractéristiques individuelles sur la probabilité de ne pas toujours consentir à l’impôt
Note : Les résultats sont issus d’une régression linéaire multivariée. Les barres jaunes désignent des intervalles de confiance à 95 %. Toutes les variables sont standardisées. Source : Afrobaromètre.

3. Résultats principaux et discussion

Si la comparaison directe du nombre moyen d’années de conflit entre 0 et 24 ans et le consentement à l’impôt moyen d’un pays n’indique pas de corrélation évidente, elle ne constitue toutefois pas un cadre d’analyse pertinent. En effet, celui‑ci peut capturer un grand nombre d’autres facteurs corrélés à la fois avec l’exposition au conflit et le consentement à l’impôt. Dans cet article, la stratégie empirique vise donc à exploiter les fortes différences d’exposition entre individus de différentes cohortes (d’année de naissance) dans différents pays13, tout en contrôlant certains facteurs de confusion propres aux individus, aux pays dans lequel ils résident ou à la cohorte à laquelle ils appartiennent (cf. encadré).

Selon notre estimation, les individus ayant connu des années de conflit lorsqu’ils étaient âgés de 15 à 24 ans ont une probabilité plus élevée de déclarer une absence de consentement à l’impôt. Avant 14 ans, les conflits n’ont aucun d’effet sur le consentement à l’impôt : l’effet est négatif, non significatif, et n’évolue pas entre les âges d’exposition étudiés. Entre 15 et 24 ans, l’effet est positif et en hausse progressive : il est d’environ 0,2 pp (bien que non significatif) pour la tranche d’âge 15‑19 ans, et de 0,4 pp et nettement significatif (à 1 %) pour la tranche d’âge 20‑24 ans.

Image Effet d’une année supplémentaire d’exposition au conflit au sein de différentes tranches d’âge sur la probabilité de ne pas toujours consentir à l’impôt
Effet d’une année supplémentaire d’exposition au conflit au sein de différentes tranches d’âge sur la probabilité de ne pas toujours consentir à l’impôt
Sources : Afrobaromètre, Uppsala Conflict Data Program (UCDP) et Institut de recherche sur la paix d’Oslo (International Peace Research Institute in Oslo, PRIO) ; calculs de l’auteur.

Quantitativement les valeurs estimées suggèrent des effets non négligeables. Comme le montre le graphique de gauche supra, l’effet d’une année supplémentaire de conflit dans la tranche 20‑24 ans est de 0,4 pp. Sachant que, parmi les individus qui ont connu au moins une fois un conflit dans la tranche 20 et 24 ans, le nombre moyen d’années de conflit vécues est de 3,3 ans, l’écart moyen de déclaration de non‑consentement à l’impôt entre cette population et ceux qui n’ont jamais connu de conflit entre 20 et 24 ans serait de 1,3 pp, soit une hausse d’environ 8 % par rapport au taux moyen de déclaration (17 %). Ces deux effets s’accompagnent d’une baisse de la confiance envers l’État, et d’une hausse en miroir de la confiance envers les membres de la famille.

Étant donné que les conflits en Afrique affectent négativement la confiance des individus envers les institutions, leur moindre consentement à l’impôt pourrait y être lié. Ce lien est d’autant plus probable que l’effet des conflits sur la confiance est plus fort sur la tranche d’âge 20‑24 ans (cf. graphique « Effet des conflits sur la confiance »), celle‑la‑même où l’effet sur le consentement à l’impôt est le plus marqué.

Image Effet des conflits sur la confiance
Effet des conflits sur la confiance
Note : L’axe des ordonnées reflète l’effet d’une année supplémentaire d’exposition au conflit au cours de la tranche d’âge déterminée en axe des abscisses sur la probabilité de déclarer une forte confiance en l’État ou en la famille.
Sources : Afrobaromètre, Uppsala Conflict Data Program (UCDP) et Institut de recherche sur la paix d’Oslo (International Peace Research Institute in Oslo, PRIO) ; calculs de l’auteur.

Ce résultat diffère cependant de celui de l’étude la plus proche sur le sujet, documentant de faibles effets des conflits sur les préférences sociales des citoyens africains (Adhvaryu et Fenske, 2023, cf. note 6 supra, p. 52). Les auteurs de cette étude s’appuient sur les mêmes sources de données, mais les utilisent à un niveau de géolocalisation plus granulaire et sur une moindre profondeur temporelle. Cette différence d’appariement des données, impliquant des définitions différentes de l’exposition au conflit, et donc des hypothèses d’identification différentes, pourrait expliquer les différences de résultats. En particulier, il est possible qu’une spécification reposant sur une identification locale des effets des conflits (à travers la différence d’intensité d’exposition à des conflits locaux entre individus d’une même cohorte), sous‑estime leurs effets. En effet, si les conflits affectent à la fois les préférences de ceux qui les ont vécus directement (en subissant le conflit ou en y participant) et de ceux qui les ont vécus indirectement (en en entendant parler par les médias par exemple), une telle spécification intégrerait, dans le groupe de contrôle, des individus dont les préférences ont également été affectées par le conflit. Ceci pourrait réduire mécaniquement l’effet de traitement. L’identification proposée, qui définit l’exposition au conflit à l’échelle nationale, présente un risque moindre de sous‑estimation de ce point de vue. Elle présente cependant d’autres risques de sous‑estimation. En particulier, entre pays, des individus considérés comme n’ayant pas connu de conflits pourraient être affectés par des conflits ayant lieu dans des pays voisins (par exemple dans le cas de conflits transfrontaliers).

Enfin, étant donné la profondeur temporelle de l’étude et la méthode d’estimation employée, les résultats suggèrent que les conflits réduisent le consentement à l’impôt de manière durable (indépendamment du pouvoir politique en place), à travers des changements de préférence des individus. La capacité des États africains à mobiliser leurs ressources à plus long terme pourrait dépendre, notamment, des conflits que connaissent actuellement leurs populations les plus jeunes. Or, plus la mobilisation de ressources reposera sur le recours à l’impôt sur le revenu, plus les effets des conflits seront préjudiciables. En effet, actuellement, l’impôt indirect est majoritaire et est, par sa nature, moins sujet au risque de non‑consentement. L’augmentation de la conflictualité sur le continent pourrait faire peser un risque accru sur la capacité des États à mobiliser, à l’avenir, les ressources nécessaires au financement de leur développement.

1 Dans cette analyse, le FMI reprend la définition de la base de données sur les conflits armés (Armed Conflict Dataset) de l’Uppsala Conflict Data Program (UCDP) et de l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo (International Peace Research Institute in Oslo, PRIO). Cette dernière identifie un pays comme étant en conflit au cours d’une année si au moins 25 décès liés à des conflits y ont été comptabilisés. Elle classifie les conflits en trois catégories : conflits impliquant des forces gouvernementales (qui peuvent être inter ou intra-étatiques), conflits n’impliquant pas de forces gouvernementales, et violences perpétrées de façon unilatérale.
2 Cf. chapitre 1.
3 Si les effets de court terme sont nombreux, ils sont toutefois particulièrement difficiles à évaluer de façon causale, les conflits étant fortement endogènes à de nombreux facteurs économiques ou sociopolitiques.
4 Les taxes levées par des troupes rebelles ou des États autoproclamés sont également hors du champ de cette étude. Ne sont pas non plus considérés les impôts exigés par des autorités locales hors de tout mandat de l’État, qui pèsent particulièrement sur les individus les plus vulnérables du secteur informel (Banque mondiale, 2022), et qui sont plus répandus dans des économies où les conflits sont marqués (Olsson et al., 2022).
5 United Nations University World Institute for Development Economics Research.
6 Galletta et Giommoni (2023) ont montré, dans le cas italien, que les individus ayant eu un membre de leur famille tué au cours de la Seconde Guerre mondiale ont un moindre consentement à l’impôt. Adhvaryu et Fenske (2023) ont mis en évidence de faibles effets des conflits durant les années de jeunesse des individus sur diverses mesures de préférences politiques en Afrique. Si le consentement de l’impôt y est inclus comme variable d’étude, il est combiné à d’autres variables et n’est pas étudié en tant que tel.
7 En particulier, il n’est pas à exclure que les effets varient, entre autres, selon les caractéristiques des individus, l’intensité du conflit, son type (intra ou interétatique) ou sa localisation (milieu urbain ou rural).
8 L’Afrobaromètre a fait l’objet de 8 tours d’enquêtes entre 1999 et 2022. Au moment de la rédaction de cet article, les données étaient disponibles uniquement jusqu’au tour 7. Les données sur le consentement à l’impôt n’étaient disponibles qu’à partir du tour 2.
9 Afrique du Sud, Botswana, Cap-Vert, Ghana, Kenya, Lesotho, Malawi, Mali, Mozambique, Namibie, Nigéria, Ouganda, Sénégal, Tanzanie, Zambie et Zimbabwe.
10 Comme discuté par Ali et al. (2014), son principal inconvénient est qu’elle capture également l’avis de l’individu interrogé sur la mise en oeuvre de la politique fiscale (qui peut être corrélé avec son opinion sur la qualité du gouvernement en place). Néanmoins, elle est celle qui a été la plus systématiquement utilisée dans les enquêtes de l’Afrobaromètre, ce qui est important pour la qualité de l’identification économétrique.

11 Cette variable a cependant l’inconvénient de faire explicitement le lien avec une éventuelle insatisfaction vis-à-vis du gouvernement en place, ce qui ajoute une dimension conjoncturelle à la question posée.
12 Une analyse complémentaire sur un nombre restreint de tours suggère que, conditionnellement à ces caractéristiques, les individus travaillant dans le secteur informel n’ont pas un consentement à l’impôt différent des autres.
13 L’identification est donc à la fois entre pays (pour deux individus de pays différents, d’un même âge lors d’une année donnée, l’un peut avoir connu la guerre dans son pays à un âge donné et l’autre non) et entre cohortes (pour deux individus interrogés à des dates identiques dans un même pays, mais pas nés à la même date, l’un peut avoir connu un conflit pendant un âge donné et l’autre non, en raison de ces dates de naissance différentes).

 

Équation d’estimation et hypothèses d’identification

L’équation d’estimation est la suivante :

Yi = α + βTi + μnais. + θenqu. + γpays + (θenqu. × γpays) + (μnais. × θinter) + Xi + εi

Où Yi est notre mesure de consentement à l’impôt, pour un individu i ; Ti est la variable de traitement indiquant si l’individu i a vécu un conflit dans son pays au cours de ses années impressionnables ; μnais. est un effet fixe propre à l’année de naissance de l’individu ; θinter est un effet fixe propre à l’année d’enquête ; γpays est un effet fixe pays et Xi est un ensemble de contrôles propre à chaque individu, à savoir son genre, son niveau de vie et d’éducation, son statut d’emploi, et son lieu de vie (urbain ou rural).

L’effet fixe pays γpays vise à éliminer l’effet propre au fait d’être né et de vivre dans un pays donné, quelles que soient les années d’enquête et de naissance de l’individu. L’effet fixe année d’enquête θinter vise à éliminer l’effet propre à l’année d’enquête, quels que soient le pays de l’individu et son année de naissance. Enfin l’effet fixe année de naissance μnais. vise à éliminer l’effet propre à l’année de naissance de l’individu, quels que soient son pays et l’année de l’enquête. L’effet fixe (θenqu. × γpays) capture de potentiels chocs idiosyncratiques pouvant affecter les réponses de l’ensemble des individus d’un pays au cours de l’année d’enquête. Il peut donc inclure, entre autres, des conflits ayant lieu au sein du pays lors de l’année de l’enquête, mais également des chocs spécifiques à un pays donné (par exemple, pour les pays exportateurs nets de pétrole, de fortes variations des prix de ce dernier, pouvant affecter la structure des impôts collectés). L’effet fixe (μnais. × θinter) capture, enfin, de potentiels effets de l’âge sur les réponses des individusa.

Une interprétation causale ne peut se faire que si l’exposition des individus aux conflits est un facteur non affecté par d’autres. Dans les faits, cette exposition varie selon le pays et l’âge de l’individu interrogé, reflétant les variations au cours du temps et de l’espace des conflits en Afrique. Toutefois, conditionnellement à ces facteurs d’âge et de cohorte, il n’est pas établi de sélection des individus interrogés sur la base de caractéristiques observables telles que l’âge, la situation d’emploi, le niveau d’éducation ou le lieu de vie. En d’autres termes, les individus interrogés ayant connu un conflit à un âge donné n’ont pas, en moyenne, des caractéristiques différentes qui pourraient expliquer des préférences différentesb.

Une autre hypothèse est que la variable de traitement retenue est un indicateur fiable de l’ampleur de l’exposition effective des individus aux conflits. Bien que ceci ne puisse être vérifié directement dans les données de l’Afrobaromètre, il est constaté que les individus ayant vécu pendant leurs jeunes années dans un pays ayant connu des conflits perçoivent une conflictualité plus élevée au sein de la sociétéc, ce qui pourrait révéler une exposition plus fortes aux conflits.

a Adhvaryu et Fenske (2023), par contraste, mobilisent un seul tour de données de l’Afrobaromètre. L’identification vient dès lors du fait qu’au sein d’un même pays et d’une même cohorte, différents conflits peuvent avoir lieu à différents endroits donnés au cours d’une même année.
b En régressant les variables d’exposition au conflit entre 0 et 24 ans sur ces différentes caractéristiques, le R2 attribuable aux caractéristiques observables des individus est inférieur à 0,3 %.
c Telle que mesurée, dans le tour 2 de l’Afrobaromètre, par la part d’individus indiquant que les conflits entre différents groupes dans le pays arrivent souvent ou toujours.

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