Bloc-notes Éco

"Too little, too late" : impact d’une transition climatique désordonnée

Mise en ligne le 8 Février 2022
Auteurs : Annabelle De Gaye, Noëmie Lisack

Billet n°255. Afin d’évaluer les risques financiers associés au changement climatique, la Banque de France et l’ACPR ont développé une suite de modèles quantifiant des scenarios adverses de transition bas carbone en France. Malgré un effet macroéconomique limité à court terme, les impacts-clés se situent au niveau sectoriel et sont fortement hétérogènes. Un second billet abordera la stabilité financière.

Image Graphique 1 : Impact des transitions désordonnées sur les niveaux d’activité totale et sectorielle en France en 2050 (par rapport à une transition ordonnée) Source : calculs des auteurs
Graphique 1 : Impact des transitions désordonnées sur les niveaux d’activité totale et sectorielle en France en 2050 (par rapport à une transition ordonnée) Source : calculs des auteurs

Note : impacts en écart à la transition ordonnée. Par ex. en 2050 lors d’une transition soudaine, le PIB et la valeur ajoutée du secteur « extraction » seraient inférieurs de respectivement 5.5% et 25% à leurs niveaux en transition ordonnée.

 Si la meilleure manière de mettre en œuvre une transition climatique efficace reste encore débattue, les risques liés à une transition « désordonnée » (par exemple trop tardive ou à l’inverse trop abrupte) sont moins contestés. Il importe néanmoins de les quantifier afin d’anticiper les risques économiques et financiers qui en découlent. Les scénarios de transition dite « ordonnée », où les économies arrivent à pivoter pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, anticipent souvent de faibles coûts pour l’économie (cf. la stratégie nationale bas carbone en France ou le scénario ordonné du réseau de banques centrales, Network for Greening the Financial System, qui donnent pour la France un impact final négligeable sur le PIB à horizon 2050). On pourrait leur reprocher de ne pas suffisamment prendre en considération certains coûts macroéconomiques durant la phase de transition (Pisani-Ferry, 2021). L’objectif de ce blog n’est pas de discuter de tels scénarios mais de souligner les risques liés à une transition désordonnée, en s’appuyant sur l’exercice pilote conduit par l’ACPR en 2021. Dans ce cadre, la Banque de France a développé une suite de modèles permettant de désagréger les effets de la transition bas carbone aux niveaux national, sectoriel et infra-sectoriel. L’exercice présente des exigences spécifiques, notamment un horizon temporel long ainsi qu’une granularité importante afin de saisir des disparités invisibles à l’échelle macroéconomique.

Scénarios de transition

Allen et al. (2020) décrivent, dans le cadre de l’exercice pilote de l’ACPR, trois types de transition climatique : (i) une transition "ordonnée" où les politiques publiques mises en œuvre et les évolutions technologiques réduisent les émissions carbone selon les objectifs fixés par l’Accord de Paris, tout en minimisant les dommages macroéconomiques ; (ii) une transition "désordonnée et tardive" avec une mise en œuvre retardée des politiques de transition et des impacts disruptifs sur les économies ; (iii) une transition "désordonnée et soudaine" où la mise en œuvre tardive et brutale (pour compenser le retard) de la transition n’est pas accompagnée des gains technologiques nécessaires, si bien que les impacts disruptifs l’emportent.

Nous présentons ici ces deux derniers scénarios (Graphique 2), avec un focus sur la transition adverse "soudaine". Les impacts de ces transitions sont considérés en différence par rapport à la transition ordonnée i.e., celle qui respecte les objectifs de l’Accord de Paris sans disruption majeure, et où les prix du carbone passent de 54 euros par tonne d’équivalent CO2 émise (teCO2) en 2025 à environ 180 euros en 2050. Le scénario de transition "soudaine" repose sur une hausse du prix du carbone, véhiculée via une taxe, qui passe de 45 euros teCO2 en 2025 à plus de 900 euros en 2050, soit un surcroît d’environ 700 euros par rapport au scénario de transition ordonnée. Nous nous plaçons ainsi dans un scenario résolument adverse, puisque ce choc de prix du carbone n’est accompagné que d’un progrès technologique minimal.   

Image Graphique 2 : Prix du carbone (niveaux) et impacts sur le PIB de la France des scénarios de transition désordonnée (en écart par rapport à une transition ordonnée) Sources : NGFS, BdF, calculs des auteurs Note : Les prix du carbone (en USD 2010, échelle de gauche) sont en niveau et les impacts sur le PIB de la France (en %, échelle de droite) sont en écart au scénario de transition ordonnée.
Graphique 2 : Prix du carbone (niveaux) et impacts sur le PIB de la France des scénarios de transition désordonnée (en écart par rapport à une transition ordonnée) Sources : NGFS, BdF, calculs des auteurs Note : Les prix du carbone (en USD 2010, échelle de gauche) sont en niveau et les impacts sur le PIB de la France (en %, échelle de droite) sont en écart au scénario de transition ordonnée.

Couplage de deux modèles

Afin de simuler aussi bien l’évolution agrégée de l’économie française que la transformation sectorielle de la production, nous couplons deux modèles aux atouts différents. Nous simulons d’abord l’impact de la transition désordonnée à l’aide du modèle multi-pays néo-keynésien NiGEM élaboré par le National Institute for Economic and Social Research, qui permet d’obtenir des informations agrégées à l’échelle de chaque pays pour un large éventail de variables. Nous le couplons à un modèle multi-pays multi-secteurs développé par Devulder & Lisack (2020), qui fournit une décomposition de l’impact agrégé sur 55 secteurs de production.

Des impacts agrégés limités d’ici 2050…

Les scénarios de transition adverse "retardée" et "soudaine" conduisent respectivement à des impacts de -2,1% et de -5,5% sur le PIB français en 2050 (Graphique 2). Les transitions adverses étant initiées plus tardivement que la transition ordonnée utilisée ici comme référence, l’impact agrégé sur le PIB français est initialement légèrement positif mais se dégrade significativement par la suite.

Au niveau macroéconomique, la forte hausse de la taxe carbone en l’absence de gains technologiques, telle que décrite dans ce scénario adverse, implique un choc d’offre négatif : la production française se contracte. Du côté de la demande, comme les recettes de la taxe sont redistribuées aux ménages et que les effets sur l’offre se transmettent initialement plus lentement, le scénario tend à être tout d’abord positif sur la consommation. Cependant, la hausse de l’inflation suscitée par la hausse de la taxe carbone conduit à une baisse du pouvoir d’achat des ménages qui finit par compenser l’effet positif de la redistribution à partir de 2035. Le revenu disponible brut réel diminue, conduisant à une baisse de la consommation privée et à un repli de l’investissement (Graphique 3), ce qui in fine augmente le chômage. L’impact sur le solde extérieur est positif car les importations chutent plus que les exportations. Le solde budgétaire se dégrade en ligne avec ces effets récessifs, même si la taxe carbone seule est neutre sur le budget car redistribuée. La hausse de l’inflation (par rapport au scénario de transition ordonnée) se matérialise assez rapidement dans ce scénario : en France, elle est en moyenne plus élevée de 0,6 point de pourcentage par an entre 2030 et 2040. Elle est ensuite contenue à +0,3 point par an entre 2040 et 2050, du fait de la réaction de la politique monétaire.

Image Graphique 3 : Impacts de la transition soudaine sur le PIB de la France, sur ses composants et sur l’inflation (en écart par rapport à une transition ordonnée) Source : calculs des auteurs Note : Impact sur le PIB en écart (%) au scénario ordonné. Barres: contributions à cet impact. Impact sur l’inflation (échelle de droite) en écart (point de %) entre les niveaux d’inflation des scénarios soudain et ordonné.
Graphique 3 : Impacts de la transition soudaine sur le PIB de la France, sur ses composants et sur l’inflation (en écart par rapport à une transition ordonnée) Source : calculs des auteurs Note : Impact sur le PIB en écart (%) au scénario ordonné. Barres: contributions à cet impact. Impact sur l’inflation (échelle de droite) en écart (point de %) entre les niveaux d’inflation des scénarios soudain et ordonné.

… qui cachent une forte hétérogénéité sectorielle

Les impacts agrégés en 2050 peuvent sembler relativement limités compte tenu de la hausse considérable du prix carbone. Ils cachent néanmoins de très fortes disparités sectorielles et montrent l’importance d’utiliser des niveaux de granularité suffisamment fins. Bien que les services et le secteur public contribuent pour moitié à la baisse du PIB du fait de leur poids important dans l’économie française, ils sont relativement peu affectés et de manière assez homogène. À l’inverse, un très petit nombre de secteurs, qui constituent à peine 5 % du PIB français et contribuent donc seulement pour 0,6 point de pourcentage à la baisse du PIB en 2050, sont très fortement affectés et pourraient être disruptifs de par les forts changements qu’ils subissent (Cokéfaction et raffinage, Extraction, Agriculture… cf. Graphique 4).

Tant que la transition n’est pas lancée (i.e. jusqu’en 2030), les secteurs polluants bénéficient d’un prix du carbone légèrement inférieur au scenario de référence et voient leur VA augmenter. À partir de 2035 néanmoins, le secteur de la cokéfaction et raffinage est particulièrement affecté, car l’utilisation des biens qu’il produit (essence par ex.) est fortement taxée, impliquant une baisse de la demande qui lui est adressée et une baisse de sa VA de près de 60% en 2050. L’effondrement de la production de ce secteur se transmet en amont, via le réseau de production, à l’ensemble de l’industrie extractive, dont la VA baisse de 25%. À cela s’ajoutent les secteurs dont la production émet le plus de gaz à effet de serre : les minéraux, la métallurgie ou encore le traitement des déchets voient leur VA baisser de 15 à 18%, l’agriculture de 25%. À l’opposé, le secteur de l’électricité et gaz bénéficie de la transition énergétique et voit sa VA augmenter de 4%.

Image Graphique 4 : Trajectoire d’impact de la transition soudaine sur le PIB français et la VA de certains secteurs Source : calcul des auteurs
Graphique 4 : Trajectoire d’impact de la transition soudaine sur le PIB français et la VA de certains secteurs Source : calcul des auteurs

Note : impacts en écart à la transition ordonnée. Par ex., en 2050 lors d’une transition « soudaine », le PIB et la valeur ajoutée du secteur "extraction" seraient inférieurs de 5,5% et 25% à leurs niveaux en transition ordonnée.

L’un des principaux enseignements de ces scénarios de transition désordonnés est l’importance de la granularité sectorielle et infrasectorielle. Les chocs sectoriels mis en valeur ci-dessus impactent de manière hétérogène les entreprises, modifiant leurs probabilités de défaut et par ce canal la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie. Ces éléments sont présentés dans un second billet de blog.