Depuis la crise financière mondiale de 2008, les profils de financement des entreprises ont changé, évoluant notamment de manière significative vers un financement davantage fondé sur le marché, avec des émissions actives de titres de créance par les sociétés non financières (SNF) (Darmouni et Papoutsi, 2022). Entre 2007 et 2021, la part du financement obligataire est passée de 9 % à 17 % dans la zone euro et de 19 % à 29 % en France. Dans une étude récente (Alder et al. 2023), nous utilisons des données d’entreprises afin d’analyser les implications quantitatives de la structure d’endettement des entreprises pour la transmission de la politique monétaire à l’investissement.
Les chocs liés à la politique de taux de la BCE et les chocs de liquidité obligataire
D’après le canal du prêt bancaire, les relèvements de taux directeurs entraînent une restriction du crédit bancaire. Dans ces circonstances, les marchés obligataires peuvent constituer une alternative au financement bancaire (Kashyap et al., 1993). Si le resserrement monétaire réduit la création de prêts bancaires, mais stimule l’émission d’obligations d’entreprise, l’efficacité de la politique monétaire peut être freinée.
La banque centrale peut influer sur l’investissement via sa politique de taux d’intérêt, mais aussi via les conditions de liquidité, car elles peuvent influencer les décisions de prêt et d’emprunt. Nous capturons les effets sur la liquidité des chocs de politique monétaire à l’aide des mouvements des spreads souverains franco-allemands à 10 ans autour des annonces de la BCE, mouvements qui sont particulièrement affectés par les politiques monétaires non conventionnelles. Nous montrons que ce choc est fortement corrélé avec la liquidité des marchés obligataires et l’appelons choc de liquidité obligataire.
Un assouplissement de la politique monétaire non conventionnelle, via des achats d’actifs par exemple, peut réduire les primes de risque sur les titres de créance et stimuler l'émission d’obligations d’entreprise davantage que le prêt bancaire. Ainsi, les chocs de politique de taux d’intérêt et de liquidité obligataire peuvent exercer des effets différents sur l’investissement des SNF, selon la structure d’endettement de l’entreprise.
Dans la suite de cette analyse, nous présentons l’effet moyen des chocs de politique de taux d’intérêt et de liquidité obligataire sur l’investissement des entreprises françaises, ainsi que le rôle de la structure de la dette des entreprises dans la transmission de la politique monétaire.
La politique monétaire de la BCE a un impact sur l’investissement des entreprises françaises
Nous examinons l’effet des chocs de politique monétaire à l’aide de données annuelles d’entreprises pour les entreprises françaises, données tirées de FIBEN, le registre des crédits de la Banque de France. Nous utilisons les surprises à haute fréquence autour des annonces de la BCE pour identifier les chocs de politique monétaire. Ces surprises sont fondées sur les variations des rendements sans risque pour des échéances inférieures ou égales à un an (choc de politique monétaire conventionnelle) et sur les variations des spreads souverains franco-allemands à 10 ans (choc de liquidité obligataire). Pour rendre compte du profil temporel de la réaction de l’investissement, nous utilisons des projections locales de données de panel (Jordà, 2005).
Le graphique 1 présente la fonction de réponse impulsionnelle, c’est-à-dire pour chaque horizon (de 1 à 5 ans), de l’effet moyen estimé au niveau de l’entreprise en points de pourcentage d’une surprise à la hausse de 100 points de base pour chaque choc sur les taux d’investissement net des entreprises. Le choc de politique monétaire conventionnelle (partie gauche) exerce un effet négatif économiquement et statistiquement significatif au cours des années suivant le choc. Le choc de liquidité obligataire (partie droite) n’est pas significatif au cours des deux premières années, mais réduit l’investissement des entreprises françaises à partir de la troisième année suivant le choc.
Structure d’endettement des entreprises et transmission de la politique monétaire
Pour évaluer le rôle de la structure d’endettement des entreprises, nous faisons interagir les chocs de politique monétaire avec la part de dette obligataire de chaque entreprise de l’année précédant le choc, ce qui permet aux réactions de l’investissement des entreprises de varier en fonction de la structure de leur dette. Le graphique 2 montre la réaction pour ces variables d’interaction, où les estimations ponctuelles peuvent être interprétées comme la différence de réaction des ratios d’investissement entre une entreprise qui recourt uniquement au financement obligataire et une entreprise qui dépend uniquement des prêts bancaires. Comme l’indique le graphique de gauche, après un choc de contraction de politique monétaire, plus la part d’endettement obligataire d’une entreprise est élevée, moins son investissement diminue. En revanche, après un choc de contraction de la liquidité obligataire, plus la part d’endettement obligataire d’une entreprise est élevée, plus son investissement diminue.
La transmission de la politique monétaire à l’investissement des entreprises est donc fonction de la part d’endettement obligataire de chaque entreprise et du type spécifique de politique monétaire mis en œuvre. La politique de taux d’intérêt a un impact plus fort sur l’investissement d’une entreprise quand celle-ci dépend davantage des prêts bancaires, tandis que les politiques monétaires qui accroissent la liquidité sur les marchés obligataires (comme l’assouplissement quantitatif) ont un effet plus prononcé quand le financement de l’entreprise est davantage fondé sur le marché.