Bloc-notes Éco

Structure d’endettement des entreprises et transmission de la politique monétaire

Mise en ligne le 5 Avril 2024
Auteurs : Marie Alder, Nuno Coimbra, Urszula Szczerbowicz

Bloc-notes Éco, billet n°351. Les chocs de politique monétaire conventionnelle et de liquidité obligataire de la BCE influent sur l’investissement des entreprises françaises. La force de l’impact dépend de la structure d’endettement des entreprises : les entreprises dépendant des banques réduisent relativement plus leurs investissements après des hausses de taux qu’après des chocs de contraction de la liquidité obligataire.

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Source : Alder et al. 2023
Notes : Réaction moyenne de l’investissement des entreprises françaises aux chocs de contraction de politique monétaire conventionnelle et de la liquidité obligataire. Les lignes pointillées rouges correspondent à l’intervalle de confiance à 95 %.

Depuis la crise financière mondiale de 2008, les profils de financement des entreprises ont changé, évoluant notamment de manière significative vers un financement davantage fondé sur le marché, avec des émissions actives de titres de créance par les sociétés non financières (SNF) (Darmouni et Papoutsi, 2022). Entre 2007 et 2021, la part du financement obligataire est passée de 9 % à 17 % dans la zone euro et de 19 % à 29 % en France. Dans une étude récente (Alder et al. 2023), nous utilisons des données d’entreprises afin d’analyser les implications quantitatives de la structure d’endettement des entreprises pour la transmission de la politique monétaire à l’investissement.

Les chocs liés à la politique de taux de la BCE et les chocs de liquidité obligataire

D’après le canal du prêt bancaire, les relèvements de taux directeurs entraînent une restriction du crédit bancaire. Dans ces circonstances, les marchés obligataires peuvent constituer une alternative au financement bancaire (Kashyap et al., 1993). Si le resserrement monétaire réduit la création de prêts bancaires, mais stimule l’émission d’obligations d’entreprise, l’efficacité de la politique monétaire peut être freinée.

La banque centrale peut influer sur l’investissement via sa politique de taux d’intérêt, mais aussi via les conditions de liquidité, car elles peuvent influencer les décisions de prêt et d’emprunt. Nous capturons les effets sur la liquidité des chocs de politique monétaire à l’aide des mouvements des spreads souverains franco-allemands à 10 ans autour des annonces de la BCE, mouvements qui sont particulièrement affectés par les politiques monétaires non conventionnelles. Nous montrons que ce choc est fortement corrélé avec la liquidité des marchés obligataires et l’appelons choc de liquidité obligataire.

Un assouplissement de la politique monétaire non conventionnelle, via des achats d’actifs par exemple, peut réduire les primes de risque sur les titres de créance et stimuler l'émission d’obligations d’entreprise davantage que le prêt bancaire. Ainsi, les chocs de politique de taux d’intérêt et de liquidité obligataire peuvent exercer des effets différents sur l’investissement des SNF, selon la structure d’endettement de l’entreprise.

Dans la suite de cette analyse, nous présentons l’effet moyen des chocs de politique de taux d’intérêt et de liquidité obligataire sur l’investissement des entreprises françaises, ainsi que le rôle de la structure de la dette des entreprises dans la transmission de la politique monétaire.

La politique monétaire de la BCE a un impact sur l’investissement des entreprises françaises

Nous examinons l’effet des chocs de politique monétaire à l’aide de données annuelles d’entreprises pour les entreprises françaises, données tirées de FIBEN, le registre des crédits de la Banque de France. Nous utilisons les surprises à haute fréquence autour des annonces de la BCE pour identifier les chocs de politique monétaire. Ces surprises sont fondées sur les variations des rendements sans risque pour des échéances inférieures ou égales à un an (choc de politique monétaire conventionnelle) et sur les variations des spreads souverains franco-allemands à 10 ans (choc de liquidité obligataire). Pour rendre compte du profil temporel de la réaction de l’investissement, nous utilisons des projections locales de données de panel (Jordà, 2005).

Le graphique 1 présente la fonction de réponse impulsionnelle, c’est-à-dire pour chaque horizon (de 1 à 5 ans), de l’effet moyen estimé au niveau de l’entreprise en points de pourcentage d’une surprise à la hausse de 100 points de base pour chaque choc sur les taux d’investissement net des entreprises. Le choc de politique monétaire conventionnelle (partie gauche) exerce un effet négatif économiquement et statistiquement significatif au cours des années suivant le choc. Le choc de liquidité obligataire (partie droite) n’est pas significatif au cours des deux premières années, mais réduit l’investissement des entreprises françaises à partir de la troisième année suivant le choc.

Structure d’endettement des entreprises et transmission de la politique monétaire

Pour évaluer le rôle de la structure d’endettement des entreprises, nous faisons interagir les chocs de politique monétaire avec la part de dette obligataire de chaque entreprise de l’année précédant le choc, ce qui permet aux réactions de l’investissement des entreprises de varier en fonction de la structure de leur dette. Le graphique 2 montre la réaction pour ces variables d’interaction, où les estimations ponctuelles peuvent être interprétées comme la différence de réaction des ratios d’investissement entre une entreprise qui recourt uniquement au financement obligataire et une entreprise qui dépend uniquement des prêts bancaires. Comme l’indique le graphique de gauche, après un choc de contraction de politique monétaire, plus la part d’endettement obligataire d’une entreprise est élevée, moins son investissement diminue. En revanche, après un choc de contraction de la liquidité obligataire, plus la part d’endettement obligataire d’une entreprise est élevée, plus son investissement diminue.

La transmission de la politique monétaire à l’investissement des entreprises est donc fonction de la part d’endettement obligataire de chaque entreprise et du type spécifique de politique monétaire mis en œuvre. La politique de taux d’intérêt a un impact plus fort sur l’investissement d’une entreprise quand celle-ci dépend davantage des prêts bancaires, tandis que les politiques monétaires qui accroissent la liquidité sur les marchés obligataires (comme l’assouplissement quantitatif) ont un effet plus prononcé quand le financement de l’entreprise est davantage fondé sur le marché.
 

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Source : Alder et al. 2023
Notes : Réaction de l’investissement à un choc de politique monétaire conventionnelle et à un choc de liquidité obligataire en fonction de la part d’obligations des entreprises lors de l’année précédente. Une hausse signifie que les entreprises dépendant davantage des obligations sont moins affectées par le choc.

Analyse du canal de transmission

Nous examinons plus en détail le canal de transmission avec les données mensuelles agrégées. Le graphique 3 présente la réaction des spreads banque/marché définis comme la différence entre les taux des prêts bancaires et les rendements des obligations d’entreprise. Avec le resserrement de la politique monétaire conventionnelle, le spread se réduit à court terme mais devient vite durablement positif. Le temps de réaction est cohérent avec le narratif d’une transmission plus rapide aux rendements des marchés obligataires qu’aux taux bancaires (Lane 2022). La réaction à long terme confirme que la politique monétaire conventionnelle se transmet plus fortement aux taux des prêts bancaires qu’aux rendements obligataires (Schnabel 2021) et explique une baisse de l’investissement plus prononcée pour les entreprises qui dépendent davantage des banques. La partie droite du graphique 3 montre qu’après un choc de contraction de la liquidité obligataire, le coût relatif des obligations par rapport aux prêts bancaires augmente, indiquant que la transmission du choc de liquidité obligataire aux coûts de financement est plus forte pour l’endettement de marché. Ce constat est cohérent avec la réduction plus prononcée de l’investissement pour les entreprises dépendant davantage des obligations, visible dans le graphique 2.
 

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Source : Alder et al. 2023
Notes : Réaction du spread banque/marché aux chocs de politique monétaire conventionnelle et de liquidité obligataire (projections locales lissées, Barnichon et Brownlees, 2019). Les lignes pointillées rouges correspondent à l’intervalle de confiance à 90 %.

Le graphique 4 montre que la réaction des flux de nouvelles émissions de prêts et d’obligations est cohérente avec le résultat sur les prix. Les chocs de politique monétaire conventionnelle ont un effet relativement plus prononcé sur les nouvelles émissions de crédit bancaire, alors que les chocs de liquidité obligataire ont un effet relativement plus prononcé sur l’émission de dette de marché.

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Source : Alder et al. 2023
Notes : Part bancaire dans les émissions : ratio des nouveaux prêts bancaires sur le total des nouvelles émissions de dette, c’est-à-dire les obligations et les prêts. Projections locales lissées (Barnichon et Brownlees, 2019). Les lignes pointillées rouges correspondent à l’intervalle de confiance à 90 %.

L’impact hétérogène de la politique monétaire sur l’investissement des entreprises a des implications importantes pour la transmission de la politique monétaire. L’investissement des grandes SNF disposant d’un meilleur accès aux marchés de capitaux pourrait être davantage affecté par un resserrement quantitatif, tandis que l’investissement des entreprises plus petites, dépendant des banques, diminuerait davantage après un resserrement conventionnel. Avec un outil unique, la politique monétaire peut avoir des effets inégaux selon les différents groupes d’entreprises, en fonction de l’outil utilisé. L’avantage est que la politique peut être plus ciblée en cas de difficultés spécifiques avec un type de financement.

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