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Risque sécuritaire, dépenses militaires et conséquences en Afrique subsaharienne

Mise en ligne le 17 Mars 2022
Auteurs : Rodrigue Charpentier, Camille Lafond‑Makris, Simon Laplace

L’Afrique subsaharienne (ASS) est confrontée à de multiples défis, parmi lesquels figurent en particulier l’accélération du développement économique, l’adaptation au changement climatique, l’amélioration de la gouvernance et la gestion du risque sécuritaire. Ce dernier est difficile à mesurer. Pourtant, il constitue une menace lourde et croissante malgré la prise de conscience des gouvernements africains de ses conséquences humaines et économiques et des tentatives d’endiguement plus ou moins réussies. Face à cette situation, les dépenses militaires ont beaucoup augmenté en Afrique depuis cinquante ans. En ASS plus spécifiquement, elles sont passées d’environ 8 milliards de dollars US en 1969 à près de 18 milliards en 20201. Au-delà de leur effet immédiat sur l’insécurité, on peut s’interroger sur leurs conséquences secondaires sur le développement.

1. Une relation ambivalente entre dépenses de défense et de sécurité intérieure, risque sécuritaire, croissance et développement

Les dépenses de sécurité et les dépenses militaires sont souvent assimilées. Elles sont pourtant utilisées de façon distincte par certaines organisations internationales et leur définition peut varier sensiblement. Plus large, le champ des dépenses de sécurité pourra ainsi notamment inclure, outre les dépenses militaires, les dépenses publiques de sûreté intérieure, de sécurité privée ou d’incarcération. Kumar (2017) compare ces définitions et les périmètres correspondants, et la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi, 2020) en reprend les principales conclusions. L’Otan2 recueille et publie régulièrement les données sur les dépenses de défense auprès des ministères de la Défense de chaque pays membre de l’Alliance, selon une définition centrée sur la charge financière des opérations des forces armées. Ces montants représentent les paiements réellement effectués par un gouvernement national, ou qui doivent l’être au cours de l’exercice, pour satisfaire les besoins de ses forces armées, de celles des Alliés ou de l’Alliance. Le Fonds monétaire international (FMI) retient la notion de dépenses militaires comme toute dépense engagée par des ministères pour l’entretien des forces militaires au sens large. L’Organisation des Nations unies (ONU) définit ce même concept en s’appuyant sur trois critères :

  1. les coûts de fonctionnement.
  2. l’achat et la construction ;
  3. la recherche et développement3.

Quelle relation entre risque sécuritaire et dépenses militaires ?

La relation de causalité entre risque d’insécurité et augmentation des dépenses militaires fait l’objet d’un large consensus dans la littérature. L’accroissement du risque sécuritaire, notamment dans le contexte d’attaques terroristes, se traduit ainsi généralement par une hausse des dépenses militaires (Gupta et al., 2004). Le phénomène semble confirmé dans les pays sahéliens, selon les travaux de Diop (2019) et de la Chaire Sahel (2020).

Si le lien entre augmentation du risque sécuritaire et augmentation des dépenses militaires semble bien établi, l’inverse semble moins évident. Plusieurs études, comme celle de Feridun et Shahbaz (2010) pour la Turquie ou celle de Collier et Hoeffler (2002) pour 161 pays, n’identifient pas d’effet dissuasif du niveau des dépenses militaires sur les rébellions ou attaques terroristes, tandis que d’autres sont plus nuancées. Dans le cas pakistanais, Rehman, Nasir et Shahbaz (2017) relèvent ainsi que les opérations militaires peuvent entraîner un surcroît de risque terroriste par contrecoup, mais qu’elles peuvent aussi contribuer, lorsqu’elles sont associées à une approche politique globale et partagée, à réduire significativement les moyens et les soutiens des groupes violents.

Les dépenses militaires contribuent‑elles ou nuisent‑elles à la croissance économique ?

La relation entre les dépenses de sécurité et la croissance économique fait l’objet d’une littérature abondante. La recherche empirique n’établit pas de lien de causalité solide. D’importantes disparités existent en fonction du cadre d’étude retenu, économies avancées et pays en développement présentant des situations de sécurité, d’industrie de la défense et de contraintes budgétaires très différentes. Par ailleurs, l’insécurité elle-même peut avoir des retombées négatives sur le développement. En effet, selon le Fonds monétaire international (Fang et al., 2020), en Afrique subsaharienne, la croissance moyenne annuelle des pays en situation de conflit est de 2,5 points de pourcentage moins élevée que celle des pays en paix. Certaines études, à l’instar de celles de Benoit (1973, 1978) ou de Lai, Huang et Yang (2005), tendent à identifier un lien causal positif entre dépenses militaires et niveau de croissance. Alptekin et Levine (2012) dégagent également un effet positif dans les économies développées et n’identifient pas de résultat statistiquement significatif pour les pays en développement. D’autres travaux, sur la base d’échantillons plus récents et plus larges, comme ceux de Dunne et Tian (2013) ou de Churchill et Yew (2018), soulignent au contraire un effet globalement négatif des dépenses militaires sur la croissance, notamment dans les pays en développement et depuis la fin de la guerre froide. C’est également le constat de Shaaba Saba et Ngepah (2019) qui, sur un panel de 35 pays africains de 1990 à 2015, identifient un impact négatif général de long terme et, au cas par cas, une grande hétérogénéité des liens de causalité.

Les dépenses militaires peuvent ainsi affecter, favorablement ou défavorablement, la croissance et le développement économique par le biais de plusieurs canaux. Benoit met en avant les retombées positives indirectes des dépenses militaires sur les infrastructures et le capital humain, ainsi que l’exploitation par le secteur privé des efforts de recherche et développement conduits par les forces armées. Selon les théories d’inspiration keynésienne, les dépenses de sécurité peuvent également bénéficier à la croissance par le biais de l’effet multiplicateur de la dépense publique (Dunne et Uye, 2010). Inversement, le développement et la croissance pourraient, selon d’autres sources, être pénalisés par :

  1. la corruption potentiellement associée à de forts niveaux de dépenses militaires (Gupta, de Mello et Sharan, 2001) ;
  2. Les sorties de devises découlant des importations d’armes (Sandler et Hartley, 1995) ;
  3. l’accroissement de la dette publique ;
  4. les effets d’éviction sur l’épargne privée et les autres dépenses publiques.

L’effort sécuritaire se fait‑il au détriment des dépenses de développement ?

L’augmentation des dépenses militaires est en effet susceptible de se faire au détriment des dépenses sociales et d’investissement – modèle baptisé « the guns versus butter trade‑off » en anglais. Principalement consacrée aux pays développés, la recherche fournit des résultats variés, en fonction du cadre d’étude utilisé, et parfois ambigus : éviction (Fan, Liu et Coyte, 2018), complémentarité (Lin, Ali et Lu, 2013), absence d’éviction (Coutts et al., 2019). Diop (2019) étudie les relations entre terrorisme, croissance, investissement et dépenses publiques dans les huit pays du

Sahel sur la période 1974‑2014 ; il observe que l’augmentation des dépenses de sécurité s’y est accompagnée d’un recul de l’investissement public. La Chaire Sahel de la Ferdi (2020), dans son étude sur l’évolution des dépenses de sécurité des pays du G5 Sahel entre 2008 et 2018, identifie un fort effet d’éviction dans le cadre de l’ordonnancement budgétaire : « une augmentation de la part des dépenses de sécurité entre le budget initial et le budget ordonnancé d’un point de pourcentage conduira à une baisse des dépenses de développement dans le budget ordonnancé par rapport aux dépenses budgétées de trois points de pourcentage en moyenne ».

2. Panorama de la situation sécuritaire en Afrique subsaharienne

Le concept d’insécurité est polymorphe : plusieurs définitions existent, en particulier celles proposées par les organisations internationales. Une définition large de l’insécurité peut retenir, au-delà des enjeux de sûreté nationale ou de sécurité des personnes (« la sécurité avec un grand S » selon Bourguignon4), les enjeux d’insécurité économique et sociale, voire environnementale. L’ONU précise dans sa Charte qu’elle intervient afin de prévenir et d’écarter « les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix ». La Banque mondiale a élaboré une liste de critères permettant de qualifier les États dits « fragiles et touchés par un conflit » (Fragile and Conflict‑affected States), qui représentent environ un cinquième des États membres du Fonds monétaire international (cf. infra). On peut considérer qu’un pays présente un risque d’insécurité, soit lorsque l’intégrité ou la vie de sa population sont menacées à grande échelle, soit lorsque les États et les institutions sont dysfonctionnels, vulnérables et fragiles.

Mesures de l’insécurité et positionnement de l’ASS : un exercice complexe

De nombreux instruments sont disponibles pour évaluer le niveau d’insécurité des pays, dont des classements et des indices composites. La disponibilité des données, la fréquence et l’exhaustivité des reportings, ou la justesse des déclarations sont variables d’un pays à l’autre. Pour l’ASS en particulier, certains indicateurs doivent être écartés faute de données disponibles. De plus, si des indicateurs conviennent pour certains pays, ils peuvent se révéler inappropriés pour d’autres.

Les pays fragiles et en situation de conflit selon la Banque mondiale

Parmi les États fragiles et touchés par un conflit, la Banque mondiale distingue :

  1. les pays présentant des niveaux élevés de fragilité institutionnelle et sociale (sur la base d’indicateurs de qualité des politiques et des institutions) ;
  2. les pays touchés par des conflits violents (sur la base du nombre de décès liés au[x] conflit[s] par rapport à la population).
Liste des pays fragiles et en situation de conflit en 2022
Source : Banque mondiale.
Conflits Afghanistan, Burkina Faso, Cameroun, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Éthiopie, Iraq, Mali, Mozambique, Birmanie, Niger, Nigéria, Somalie, Sud Soudan, Syrie, Ukraine, Yémen.
Fragilité institutionnelle et sociale Burundi, Tchad, Comores, République du Congo, Érythrée, Guinée-Bissau, Haïti, Kosovo, Liban, Libye, Îles Marshall, Micronésie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Îles Salomon, Soudan, Timor oriental, Tuvalu, Venezuela, Cisjordanie et bande de Gaza, Zimbabwe.

Parmi les trente‑sept pays recensés par la Banque mondiale dans son classement 2022, dix‑huit se situent en Afrique subsaharienne.

Le recensement des événements conflictuels par l’ACLED

La base des incidents sécuritaires constituée par l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) recense et catégorise six types d’événement :

  1. les combats armés ;
  2. les violences contre les civils ;
  3. les explosions et violences à distance ;
  4. les émeutes ;
  5. les manifestations ;
  6. les développements stratégiques des acteurs officiels ou non (réorganisations, pillages, arrestations, etc.).

Selon cette mesure, non seulement plus de la moitié du continent est frappée par des conflits, situés dans une bande allant du Sahel à la République démocratique du Congo (RDC), mais ces conflits sont en outre particulièrement nombreux rapportés à la population.

Image Conflictualité en Afrique entre mai 2021 et mai 2022
Conflictualité en Afrique entre mai 2021 et mai 2022
Note : Le fond de carte correspond au nombre d’événements conflictuels pour 100 000 habitants et les chiffres en gras au nombre de victimes pour 100 000 habitants.
Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) ; calculs Banque de France.

Le Global Peace Index de l’Institute for Economics and Peace

Le Global Peace Index (GPI)5, élaboré par l’Institute for Economics and Peace, est un indicateur qui agrège des indices nationaux et internationaux pour évaluer le coût global de la violence dans 163 pays. C’est l’indicateur le plus complet, mais aussi le moins spécifique car mêlant des aspects très différents. Le calcul du GPI repose sur vingt‑trois indicateurs, quantitatifs ou qualitatifs, classés selon trois thèmes :

  • le niveau de sûreté et de sécurité dans la société : taux d’homicides, nombre de déplacés au sein d’un pays, etc. ;
  • l’étendue des conflits intérieurs et extérieurs : décès lors de conflits intérieurs, impact du terrorisme, pertes militaires hors du territoire, etc. ;
  • le degré de militarisation : nombre de personnel militaire pour 100 000 habitants, montant de la participation à l’ONU pour le maintien de la paix, dépenses militaires, ventes et achats d’armes, etc.

Selon cet indicateur, en 2022 seuls sept pays d’Afrique sont considérés paisibles tandis que sept autres se classent dans la catégorie des pays les moins paisibles (le classement proposant plusieurs niveaux intermédiaires).

Le Global Terrorism Index de l’Institute for Economics and Peace

L’indice « Global Terrorism Index » (GTI6), également produit par l’Institute for Economics and Peace, mesure l’impact du terrorisme7 et classe 163 pays sur la base de quatre indicateurs annuels sur cinq ans glissants :

  1. le nombre d’incidents terroristes ;
  2. le nombre de décès causés par des actes terroristes ;
  3. le nombre de blessés causés par des actes terroristes ;
  4. une évaluation des dommages matériels causés par des incidents terroristes. En 2020, la moitié de l’ASS se situe dans une zone où l’impact du terrorisme est élevé ou très élevé.

En 2021, la région concentre 48 % des morts dues au terrorisme à l’échelle planétaire.

Image Conflictualité en Afrique entre mai 2021 et mai 2022
Global Terrorism Index 2020 : impact du terrorisme
Source : Institute for Economic and Peace (Global Terrorist Index 2020).

La persistance d’une forte conflictualité en ASS et une progression rapide des violences djihadistes, multipliées par cinq en dix ans

La région a connu depuis le début des années 2010 une forte progression de la menace djihadiste. Selon le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, le nombre d’événements violents attribuables à des groupes islamistes sur le continent africain a été pratiquement multiplié par cinq depuis 2012, pour dépasser les 5 500 en 20218. On dénombre quatre foyers majeurs en ASS :

  • L’Ouest du Sahel, théâtre d’opérations des coalitions de groupes affiliés à Al‑Qaida (Al‑Qaida au Maghreb islamique – AQMI –, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans – GSIM ou JNIM en arabe) ou à la branche saharienne de l’État islamique (État islamique dans le Grand Sahara – EIGS). Particulièrement actifs au Mali et au Niger, ces groupes ont étendu leurs agissements au Burkina Faso, puis plus récemment dans le nord de la Côte d’Ivoire, du Togo et du Bénin ;
  • Le bassin du lac Tchad, où les zones frontalières du Nigéria, du Niger, du Tchad et du Cameroun subissent l’action de Boko Haram et de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO) ;
  • La Somalie, en proie aux violences d’Al‑Shabab, groupe terroriste le plus actif du continent africain par le nombre d’attaques (2 000 environ en 2021) ;
  • Le Nord du Mozambique, où un foyer insurrectionnel islamiste (Ahlu Sunna Wal Jama – ASWJ) est actif dans la province de Cabo Delgado.

Plusieurs pays d’ASS demeurent en outre confrontés à des phénomènes de violence et de rébellion de type insurrectionnel, aux racines souvent anciennes. C’est le cas par exemple au Cameroun, au Tchad, au Soudan ou en République centrafricaine (RCA). Des rébellions armées persistent également dans l’est de la RDC et, depuis novembre 2020, en Éthiopie dans la province du Tigré – deux situations également caractérisées par l’implication d’États frontaliers. Le Soudan du Sud reste confronté à d’importantes violences intercommunautaires, en dépit de l’accord de paix signé en novembre 2018.

Ces phénomènes de violence se caractérisent aussi par une tendance à l’interconnexion et à la régionalisation. L’importance du crime organisé, articulé notamment autour des trafics (drogue, êtres humains, marchandises de contrebande), du racket, des prises d’otage et de la piraterie, alimente ainsi le risque sécuritaire et contribue dans certains cas directement au financement des organisations terroristes9. On assiste de plus à une « djihadisation du banditisme », avec la tendance de nombreuses bandes criminelles sahéliennes à coopérer par intérêt avec les groupes terroristes ou à se réclamer opportunément de l’idéologie djihadiste, pouvant légitimer certaines activités crapuleuses10. Le djihadisme peut aussi parfois être associé à des conflits ethniques, comme l’illustre au Mali le parcours de l’ancien chef de guerre touareg Iyad Ag Ghali, fondateur du groupe Ansar Dine (2012) puis chef de file du JNIM (2017)11. Des groupes armés irréguliers sont en outre actifs sur le territoire de plusieurs États (cf. supra) ou utilisent un pays voisin comme base arrière de leur théâtre d’action principal – à l’instar du groupe rebelle burundais RED‑Tabara (Résistance pour un État de Droit‑Tabara) dans l’est de la RDC. La régionalisation du risque sécuritaire contraste, à cet égard, avec le caractère évidemment national des dépenses militaires, manifestation de souveraineté par excellence – même si le risque sécuritaire est aussi à l’agenda des institutions sous‑régionales.

Les importantes vulnérabilités sociopolitiques, géographiques et économiques de l’ASS pèsent par ailleurs sur le risque sécuritaire. Parmi les facteurs motivant l’extrémisme violent et les rébellions, on peut citer la frustration face à des situations d’injustice sociale réelle ou ressentie, le chômage, l’extrême pauvreté, les fractures communautaires, le partage de la rente et les conflits fonciers – rendus d’autant plus sensibles par les effets du dérèglement climatique et la pression démographique (Pellerin, 2019). La faiblesse institutionnelle de certains États de la région contribue également à la persistance de la menace. D’une part cette faiblesse alimente le mécontentement des populations12 ; d’autre part elle affecte la capacité des autorités à juguler l’insécurité, avec notamment pour corollaires une fragmentation ethnico‑religieuse et l’émergence de milices locales d’autodéfense. La géographie peut en outre favoriser l’action des groupes armés irréguliers : l’étendue et la topographie de l’espace saharo‑sahélien rendent malaisé le contrôle des frontières et du territoire. Cette configuration géographique a, au contraire, pu faciliter la diffusion, après la chute du régime libyen en 2011, d’armes de contrebande à l’ensemble du Sahel. Enfin, l’importance des flux financiers illicites13 (88,6 milliards de dollars US en moyenne annuelle entre 2013 et 2015 pour l’ensemble du continent africain selon la Cnuced14) pénalise les efforts budgétaires des gouvernements en matière de sécurité et de développement durable. Une partie de ces flux illicites contribue par ailleurs au financement du terrorisme et de conflits armés sur le continent africain.

3. Les dépenses militaires en ASS : évolution, comparaison internationale et conséquences sur le développement

Dans un contexte sécuritaire dégradé en ASS, les dépenses militaires sont attendues à un niveau élevé et en progression – mais relativement faible en part du PIB. Comme indiqué plus haut, les effets de ces dépenses sur la baisse du niveau d’insécurité ne sont pourtant pas toujours avérés.

En 2021, les dépenses militaires de l’ASS atteignent leur plus haut niveau depuis cinq ans, mais représentent toujours moins de 2 % du PIB

L’ASS a connu une forte augmentation de ses dépenses militaires au cours des trente dernières années, sans atteindre le niveau de dépenses d’autres régions du monde. Les dépenses rapportées au PIB sont toutefois en baisse tendancielle (cf. graphiques ci-dessous). La progression en valeur est particulièrement marquée entre la fin des années 1990 et la fin des années 2000, période au cours de laquelle les dépenses de sécurité ont été multipliées par trois, passant de 7,5 milliards de dollars US en 1996 à 21,3 milliards en 2008 – tout en reculant de 2,3 % du PIB à 1,8 %, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Stockholm International Peace Research Institute, SIPRI). En 2021, l’ASS a consacré 18,8 milliards de dollars US à ses dépenses militaires, le montant le plus élevé depuis cinq ans. À l’échelle internationale, ces dépenses militaires sont comparables à celles de l’Afrique du Nord (15,3 milliards de dollars US en 2021) mais très en deçà des autres zones géographiques, à la fois en valeur et en points de PIB. Les montants consacrés aux dépenses militaires sont ainsi deux fois plus importants dans des régions du monde comparables à l’ASS, comme l’Amérique du Sud ou l’Asie du Sud‑Est. Les dépenses militaires ne représentaient également en 2021 que 1,5 % du PIB en ASS, contre 2,0 % en Europe ou 4,2 % en Afrique du Nord. Ce paradoxe entre une région considérée comme l’une des plus risquées du monde et des dépenses militaires les plus faibles du monde illustre plus largement la faiblesse de l’espace budgétaire des États de l’ASS, particulièrement en matière de défense. Ces derniers rencontrent en effet des difficultés à mobiliser des ressources fiscales répondant à leurs besoins, des obstacles techniques et administratifs (problème de la levée de l’impôt), et des fragilités persistantes en matière de gouvernance.

Image Dépenses militaires annuelles en Afrique  de 2000 à 2021
Dépenses militaires annuelles en Afrique de 2000 à 2021
Source : Stockholm International Peace Research Institute (base de données SIPRI Military Expenditure).
Note : Les dépenses militaires au sens du SIPRI incluent : les dépenses pour les forces armées, les dépenses pour les ministères de la Défense et les agences gouvernementales engagées dans des projets de défense, les forces paramilitaires lorsqu’elles sont formées et équipées par l’armée gouvernementale. Ces dépenses incluent les dépenses de personnel, les dépenses opérationelles et de maintenance, l’équipement des forces, le poste « Recherche et développement » militaire, les dépenses d’infrastructures militaires ainsi que l’aide militaire. La Chine est incluse dans l’ensemble « Asie de l’Est » et la Russie dans l’ensemble « Europe ». « Afrique du Nord » ne comprend pas la Libye et « Amérique du Nord » ne comprend pas le Mexique.
Image Comparaison des dépenses militaires annuelles  dans le monde de 2000 à 2021
Comparaison des dépenses militaires annuelles dans le monde de 2000 à 2021
Source : Stockholm International Peace Research Institute (base de données SIPRI Military Expenditure).

À l’échelle des pays, il existe une grande hétérogénéité entre le niveau des dépenses militaires et le niveau d’insécurité. Selon la Banque mondiale, se trouvent ainsi sur la liste des pays en situation de conflit en ASS le Burkina Faso, le Cameroun, la RCA, la RDC, l’Éthiopie, le Mali, le Mozambique, le Niger, le Nigéria, la Somalie et le Soudan du Sud. Parmi ces pays, seuls quatre ont consacré aux dépenses militaires, entre 2010 et 2020, une part de leurs dépenses publiques supérieure à la moyenne de l’ASS (6,8 %) : le Mali, le Niger, la RCA et le Soudan du Sud.

Effets d’éviction possibles

Le poids respectif des dépenses militaires et des dépenses de développement dans les dépenses publiques mis en relation avec un indicateur standard de développement (PIB/habitant), sur la période 2010‑2020 en ASS, montre un possible effet d’éviction (cf. graphiques a, b, c et d infra). En effet, le taux de croissance du PIB/habitant est inversement corrélé à celui des dépenses militaires ; c’est également le cas pour les dépenses de santé, d’éducation et de recherche et développement. Cette relation négative ressort particulièrement pour les dépenses de santé et les dépenses d’éducation, dont les ordres de grandeur en pourcentage des dépenses publiques totales, en moyenne pour les pays de l’ASS de 2010 à 2019/2020, sont comparables aux dépenses militaires (même si le recul des dépenses de développement peut être consécutif à l’affaiblissement des services publics dans les zones en insécurité).

Image Au sein des dépenses publiques en Afrique subsaharienne, corrélation entre la part des dépenses militaires et… a) la part des dépenses de santé (2010-2019)
Au sein des dépenses publiques en Afrique subsaharienne, corrélation entre la part des dépenses militaires et…
a) la part des dépenses de santé (2010-2019)

Sources (pour les quatre graphiques) : Banque mondiale (indicateurs du développement dans le monde, World Development Indicators – WDI) pour les dépenses militaires calculées en% des dépenses publiques, dépenses en recherche et développement, dépenses publiques d’éducation et de santé, croissance du PIB par habitant ; Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (base de données SIPRI Military Expenditure) pour les données brutes de dépenses militaires.
Image Au sein des dépenses publiques en Afrique subsaharienne, corrélation entre la part des dépenses militaires et…  b) la part de l’éducation (2010-2020)
b) la part de l’éducation (2010-2020)
Image Au sein des dépenses publiques en Afrique subsaharienne, corrélation entre la part des dépenses militaires et… c) les dépenses en recherche et développement (2010-2020)
c) les dépenses en recherche et développement (2010-2020)
Image Au sein des dépenses publiques en Afrique subsaharienne, corrélation entre la part des dépenses militaires et… d) la croissance du PIB par habitant (2010-2020)
d) la croissance du PIB par habitant (2010-2020)

Ainsi, la croissance du PIB/habitant est plus faible pour la plupart des pays d’ASS dont la part des dépenses militaires dans les dépenses publiques totales est plus importante sur la période 2010‑2020 (entre 9,5 % et 18,5 %). C’est le cas notamment de la RCA (dépenses militaires représentant 12 % des dépenses publiques totales et taux de croissance du PIB/habitant de – 1,1 %), du Tchad (respectivement 17,8 % et – 0,2 %), du Congo (9,8 % et – 2,9 %) et de l’Angola (10,3 % et – 1,9 %), mais ces trois derniers pays ont également pâti sur cette période de la baisse du prix du pétrole, dont ils sont dépendants. Inversement, d’autres pays non touchés par des conflits et dépensant très peu pour leur sécurité enregistrent des taux de croissance du PIB/habitant supérieurs (Ghana et Rwanda, par exemple). Ces résultats tendent à souligner l’effet secondaire positif sur le développe‑ ment des efforts en faveur de la réduction des conflits et de la paix.

Toutefois, il est impossible d’en déduire des effets d’éviction systématiques des dépenses de sécurité sur les dépenses de développement, ni a fortiori sur le développement lui‑même. Les indicateurs, selon les pays, ne répondent en effet pas exactement à la même définition, les restitutions sont variables et cette analyse statique ne tient pas compte de l’évolution des budgets publics. Par ailleurs, si les dépenses de sécurité évoluent en général selon une tendance de long terme, elles ont aussi une dimension plus conjoncturelle et peuvent répondre ponctuellement à un choc sécuritaire ou économique. Cela peut aussi résulter du comportement des pays voisins : un pays sera plus enclin à augmenter ses dépenses militaires si un pays proche renforce ses capacités militaires. Inversement, les facteurs propices au développement sont multiples, la part des dépenses de sécurité dans le total des dépenses publiques n’étant qu’un facteur parmi d’autres.

Combattre efficacement le terrorisme sans pénaliser le développement

Dans ce contexte difficile, le rétablissement de la situation sécuritaire sans préjudice pour les efforts de développement apparaît comme un défi de premier plan pour les politiques publiques en ASS. Compte tenu des racines socioéconomiques et politiques de l’extrémisme violent, la maîtrise du risque sécuritaire requiert en effet non seulement la sauvegarde, mais l’accroissement des dépenses sociales, éducatives et sanitaires des États de la région.

Les réponses à ce défi sont multiples :

  • Une mutualisation régionale des efforts opérationnels et financiers de lutte antiterroriste, afin d’en renforcer les synergies. Cette mutualisation est particulièrement opportune dans les situations où le risque sécuritaire présente une dimension transfrontière marquée. Un certain nombre de démarches communes ont, à cet égard, été initiées : on peut citer, pour le Sahel, la mise en place dès 1994 d’une Force multi‑ nationale mixte par les États du bassin du Lac Tchad (Bénin, Cameroun, Niger, Nigéria, Tchad), la création du G5 Sahel15 et le déploiement de sa Force conjointe, et le lancement en 2017 de l’opération conjointe « Koundalgou » dans le cadre de l’Initiative d’Accra (Bénin, Burkina Faso, Ghana et Togo), élargie en 2022 au Mali, au Niger et à la Côte d’Ivoire. Sur le plan financier, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a adopté un Plan de lutte contre le terrorisme, doté d’un budget de 2,3 milliards de dollars US pour la période 2020‑2024. Au titre de la régionalisation de l’effort de sécurité, le FMI suggérait par ailleurs en mars 2021, dans sa revue des politiques communes de l’Union économique et monétaire ouest‑africaine (UEMOA), que celle‑ci puisse moduler le plafonnement du déficit budgétaire pour les pays subissant un choc sécuritaire16. Au niveau régional, l’opérationnalisation de la Force africaine en attente (FAA), bras armé de la Politique de défense et de sécurité de l’Union africaine, tarde pour sa part à se matérialiser ;
     
  • Un renforcement de l’efficacité des dépenses militaires, à l’instar des autres dépenses publiques. Dans le contexte de rareté des ressources financières intérieures qui prédomine en ASS, la conduite de revues des dépenses publiques dans le secteur de la sécurité peut être un levier pour en améliorer le rapport efficacité/coût et la légitimité, comme le préconise par exemple, la Banque mondiale (2017) ;
     
  • Un soutien financier et technique accru des partenaires du développement. Dans l’analyse précédemment citée, le FMI soulignait le rôle budgétaire potentiellement important joué par les dons et prêts concessionnels : au Niger, leur hausse entre 2010 et 2019 a permis aux autorités de faire face à la forte augmentation des dépenses de sécurité, passées de 1 % du PIB à 3 % sur la période, sans préjudice pour les autres dépenses publiques. Le développement des capacités militaires des pays de l’ASS peut également être soutenu par leurs partenaires, dans le cadre d’accords bilatéraux ou d’une intervention multilatérale ;
     
  • Le renforcement des dispositifs de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT), afin d’assécher les ressources financières des groupes armés. C’est l’un des objectifs des cadres internationaux qui, à l’instar du Processus de Kimberley ou de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), visent à renforcer la gouvernance et les contrôles sur l’exploitation des matières premières. Les Recommandations du Groupe d’action financière (Gafi)17 fournissent par ailleurs un ensemble de standards internationaux en matière de LBC/FT. Il s’agira notamment pour les gouvernements, sur la base d’une bonne compréhension des risques nationaux, de permettre au secteur privé de détecter les possibles opérations de financement du terrorisme, d’ériger ce dernier en infraction pénale, de mettre en place un dispositif permettant le gel des avoirs terroristes, de prévenir l’abus des organisations à but non lucratif, de contrôler le transport transfrontaliers d’espèces et de titres négociables, d’assurer un échange d’information efficace entre les autorités et de doter les cellules de renseignement financier de moyens nécessaires à la collecte et à l’analyse des données. Les dispositifs nationaux de LBC/FT en ASS présentent malheureusement encore à ce jour, tels qu’évalués par les organismes régionaux de type Gafi, des niveaux de conformité technique et d’efficacité relativement faibles.

Les auteurs remercient particulièrement Khalil Bechani, Alban de Gmeline et Thibault Lemaire pour leur contribution à cette étude.

1 En dollars US constants 2020.
2 Organisation du traité de l’Atlantique Nord.
3 Les chiffres présentés dans les graphiques correspondent aux dépenses militaires et sont issus de la base SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, Military Expenditure Database).
4 Cf. Bourguignon (2006).
5 Cf. IEP (2022a).
6 Cf. IEP (2022b).
7 Il n’existe pas de définition unique du terrorisme faisant internationalement référence. Dans la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (1999), les Nations unies renvoient aux actes visés par d’autres conventions spécifiques (prise d’otages, atteinte à la sécurité de l’aviation civile, etc.) ainsi qu’à « tout autre acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil […] lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».

8 Cf. Centre d’études stratégiques de l’Afrique (2022).
9 Cf. Gafi, Giaba et Gabac (2016).
10 Cf. Van Offelen (2020).
11 Cf. Pérouse de Montclos (2021).
12 Selon le Pnud (2017), 71 % des terroristes africains interrogés citaient « une action du gouvernement », par exemple l’exécution ou l’arrestation d’un proche, comme événement les ayant convaincus de rejoindre leur organisation.
13 Selon la Cnuced et l’ONUDC (2020), « les flux financiers illicites sont des flux financiers dont l’origine, le transfert ou l’emploi sont illicites, qui concrétisent un échange de valeur et qui franchissent les frontières d’un pays ».
14 Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (2020).
15 Le G5 a été créé en 2014 par la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad.
16 Cf. Fonds monétaire international (2021).
17 Cf. Gafi (2016).

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