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Prix des matières premières et inflation en Afrique

Mise en ligne le 17 Mars 2022
Auteurs : Thibault Lemaire, Paul Vertier

À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, les prix d’un grand nombre de matières premières ont fortement augmenté dans le monde. Ces hausses sont venues s’ajouter à une augmentation continue des prix de certaines matières premières depuis 2020. Déjà profondément marquée par la pandémie de Covid‑19, l’Afrique est particulièrement vulnérable à ce choc, eu égard à sa forte dépendance aux importations de matières premières, notamment alimentaires, à la part élevée de l’alimentation dans la consommation des ménages, et à la faiblesse des marges de manœuvre de politique économique dont elle dispose pour répondre à la situation.

Un tel choc est susceptible d’affecter les économies africaines de multiples manières. Si les pays exportateurs nets de matières premières peuvent bénéficier de revenus additionnels, les mesures de contrôle des prix ou de subventions mises en œuvre dans certains pays pourraient s’avérer particulièrement coûteuses, réduisant fortement l’impact bénéfique de la hausse de ces cours. Ainsi, dans un contexte d’inflation mondiale marquée, qui provoque un resserrement généralisé des conditions de financement et entraîne des arbitrages plus complexes pour les banques centrales africaines, il est particulièrement important de pouvoir évaluer avec précision la hausse des prix à attendre au sein des économies africaines. À cet égard, la forte hétérogénéité des structures de consommation en Afrique doit notamment être prise en compte, en raison des effets inflationnistes très différents selon les pays.

1. Les prix des matières premières ont connu une hausse marquée mais hétérogène au premier semestre 2022

La guerre menée par la Russie en Ukraine depuis fin février 2022 a provoqué une hausse importante des prix de plusieurs matières premières. D’après les données de la Banque mondiale, les prix du baril de pétrole brut ont crû de 20 % en mars, ceux du gaz naturel de 37 % et même de 56 % en Europe, les prix du blé (tendre) ont augmenté de 32 %, ceux de l’huile de tournesol de 56 % et ceux des engrais de 18 %, entre autres. Ces hausses de prix s’expliquent avant tout par le fait que la Russie et l’Ukraine sont des exportateurs de premier plan de matières premières énergétiques et alimentaires. Ainsi, les deux pays représentent 27 % des exportations mondiales de blé et 53 % de celles d’huile de tournesol (Cnuced, 2022). Les craintes quant à l’appro‑ visionnement international ont également provoqué une réaction des marchés, dont les effets sur les prix ont pu être amplifiés par la mise en place de restrictions à l’exportation de produits alimentaires et d’engrais par 34 pays (Pangestu et Van Trotsenburg, 2022). Enfin, les prix des engrais, dont l’Ukraine et la Russie sont des exportateurs importants, et dont la production est très consommatrice de gaz, ont aussi fortement augmenté en mars 2022, de 18 % en moyenne.

L’augmentation des prix des matières premières causée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie a amplifié une hausse continue observée depuis mi‑2020 et leur a fait atteindre des niveaux historiques au premier semestre 2022. Entre le premier semestre 2020 et le premier semestre 2022, les prix du gaz naturel ont été multipliés par près de six, et ceux du pétrole ont plus que doublé. Entre ces deux périodes, l’indice FAO des prix alimentaires, en termes réels1, s’est élevé de 53% (cf. graphique infra). À son pic de mars 2022, il a même dépassé de plus de 20% les pics des précédentes crises de 2008 et 2011, qui ont notamment donné lieu à des émeutes de la faim (Headey et Fan, 2010) et précédé les Printemps arabes. Si les cours des matières premières alimentaires se sont corrigés à l’été 20222, revenant en août à des niveaux inférieurs à ceux de février, leurs niveaux demeuraient largement supérieurs à ceux de début 20203. Cette hausse des prix des matières premières depuis 2020, après une baisse au début de la pandémie de Covid‑19, peut notamment s’expliquer par une demande mondiale particulièrement robuste, résultant des politiques publiques de soutien à l’économie, surtout dans les économies avancées. Ces politiques budgétaires expansionnistes et les restrictions sanitaires, en pesant sur les revenus et les préférences des consommateurs, ont réorienté une partie de la demande du secteur des services vers les biens de consommation durables (Tauber et Van Zandweghe, 2021), dont la production est relativement intensive en utilisation de matières premières. Des chocs climatiques ont également affecté les récoltes de plusieurs producteurs de premier rang en 2021 (Mera et al., 2021), générant des effets sur les prix alimentaires désormais bien documentés (Parker, 2018; Faccia et al., 2021). La hausse des coûts de transport maritime pendant la pandémie a également contribué à une hausse des prix des importations en 2020 et 2021 (Cnuced, 2021), et la réorganisation des routes commerciales depuis l’invasion de l’Ukraine accroît également ces coûts. À moyen terme, la hausse des prix de l’énergie et surtout des engrais pourrait maintenir à un niveau élevé les prix des matières premières agricoles, en augmentant les coûts de production et en faisant baisser les rendements.

Image Prix mondiaux des biens alimentaires et des engrais a) Biens alimentaires
Prix mondiaux des biens alimentaires et des engrais
a) Biens alimentaires
Note : Les indices de prix alimentaires sont exprimés en termes réels. Dans chaque graphique, les lignes verticales indiquent successivement le début de la pandémie de Covid‑19
et le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Sources : Banque mondiale, FAO
Image Prix mondiaux des biens alimentaires et des engrais b) Engrais
b) Engrais

Cette hausse des prix est néanmoins hétérogène et n’affecte pas toutes les matières premières de la même façon. Ainsi, dans le domaine de l’alimentation, d’après les données de la FAO, les prix de la viande et du sucre ont été peu affectés, tandis que ceux des céréales et surtout des huiles végétales ont fortement augmenté. Entre le premier semestre 2020 et le premier semestre 2022, les prix en termes réels des viandes ont progressé de 17% et ceux du sucre de 48%, à partir d’un niveau toutefois faible. Les prix des céréales ont quant à eux progressé de 58% sur la période et ceux des huiles de 137% (cf. graphique supra). Au sein de ces catégories, les évolutions se sont également avérées hétérogènes. Selon la Banque mondiale, les prix en dollars US courants de l’huile d’arachide ont progressé de 51%, contre 138% pour l’huile de palme, 135% pour l’huile de soja et 149% pour l’huile de tournesol. Concernant les céréales, les prix du riz ont diminué de 10%4, tandis que ceux du blé tendre ont augmenté de 75%, ceux du maïs de 105% et ceux du blé dur de 115%. Cette hétérogénéité caractérise aussi les prix des engrais, avec des hausses allant de 105% (chlorure de potassium) à 268% (urée).

2. L’Afrique est particulièrement frappée par cette hausse, mais des disparités existent entre pays

La hausse des prix des matières premières a eu un effet positif sur les termes de l’échange d’une majorité de pays africains en 2021. Le continent étant un expor‑ tateur important de matières premières, l’ensemble des pays exportateurs de pétrole et une majorité de pays importateurs ont vu leurs termes de l’échange s’amé‑ liorer en 2021 du fait de la hausse des prix de ces biens (cf. chapitre 1). Cette dynamique des termes de l’échange est, en apparence, un facteur d’amélioration des pers‑ pectives économiques. Elle est cependant susceptible d’accroître les inégalités et de favoriser l’instabilité sociale, la hausse marquée des prix alimentaires et de l’énergie touchant plus fortement les ménages à faibles revenus.

La forte dépendance du continent aux importations alimentaires le rend particulièrement vulnérable. Selon les chiffres de la Banque mondiale, les importations alimentaires représentaient 13% des importations de marchandises en Afrique subsaharienne (ASS) entre 2010 et 2020, soit plus que dans toute autre région, alors que la moyenne mondiale s’établissait à 8%. Cette dépendance au commerce international accentue la sensibilité des prix alimentaires aux cours des matières premières. De plus, 16 pays africains dépendent à plus de 50% de la Russie et de l’Ukraine pour leurs importations en blé et sont donc directement concernés par les conséquences de la guerre sur l’approvisionnement. Enfin, en raison de la taille et de la rentabilité limitées de ses ports, l’Afrique apparaît particulièrement vulnérable aux perturbations du transport maritime, qui engendrent des coûts élevés (fermeture de routes commerciales, ou réduction de leurs flux, compétition accrue lorsque des risques apparaissent sur les quantités disponibles ou anticipées).

Les mesures de lutte contre la hausse des prix alimentaires et de l’énergie grèvent des finances publiques déjà éprouvées par la lutte contre les effets de la pandémie de Covid‑19. Selon le FMI, dans 134 pays les réponses budgétaires à ces hausses de prix ont principalement pris la forme de baisse des taxes à la consommation, de blocage des prix, ou de subventions (Fournier et al., 2022). Le financement de telles mesures est plus facile dans les pays qui bénéficient le plus de la hausse des revenus d’exportations ainsi que dans les pays où les prix sont proches de leur équilibre de marché. De nombreux pays ayant instauré un système de prix administrés ou présentant des niveaux d’endettement élevés font face à un dilemme particulièrement délicat entre l’atténuation des effets de la crise sur les ménages, et donc le maintien de la stabilité sociale (Bellemare, 2015), et la préservation des équilibres macroéconomiques.

La consommation de céréales et d’huiles locales dans certains pays pourrait permettre d’atténuer les effets de la hausse des prix des matières premières. La plus grande part des calories consommées en Afrique sont produites localement (AFD, 2016). D’après le document de réflexion du groupe de travail académique de l’initiative FARM5, bien que le blé soit importé à 90‑100 % dans la quasi‑totalité des pays d’Afrique (à l’exception de l’Afrique du Sud, de l’Égypte, de la Tunisie et du Maroc), il constitue un aliment de base essentiellement en Afrique du Nord (plus de 33 % des disponibilités caloriques). Il est aussi un aliment de complément (10 à 33 % des disponibilités caloriques) substituable par d’autres céréales ou plantes amylacées dans une quinzaine de pays d’Afrique, et un aliment marginal (moins de 10 % des disponibilités caloriques) dans près de la moitié du continent (25 pays environ). Le mil, le sorgho, le manioc et le fonio, notamment, sont relativement peu échangés avec le reste du monde, et leur prix est plus dépendant des dynamiques internes. Leur consommation, surtout en milieu rural, permet de préserver en partie les budgets des ménages, en particulier les plus pauvres. Leur production ne peut cependant pas s’adapter immédiatement pour se substituer aux céréales importées. En outre, les prix élevés des engrais et les contraintes en matière d’irrigation limitent à court terme les possibilités de cultures alternatives et de hausse rapide des rendements.

Les effets de bord sur les céréales et les huiles locales peuvent être importants. Le report d’une partie de la demande des céréales échangées internationalement vers des denrées alimentaires locales peut agir sur les prix de ces dernières. Ainsi, d’après la FAO6, au Sénégal le prix du sorgho a augmenté de 35 % entre janvier et juin 2022, et celui du mil de 32 % entre janvier et mai 2022 (et respectivement de 17 % et 16 % en Guinée‑Bissau). Par ailleurs, la hausse des prix peut inciter les pays à modifier leurs politiques d’exportation. Cette hausse peut notamment conduire à augmenter les exportations, particulièrement lorsque les autres sources de devises se tarissent, renforçant alors la dynamique haussière des prix domestiques, au détriment des consommateurs locaux7. En Afrique cependant, le manque d’infrastructures nécessaires aux exportations a limité la portée d’une telle incitation, et la forte dépendance aux importations a plutôt poussé les gouvernements (Algérie, Égypte, Cameroun, entre autres) à mettre en place des restrictions d’exportations des céréales produites localement.

Les restrictions à l’exportation instaurées à travers le monde n’affectent pas le continent de manière uniforme. L’ampleur de l’impact sur les pays africains dépend de leur dépendance aux importations alimentaires, de la diversification de leurs fournisseurs et de leur capacité de négociation bilatérale, en cas de mise en place de politique protectionniste par leurs principaux partenaires. Ainsi, les restrictions aux exportations de blé décidées par l’Inde ont principalement affecté l’Afrique du Nord, où cette céréale constitue la base de l’alimentation et où la dépendance aux importations est forte. Les restrictions de l’Indonésie à l’exportation d’huile de palme introduites fin avril 2022 ont fortement touché l’Afrique de l’Est, très exposée, tandis que certains pays producteurs d’Afrique de l’Ouest ont pu profiter de la hausse des cours.

Les effets inflationnistes de la hausse des prix des matières premières alimentaires pourraient être particulièrement élevés en Afrique, en raison de la forte part représentée par l’alimentation dans le panier de consommation. D’après les données de la Banque mondiale8, la part de l’alimentation dans la consommation s’élèverait en moyenne à 49 % (cf. graphique infra)9. L’hétérogénéité est cependant marquée, puisque la part de l’alimentation irait de 14 % en Afrique du Sud à 71 % au Burundi. Ces écarts reflètent une hétérogénéité de niveau de revenu entre pays, et les pays pour lesquels la part de l’alimentation dans la consommation est la plus élevée sont aussi ceux où la malnutrition est, en moyenne, la plus élevée (mesurée en 2021 par le Global Hunger Index – indice de la faim dans le monde). Par ailleurs, dans l’ensemble des pays considérés, la part de l’énergie dans la consommation s’avère modérée, à 5 % en moyenne.

Image Décomposition du panier de consommation et indice d’insécurité alimentaire par pays
Décomposition du panier de consommation et indice d’insécurité alimentaire par pays
Sources : Banque mondiale (Global Consumption Database, 1996‑2011), Concern Worldwide et Welthungerhilfe (Global Hunger Index – GHI 2021), calculs des auteurs.
Image Part des céréales et des huiles dans l’alimentation par pays
Part des céréales et des huiles dans l’alimentation par pays
Sources : Banque mondiale (Global Consumption Database, 1996‑2011), calculs des auteurs.

L’exposition des ménages aux hausses de prix des matières premières alimentaires peut grandement varier entre pays, en lien avec l’hétérogénéité de la part dans la consommation des denrées dont les cours ont le plus augmenté (cf. graphique supra). En particulier, la part du blé, qui représente en moyenne 5,3 % du panier d’alimentation en Afrique, s’échelonnerait de 1,1 % au Burundi à 11,9 % à Sao Tomé‑et‑Principe. La part des huiles, à 5,3% en moyenne également, s’échelonnerait de 1,8% en Namibie à 12 % en Sierra Leone. Enfin, la part du riz, en moyenne de 9,6 %, peut s’élever jusqu’à 40,3 % à Madagascar.

Les hausses de prix des matières premières peuvent également affecter différemment les ménages au sein d’un pays donné. Ainsi, bien que la part de l’alimentation soit en moyenne plus élevée parmi les ménages ruraux qu’au sein de l’ensemble de la population, la part du blé dans leur consommation alimentaire est en moyenne plus faible, et la part des autres céréales à l’inverse plus élevée. Ce constat suggère une moindre exposition des ménages ruraux aux matières premières importées, du fait notamment d’une autoconsommation plus importante (AFD, 2016).

Enfin, cette crise alimentaire pourrait exacerber les conséquences sociales déjà marquées de la crise de la Covid‑19. D’après la Commission économique pour l’Afrique (CEA, 2022), 55 millions d’Africains auraient basculé dans l’extrême pauvreté en 2020. Sur le continent africain, selon la FAO, près de 26 % de la population souffrait d’insécurité alimentaire grave10 en 2020, en hausse de 4 points de pourcentage par rapport à l’année précédente (Task Force interministérielle France, 2022). Dans un tel contexte, les hausses de prix des matières premières importées pourraient renforcer les probabilités de conflits au sein des pays concernés (Weinberg et Bakker, 2015; Koren et Bagozzi, 2016; Van Weezel, 2016; Martin‑Shields et Stojetz, 2019).

3. La hausse du prix des matières premières a une incidence importante sur l’inflation en Afrique

La littérature académique fait état d’une transmission élevée à l’inflation des prix des matières premières alimentaires dans les pays en développement, de l’ordre de 5 à 15 % (Bekkers et al., 2017 ; Gelos et Ustyugova, 2017; Furceri et al., 2016), qui est cependant susceptible d’être sous‑estimée. En effet, les travaux sur le sujet étudient l’impact d’une hausse de l’indice mondial agrégé des prix des matières premières (pondérées dans l’indice selon leur part dans le commerce mondial), sans prendre en compte l’hétérogénéité des structures de consommation entre pays.

La prise en compte d’indices désagrégés permet une mesure plus précise de la transmission des prix des matières premières à l’inflation. Nous étudions l’impact sur l’indice des prix à la consommation d’une hausse simultanée de 17 matières premières listées dans la Pink Sheet (prix des produits de base) de la Banque mondiale, parmi les céréales et les légumineuses (blé, riz, maïs, arachide, soja), les carburants (pétrole brut, charbon, gaz naturel), les huiles végétales (tournesol, colza, palme), les engrais (phosphate, DAP [phosphate diammonique], TSP [superphosphate triple], urée, potasse) et le sucre. Notre étude s’appuie sur des données mensuelles de la période 2002-2021, et intègre différents facteurs qui pourraient se répercuter sur les prix à la consommation, à savoir le taux de change par rapport au dollar US, l’intensité des catastrophes naturelles et des conflits civils affectant le pays, et la moyenne des taux d’intérêt des dépôts et des crédits au sein de l’économie. Nous évaluons la réaction de l’indice des prix à la consommation pays par pays, et agrégeons ensuite les résultats à l’échelle du continent africain, pondérés pour chaque pays selon son PIB de 2021 en parité de pouvoir d’achat11. Une telle méthodologie, prenant en compte un grand nombre de matières premières et autorisant des réactions différenciées entre pays, est de nature à capter l’hétérogénéité de l’exposition des pays à la hausse des prix des matières premières.

Partant de cette méthodologie, nous estimons qu’une hausse simultanée de 1 % des prix des matières premières alimentaires, de l’énergie et des engrais se traduit, en Afrique, par une hausse des prix à la consommation d’environ 0,3 % en moyenne sur un an, soit un taux de transmission (pass‑through) d’environ 30 % (cf. graphique ci-après). Dans le détail, le pass‑through s’accroît progressivement au cours des mois qui suivent le choc et atteint un plateau au bout de sept mois. Si le pass‑through maximal observé est d’environ 35 %12, la hausse des prix au cours de l’année suivant le choc est en moyenne de 27 %, en raison de la diffusion progressive des prix. Cette hausse est principalement attribuable aux matières premières alimentaires, au premier rang desquelles les céréales (dont la transmission à l’inflation culmine à 16 % au bout de 7 mois) et les huiles végétales (14% au bout de 12 mois). L’énergie, quant à elle, influe modérément sur les prix à la consommation (les prix des carburants étant réglementés dans de nombreux pays), et marque deux pics de contribution, le premier à 3 % au bout de 3 mois, et le second à 3,6% au bout de 15 mois, traduisant non seulement des effets directs rapides, mais aussi des effets de second tour différés. Enfin, les engrais influent également de façon plus modérée, mais avec des effets croissants au cours du temps (l’effet maximal de 5,9 % étant observé au bout de 18 mois), suggérant une répercussion sur les récoltes de l’année suivante.

Image Effet estimé d’une hausse de 1%  des prix des matières premières  sur les prix à la consommation en Afrique
Effet estimé d’une hausse de 1% des prix des matières premières sur les prix à la consommation en Afrique
Sources : Banque mondiale, FMI, ACLED, CRED (base de données EM-DAT), calculs Banque de France basés sur la méthode des projections locales.

Au total, les variations importantes des cours observées depuis le début de l’année 2022 devraient donc fortement affecter les prix à la consommation en Afrique, à la fois en 2022 et 2023. Le choc de mars 2022 continuerait à affecter les prix à la consommation, au moins jusqu’au premier trimestre 2023. La principale contribution à la hausse des prix à la consommation proviendrait des huiles, dont les prix ont considérablement augmenté, et dont l’effet maximal sur l’inflation est atteint 12 mois après le choc (cf. graphique supra). Ces effets haussiers ne seraient que partiellement compensés par la correction à la baisse des prix des matières premières alimentaires observée à l’été 2022. Les prix de l’énergie ont en effet globalement continué à augmenter, et, malgré la baisse substantielle des prix des engrais à la mi‑2022, ils demeurent très élevés et pourraient avoir une incidence sur les prix des récoltes en 2023.

Au‑delà de ces effets agrégés, d’importantes variations existent entre pays, reflétant notamment la structure de leur consommation. Les pass‑through observés en moyenne sur un an pour un choc de 1 % sur les matières premières considérées vont de valeurs inférieures à 10 % (notamment dans les pays du Maghreb et en Afrique du Sud) à des valeurs supérieures à 45 % (principalement dans des économies insulaires telles que les Seychelles, Sao Tomé‑et‑Principe, les Comores, mais aussi le Tchad, la République démocratique du Congo [RDC], le Burundi, le Kenya ou la Guinée‑Bissau), et dépassent même 100 % en Éthiopie. En moyenne, les pays aux pass‑through les plus élevés sont également ceux qui souffrent le plus d’insécurité alimentaire, et ils se caractérisent de même par une part plus élevée de l’alimentation dans leur consommation (cf. supra, graphique sur la décomposition du panier de consommation). Les biens représentant une part plus élevée de la consommation sont également associés à un pass‑through plus important.

Les réactions estimées des prix doivent être interprétées avec précaution. D’une part, les effets étant estimés entre 2002 et 2021, ils ne prennent pas en compte les éventuelles mesures des gouvernements engagées depuis début 2022 pour lutter contre la hausse des prix : subventions, blocages des prix, recours à des importations de substitution, augmentation des productions locales (que nous ne considérons pas dans notre analyse). De plus, la dynamique inflationniste observée en 2022 peut également s’expliquer en partie par les fortes hausses des prix des matières premières depuis mi‑2021. Par ailleurs, bien que la consommation alimentaire repose de plus en plus sur des transactions marchandes (entre 65 et 90 % en Afrique de l’Ouest, au Cameroun et au Tchad – AFD, 2016), une part non négligeable relève de l’autoconsommation, qui n’est pas directement influencée par les prix internationaux. Or, cette consommation n’est généralement pas prise en compte dans l’indice des prix à la consommation, qui n’intègre que des transactions monétaires observées.

Image Pass‑through des prix des matières premières aux prix à la consommation par pays
Pass‑through des prix des matières premières aux prix à la consommation par pays
Sources : Banque mondiale, FMI, ACLED, CRED (base de données EM-DAT), calculs Banque de France basés sur la méthode des projections locales.

Enfin, notre analyse incorpore tout à la fois des matières premières qui sont quasi exclusivement importées dans l’ensemble des pays (comme l’huile de tournesol, le blé, les engrais) et d’autres qui sont à la fois importées et produites localement (comme le riz, le maïs ou le pétrole13). Pour ces dernières, la transmission des prix mondiaux aux prix à la consom‑ mation devrait donc passer par une hausse des prix de la production locale. Une analyse complémentaire sur le prix du riz produit localement et vendu sur 34 marchés dans dix pays d’Afrique suggère cependant que les prix des matières premières échangées sur les marchés inter‑ nationaux se diffusent au bout de quelques mois aux prix des productions locales (cf. également Okou et al., 2022).

Image Corrélation entre pass‑through estimés et part des biens dans la consommation en Afrique
Corrélation entre pass‑through estimés et part des biens dans la consommation en Afrique
Lecture : Une matière première représentant 3% du panier de consommation a en moyenne un pass through maximal aux prix à la consommation de 6%.
Notes : Le pass through est ici le degré de transmission des variations de prix des matières premières aux prix à la consommation. Graphique constitué hors Éthiopie, et excluant cinq points aberrants. Cinq types de biens sont considérés : riz, blé (apparié, pour la part dans la consommation, avec la somme du pain, des pâtes et des pâtisseries), sucre, huile de tournesol (appariée, pour la part dans la consommation, avec les huiles et matières grasses autres que le beurre), et charbon (apparié avec l’énergie hors carburants et électricité).
Sources : Banque mondiale (part des biens dans la consommation) ; pour le pass-through, FMI, ACLED, CRED (base de données EM-DAT), calculs Banque de France basés sur la méthode des projections locales
La résilience alimentaire future de l’Afrique passe par la mise en œuvre de politiques sectorielles, et plus généralement par la concrétisation de stratégies ambitieuses pour atteindre le deuxième Objectif de développement durable (lutte contre la faim).

La hausse des prix alimentaires mondiaux vient frapper l’Afrique à un moment où le continent est particulièrement vulnérable. Si la pandémie de Covid‑19 a entraîné une baisse du revenu par habitant inédite depuis plus d’une décennie, de nombreux pays ont cependant pu mettre en place des politiques budgétaires et monétaires contracycliques pour soutenir leur demande interne et tenter de compenser la baisse de la demande externe. Ces politiques, bien que de moindre ampleur que dans les économies avancées, ont laissé une majorité de pays africains avec des marges de manœuvre étroites, voire inexistantes.

Le FMI préconise des transferts monétaires aux ménages les plus vulnérables ainsi que des subventions ou baisses d’impôts ciblées pour freiner la hausse des prix. En outre, une plus grande coordination internationale semble nécessaire à court terme pour faire face à la hausse de l’insécurité alimentaire. Plusieurs initiatives ont été lancées. La Banque mondiale (mai 2022) a annoncé un plan de 30 milliards de dollars US sur 15 mois, la Banque africaine de développement (mai 2022) a approuvé une facilité de 1,5 milliard de dollars US, la Commission européenne (juin 2022) a proposé de mobiliser 600 millions de dollars US et la France a lancé l’initiative internationale FARM (juin 2022). Les dirigeants de la FAO, du FMI, de la Banque mondiale, du Programme alimentaire mondial et de l’Organisation mondiale du commerce ont publié une déclaration commune (juillet 2022) et la crise alimentaire a été au centre des discussions du G20 en 202214.

La résilience alimentaire future de l’Afrique passe par la mise en œuvre de politiques sectorielles, et plus généralement par la concrétisation de stratégies ambitieuses pour atteindre le deuxième Objectif de développement durable (lutte contre la faim). D’importantes marges de progression existent en matière d’utilisation des terres disponibles et de hausse des rendements agricoles : en 2018, d’après la Banque mondiale, les terres arables en Afrique subsaharienne ne représentaient que 9,4 % des terres disponibles (10,8 % en moyenne dans le monde), et le rendement moyen de la production de céréales était de 1,4 tonne par hectare (4,1 en moyenne dans le monde). Une telle progression pourrait notamment passer par l’engagement de politiques agricoles pérennes, le développement d’infrastructures adéquates et un approfondissement de l’intégration régionale qui permettrait un meilleur partage des risques. Se posent également les questions de l’utilisation finale des productions agricoles (alimentation, biocarburants, etc.) et du choix entre cultures de rente et vivrières. Ces enjeux sont d’autant plus importants que le monde dans son ensemble doit faire face aux conséquences directes et indirectes croissantes du changement climatique, et que l’Afrique y est particulièrement vulnérable (Goujon et al., 2022).

1 L’indice réel FAO des prix alimentaires est déflaté par l’indice de valeur unitaire des biens manufacturés de la Banque mondiale. La FAO est l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
2 Si une décrue s’est amorcée progressivement dès mai 2022, une correction marquée a été observée en juillet 2022.
3 L’indice FAO en termes réels était égal à 96,7 au premier semestre 2020, 138,2 en février 2022, 156,3 en mars 2022 et 135,1 en août 2022.
4 Moyenne simple des prix de quatre catégories de riz thaï et vietnamien.
5 Food and Agriculture Resilience Mission (Task Force Interministérielle France, 2022).
6 Food Price Monitoring and Analysis (FPMA) Tool.
7 L’Inde a ainsi fortement augmenté ses exportations de blé à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, avant de les interdire en mai 2022 à la suite des fortes vagues de chaleur de mars 2022.
8 Données issues de la Global Consumption Database (GCD), portant sur 39 pays africains, et sur collecte statistique réalisée entre 1996 et 2011.
9 L’enquête ICP (International Comparison Program) menée en 2012 par la Banque africaine de développement, couvrant l’année 2009, aboutit à un résultat très proche pour la part de l’alimentation dans la consommation en Afrique, à hauteur de 44 %. Nous nous concentrons cependant sur les données de la GCD (cf. note précédente), en raison de leur forte granularité.
10 La FAO mesure l’insécurité alimentaire à l’aide de l’échelle de mesure de l’insécurité alimentaire vécue (FIES, Food Insecurity Experience Scale). Est considérée comme étant en situation d’insécurité alimentaire grave une personne qui n’a plus d’aliments ou a parfois passé une journée entière sans manger au cours de l’année.
11 Les données que nous mobilisons permettent d’estimer des effets pour 48 pays; sont exclus de l’analyse l’Érythrée, la Somalie, le Soudan, le Soudan du Sud, la Tanzanie et le Zimbabwe. Les coefficients qui ne sont jamais significatifs à plus de 10 % sur l’horizon de projection et les coefficients négatifs ne sont pas retenus dans le calcul du pass‑through estimé.
12 En n’excluant pas les coefficients négatifs ou non significatifs, le pass-through maximal se situerait à environ 25 %, ce qui demeure supérieur aux estimations existantes dans la littérature.
13 Bien que pour de nombreux pays exportateurs nets de pétrole (comme le Nigéria ou le Gabon notamment) le pétrole produit ne soit pas nécessairement raffiné et consommé sur place.
14 G20, séminaire sur la collaboration mondiale contre l’insécurité alimentaire : High level seminar on strengthening global collaboration for tackling food insecurity, 15 juillet 2022.

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