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Retombées de la politique monétaire de la Fed sur celle de la BCE : le rôle des « nouvelles » sur l’inflation

Mise en ligne le 4 Février 2025
Auteurs : Thaïs Masseï, Arthur Saint-Guilhem

Billet de blog 386. La politique monétaire de la Fed a eu des effets sur les conditions financières en zone euro lors du cycle monétaire récent. Toutefois, ces effets ont avant tout résulté indirectement de la perception par les marchés de perspectives d’inflation communes entre les deux zones et non d’une influence directe. Ainsi, pour les marchés, la crédibilité de la BCE à lutter contre l’inflation en toute indépendance de la Fed n’a pas été mise en doute. 

Graphiques 1a et 1b : Décomposition du taux d’intérêt à 10 ans zone euro et du taux de change EUR/USD (variation cumulée)

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Sources : Bloomberg et calculs auteurs.
Notes : La décomposition vient d'un modèle à vecteur autorégressif (VAR) bayésien estimé depuis 2005 et basé sur Brandt et al. (2021). Normalisée à zéro au début de la période. Baisse du taux de change = dépréciation de l'euro.

En tant qu’économie ouverte et partenaire commercial des États-Unis, la zone euro est exposée aux retombées de la politique monétaire de la Réserve Fédérale américaine (Fed). Le cycle monétaire récent, de hausse, puis de baisse des taux directeurs, n’y fait pas exception. Les graphiques 1a et 1b montrent les effets importants des facteurs économiques et monétaires américains sur les conditions financières de la zone euro depuis début 2024. Des nouvelles macroéconomiques positives aux États-Unis expliquent en grande partie la hausse des taux longs en zone euro et la dépréciation de l'euro vis-à-vis du dollar entre janvier et juin 2024 (vert foncé). À l'inverse, l'orientation plus accommodante de la Fed après juin a contribué à la baisse des taux longs en zone euro et à la remontée de l'euro face au dollar (vert clair). 

La question de savoir si ces effets de bord américains conduisent les marchés à revoir leurs attentes sur la politique monétaire de la BCE reste toutefois ouverte. D'une part, si un impact significatif sur l'inflation en zone euro était anticipé, les marchés pourraient réviser leurs attentes sur la politique monétaire de la BCE en conséquence. D'autre part, s’ils s’attendaient à ce que la BCE suive l'orientation de la Fed en raison de son leadership « intellectuel », cela pourrait conduire à des anticipations de politique monétaire en divergence avec les perspectives d’inflation dans la zone euro et devenir déstabilisant.  

Comment identifier les éventuelles retombées de la politique monétaire de la Fed sur celle de la BCE ?

Graphiques 2a et 2b : Décomposition des taux courts anticipés de la zone euro et des États-Unis (variation cumulée depuis le début de la période)

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Sources: Bloomberg et calculs auteurs.
Notes: Entre janvier et juin 2024, le taux d'intérêt nominal à 1 an de la zone euro a augmenté de 100 points de base (pb), dû à une hausse du taux réel de 80 pb et des anticipations d'inflation de 20 pb.

Nous proposons une nouvelle approche pour évaluer les retombées de la politique monétaire des États-Unis sur les anticipations de politique monétaire en zone euro, mesurées par le taux forward à 1 an dans 1 an, i.e. le taux attendu aujourd’hui pour un prêt d’un an dans un an. Le graphique 2, qui en montre l’évolution depuis début 2024, distingue deux phases : de janvier à juin, une forte hausse des taux forward nominaux dans les deux zones (+100 bp, ligne bleu foncé), suivie d’une baisse marquée après juin liée aux composantes réelle et d’inflation (barres jaune et rouge, respectivement). Face à une inflation plus persistante, la communication de la Fed dès décembre 2023 a conduit les marchés à repousser leurs attentes de baisse des taux, exerçant une pression haussière sur le taux forward américain. Ce mouvement s’est inversé après l’été grâce à des signaux rassurants sur la désinflation en cours. Pour la zone euro, en revanche, ces larges fluctuations des taux anticipés sont difficiles à concilier avec des perspectives d’inflation stables sur la période, ce qui pourrait indiquer une forte influence américaine. Ceci est d’autant plus plausible que nombre d’observateurs doutaient alors de la possibilité d’une divergence durable entre les politiques monétaires de la BCE et de la Fed.

Notre estimation distingue deux principales forces sous-jacentes à l'évolution conjointe des taux forward en zone euro et aux États-Unis :

  • les « nouvelles » sur l'inflation qui affectent d’abord les anticipations d'inflation et conduisent à un ajustement des taux d'intérêt réels conformément à la fonction de réaction de la banque centrale ; 
  • les « nouvelles » sur les taux réels qui affectent ces derniers au-delà de la réponse attendue de la banque centrale à l'inflation. Elles captent l’influence directe de la politique de la Fed sur la BCE.

 
Nous identifions ces facteurs via un modèle à vecteur autorégressif (VAR) incluant l'inflation anticipée et le taux réel. Le modèle est d'abord estimé séparément pour les États-Unis et la zone euro afin d'identifier les nouvelles sur l'inflation et celles sur les taux réels dans chaque zone. Si l'inflation linked swap, l’indicateur de marché des anticipations d’inflation, et le taux réel co-réagissent positivement, le mouvement est attribué aux nouvelles sur l’inflation; s'ils co-réagissent négativement, il est attribué aux nouvelles sur le taux réel. Ensuite, les nouvelles de la zone euro sont régressées sur celles américaines pour isoler les retombées américaines des facteurs domestiques. Le graphique 3 présente cette décomposition.

Une contagion à la zone euro par les nouvelles d’inflation et non par l’influence directe de la Fed

Graphique 3 : Décomposition du taux réel à court terme anticipé de la zone euro entre janvier et juin 2024

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Sources : Bloomberg et calculs auteurs.
Notes : La décomposition est issue d'un modèle VAR bayésien quotidien estimé comme décrit dans la section 1. Normalisée à zéro au début de la période.

D’après le graphique 3, entre janvier et avril 2024, l'évolution des taux réels zone euro a été surtout déterminée par les nouvelles concernant l'inflation aux États-Unis, qui ont contribué environ aux trois-quarts de la hausse totale entre les réunions du Conseil des gouverneurs de janvier et d'avril (en violet sur le premier graphique de droite, soit 0,3 point de pourcentage). Cela suggère que les marchés ont été particulièrement sensibles à la séquence de nouvelles indiquant une inflation plus persistante aux États-Unis, qu'ils ont pu voir comme un signe avant-coureur de l’inflation dans la zone euro, les conduisant à réviser à la hausse leurs anticipations de taux dans la zone euro. En revanche, les nouvelles américaines non-liées aux perspectives d'inflation ont eu peu d'effet sur les taux réels en zone euro (jaune), indiquant que l'influence directe de la Fed sur la politique monétaire de la zone euro est restée limitée. 

Par la suite, entre les Conseils des gouverneurs d'avril et de juin 2024, les nouvelles relatives à l'inflation dans la zone euro ont été la principale cause d’ajustement des taux réels de la zone (en vert sur le second graphique de droite), tandis que les nouvelles relatives à l'inflation aux États-Unis ont contribué négativement. Ces observations concordent avec les données publiées pour cette période, révélant des surprises négatives sur l’inflation aux États-Unis et, à l’inverse, des nouvelles d’inflation stables ou positives en zone euro jusqu’à juin.  

Une bonne compréhension de la stratégie monétaire de la BCE lors du cycle de resserrement

Graphiques 4 : Décomposition du taux réel à court terme anticipé de la zone euro depuis juillet 2022

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Sources : Bloomberg et calculs auteurs.
Notes : Les lignes verticales représentent, dans l'ordre, la première et la dernière hausse de taux de la zone euro puis les premières baisses de taux en zone euro et aux États-Unis.

Le graphique 4 élargit l'analyse du graphique 3 à l’ensemble du cycle de resserrement monétaire de la BCE. De juillet 2022 (date de la première hausse des taux) à septembre 2023 (date de la dernière hausse des taux de la BCE), l’augmentation des taux réels de la zone euro résulte presqu’entièrement des nouvelles sur l'inflation en zone euro, montrant que les anticipations de taux des marchés étaient bien en accord avec la fonction de réaction de la BCE ancrée sur les perspectives d’inflation en zone euro. Plus récemment, la convergence des politiques monétaires de la Fed et de la BCE après la baisse des taux de la BCE en juin et celle de la Fed en septembre a entraîné une baisse parallèle des taux forward réels dans les deux zones. Cette baisse est attribuée à la disparition progressive des surprises haussières sur l'inflation, en accord avec la poursuite observée de la trajectoire désinflationniste.  

Ainsi, nos résultats montrent que, selon les anticipations des marchés, la BCE ne réagit aux nouvelles américaines que lorsque celles-ci influencent les perspectives d’inflation en zone euro. A l’inverse, il n’y a pas d’influence directe de la politique monétaire américaine, par laquelle les marchés s’attendraient à ce que la BCE calque ses décisions sur celles de la Fed indépendamment des perspectives internes d’inflation. Ces résultats illustrent la crédibilité perçue de la BCE à remplir son mandat en toute indépendance.

Il convient de préciser que cette analyse repose sur l’hypothèse d’une relation stable entre anticipations d’inflation et taux d’intérêt. Prendre en compte la possibilité d’une sensibilité accrue des marchés aux nouvelles d’inflation en période d’inflation élevée nécessiterait un approfondissement. 

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Mise à jour le 4 Février 2025