De nombreux commentateurs se sont interrogés sur le rôle du resserrement de la politique monétaire dans le processus actuel de repli de l’inflation, certains arguant que ce dernier serait essentiellement dû à la disparition des chocs d'offre antérieurs (Sandbu, 2024). Selon cette hypothèse, les banques centrales n'auraient pas eu besoin de monter leurs taux d’intérêt autant qu'elles l'ont fait, et plus généralement, le rôle de la politique monétaire serait surestimé.
Afin d’éclairer ce débat, ce billet évalue les effets des actions de la Banque Centrale Européenne (BCE), en examinant deux contrefactuels répondant aux questions suivantes : Comment l'économie de la zone euro aurait-elle évolué si :
• La BCE n'avait pas réagi à la récente poussée d'inflation ?
• La BCE avait mené une politique plus agressive ?
Répondre à ces questions demeure toutefois difficile, car les contrefactuels envisagent « ce qui aurait pu se produire », ce qui, par nature, n'est pas observable. Il n'existe pas de données empiriques pour les événements qui ne se sont pas produits.
L'examen des contrefactuels nécessite généralement l'utilisation de modèles théoriques ou statistiques, qui sont des représentations de l'économie. De tels modèles permettent d'expérimenter des politiques alternatives afin d'évaluer leurs effets économiques. Un modèle économique est en quelque sorte une machine à remonter le temps permettant de revivre des expériences passées.
La conduite de ces expériences contrefactuelles nécessite de connaitre les effets économiques d’un changement de la politique monétaire (via le taux d’intérêt directeur). Au sein d’un modèle empirique, l’estimation de ces effets se heurte cependant à un problème de causalité, car la politique monétaire est décidée en fonction de la situation économique. Ce problème est généralement résolu par l’identification des effets économiques d’un changement non anticipé de politique monétaire, plus connu sous le nom de « choc de politique monétaire ». Une fois que l’ensemble des chocs monétaires et de leurs effets sont identifiés, il est alors possible de simuler comment l’économie se comporterait dans le cadre d’une politique monétaire alternative, en modifiant simplement les chocs selon le scénario retenu.
Dans ce billet, nous employons un modèle dit « à vecteurs autorégressifs », estimé sur les données trimestrielles de la zone euro sur une période allant du début de l’année 1990 à la fin de l’année 2019. Il a l’avantage d’être estimé à partir des données observées, sans imposer de contraintes théoriques trop fortes. Les chocs statistiques identifiés sont des combinaisons de chocs économiquement interprétables (dits « structurels ») définis par des choix théoriques assez simples. En particulier, les chocs de politique monétaire sont identifiés à l’aide de « restrictions de signe » sur les réponses impulsionnelles des variables économiques. En l’occurrence, tous les chocs économiques qui génèrent conjointement une hausse du taux d’intérêt nominal de court terme et une baisse de l’activité économique et des prix sont isolés et identifiés comme des chocs de politique monétaire. Pour un aperçu de l’ensemble des variables et des restrictions utilisées dans le modèle, le lecteur est invité à se référer à l’article de Baumeister et Benati (2013).
Et si la BCE n’avait pas réagi à la récente poussée de l’inflation ?
Pour répondre à cette première question, la simulation démarre juste avant la hausse de l’inflation post-Covid et l’invasion de l’Ukraine : le taux d’intérêt nominal à 3 mois (Euribor) dans le modèle est contraint à suivre la trajectoire anticipée par les participants de marché en décembre 2021 (projections (B)MPE de la BCE), ce qui correspond à une légère remontée de ce taux pour atteindre environ 0,15% à la fin de l’année 2025 (à comparer à un niveau initial de -0.5%). Dans ce scénario contrefactuel (Graphique 1), la BCE aurait complètement ignoré les prescriptions d'une règle de lutte contre l'inflation, comme par exemple la règle de Taylor.
Dans un premier temps, le processus de repli de l’inflation à partir de la fin 2022 aurait été proche du scénario historique. Deux facteurs peuvent expliquer ce résultat : i) au cours de cette période, l'élimination des chocs initiaux d'offre d'énergie a été le principal moteur de la désinflation ; ii) les délais de transmission de la politique monétaire à l'économie sont généralement assez longs. Les effets à très court terme sont donc modestes.
À compter du milieu de l’année 2023, la trajectoire contrefactuelle de l'inflation diverge de la trajectoire effectivement réalisée. Sans resserrement monétaire, le processus de désinflation aurait marqué le pas. Le taux d'inflation simulé aurait ainsi été supérieur à celui observé de 2 points de pourcentage en moyenne en 2023 et d'environ 2,8 points de pourcentage en 2024 (soit un taux d’inflation encore supérieur à 5%, contre 2.4% constaté en 2024).
L'absence de resserrement de la politique monétaire aurait certes stimulé davantage la demande globale, ce qui aurait permis une croissance du PIB réel supérieure dans un premier temps. Mais cela aurait été ensuite suivi d’un freinage économique plus important, lorsque la banque centrale aurait été amenée à durcir plus brutalement sa politique pour ramener l’inflation vers son objectif de 2%.
Et si la BCE avait été plus agressive ?
La deuxième simulation contrefactuelle considère un scénario où la politique monétaire aurait réagi plus fortement aux écarts de l’inflation vis-à-vis de sa cible à 2%. Ceci est réalisé via une augmentation plus rapide et plus forte du taux d'intérêt nominal. Plus précisément, le taux d'intérêt commence à augmenter au premier trimestre de l’année 2022 jusqu'à atteindre 5 % à la fin de l’année 2023 (contre 4% dans le scénario historique).
Cette politique monétaire plus agressive permet une décrue plus rapide de l’inflation, mais avec un coût substantiel en termes de perte de PIB (Graphique 2). En adoptant une telle approche, la BCE n'aurait pas été en mesure de réaliser un scénario dit de « désinflation immaculée », dans lequel la réduction de l’inflation est obtenue sans provoquer de récession. Cette récession aurait duré un an, du deuxième trimestre 2023 au premier trimestre 2024, avec une chute maximale du PIB réel de 1,20% selon l’estimation médiane (ou 3,5% selon la bande d’incertitude).
En outre, dans un tel contrefactuel, l’essentiel de la bande d’incertitude issue du modèle se situe en dessous de l’objectif de 2% d’inflation. En d’autres termes, avec cette politique plus agressive, il y aurait eu un risque significatif que l’inflation reste durablement en dessous de 2%.
Graphique 2 – Contrefactuel #2 : la BCE réagit plus fortement à l’inflation