Billet de blog 406. Si les aides d’État sont apparues comme des instruments clefs pour contrer les effets des chocs récents, leur usage accru en Europe fait craindre des distorsions et une course aux subventions entre États membres. Confrontée au besoin d’investissement dans la transition écologique et l’autonomie stratégique, l’UE doit désormais trouver un nouvel équilibre et mieux coordonner ces aides nationales.
Graphique 1– Aides d’État au sein de l’UE par objectif (en Mds€ à prix constants de 2022 (à gauche) et en % du PIB UE (à droite) : 2000-2022

Note : en 2022, le montant total des aides d’État était de 228 Mds€ (en € constants de 2022) et représentait 1,5% du PIB de l’UE.
L’essor des aides d’État au sein de l’UE a été facilité par l’assouplissement de leur encadrement en contexte de crise
Les aides d’État (AE), bien qu’octroyées au niveau des États membres, sont strictement encadrées par l’UE. Elles sont interdites par principe (article 107 du TFUE), car considérées comme incompatibles avec le marché intérieur dans la mesure où elles peuvent affecter la concurrence et les échanges entre les États. Certaines dérogations permettent néanmoins leur usage par les États membres. Les AE sont employées avec l’objectif d’orienter l’économie, en soutenant certains secteurs (agriculture, développement régional et sectoriel, environnement ou R&D notamment) par le biais de subventions, prêts, garanties ou mesures fiscales bénéficiant aux acteurs économiques d’un pays (graphique 1). La Commission européenne est chargée de faire respecter les principes qui encadrent la mise en place de ce type de dispositifs par les États membres. Or, le recours aux aides d’État (AE) a connu un essor inédit sur la période récente. Après avoir culminé à 2,6% du PIB de l’UE en 2020 (graphique 1), les AE représentent 1,5% du PIB de l’UE en 2022 contre seulement 0,8% sur la période 2000-2007 (Commission européenne).
Cette augmentation résulte d’assouplissements progressifs du régime des AE, afin de contrer notamment les effets économiques des crises sanitaire (Covid-19) et géopolitiques (guerre commerciale sino-américaine, invasion de l’Ukraine par la Russie). Ces crises ont en effet souligné la nécessité pour l’UE de réduire ses multiples dépendances (commerciale, énergétique, technologique), et de renforcer son autonomie stratégique. Un cadre temporaire limité au secteur financier avait ainsi été introduit dans le sillage de la crise financière de 2008. Plus récemment, en 2020, la crise de la Covid-19 a conduit à un assouplissement spécifique (State Aid Temporary Framework) pour les secteurs du tourisme ou des transports par exemple, tandis qu’un nouveau cadre dédié (Temporary Crisis Framework) a été introduit en 2022 pour faire face aux conséquences économiques de la guerre en Ukraine dans le secteur de l’énergie ou de l’agriculture.
Les AE constituent désormais un aspect clef de la politique industrielle écologique que l’UE tente de mettre en œuvre pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 tout en renforçant son autonomie stratégique (Veugelers et al., 2024). L’assouplissement le plus récent a ainsi été décidé en 2023 en réponse à l’Inflation Reduction Act américain (Temporary Crisis Transition Framework). Le but en est de soutenir certains secteurs exposés, de faciliter le financement des énergies renouvelables, et de réagir au mouvement de généralisation du recours à la politique industrielle à des fins de sécurité économique (Juhàsz et al., 2023) dans la plupart des économies avancées, à l’image des initiatives américaines menées dès 2021 (Jobs Act (2021) et Chips Act (2022)). Ainsi, la CE a par exemple approuvé en juillet 2024 un régime d’AE pour la France, d’un montant potentiel de 10,82 Mds€ sur 20 ans en faveur du développement de l’énergie éolienne en mer.
La course aux aides d’État : un risque de distorsion du marché unique ?
L’assouplissement du régime d’AE ne fait pas consensus au sein des États membres et laisse craindre, selon certains, un risque de distorsion du marché. Malgré le caractère « ciblé » et « temporaire » des aides accordées et la volonté de la Commission européenne de maintenir un équilibre entre AE et marché unique, des préoccupations demeurent. Les critiques de certains pays portent principalement sur le caractère jugé inéquitable du recours aux aides entre les États membres et le risque de distorsion de la concurrence. Ces États (notamment Suède, République Tchèque, Danemark, Irlande, Pologne) mettent en avant un argumentaire soulignant que les AE bénéficieraient, selon eux, surtout aux plus grandes économies et aux États les moins endettés, ce qui est contraire à leur finalité exceptionnelle. Dans ces conditions, l’octroi d’AE pourrait aggraver les disparités régionales au sein de l’UE et, à terme, contribuer à la fragmentation du marché unique (FMI, 2023).
Or, nous montrons, ci-après, que ce risque de distorsion du marché unique induit par les AE pour l’UE peut à certains égards être relativisé.
D’une part, l’utilisation des AE par les États membres est en réalité très hétérogène au regard de leur poids économique dans l’UE. Certes, en montant, Allemagne, France et Italie sont les trois premiers pays, représentant respectivement 34%, 19% et 9% du total des AE effectivement dépensées dans l’UE entre 2000 et 2022 (soit, e au prix de 2022, un cumul de près de 820 Mds€, 460 Mds€ et 210 Mds€, respectivement pour ces trois pays). En revanche, lorsque l’on rapporte les dépenses au PIB, Allemagne, France et Italie se classent seulement 6ème, 13ème et 24ème parmi les États membres (graphique 2).
Graphique 2 – Aides d’État en montant (Mds€) et % du PIB (2000-2022)

Note : sur la période 2000-2022, les AE dépensées par l’Allemagne (DE) représentent 820 Mds€ et 1,28% de son PIB
D’autre part, cette hétérogénéité s’explique notamment par des priorités de financement différentes entre États membres. Hors dépenses exceptionnelles liées au contexte de crise, les dépenses d’AE en soutien à l’environnement sont devenues prépondérantes, particulièrement depuis 2014 (graphique 1) dans la majorité des États membres, à l’exception des pays du Sud de l’Europe (graphique 3). De plus, rapportées au PIB, ces dépenses d’AE en faveur de l’environnement sont restées relativement stables après 2020 dans l’ensemble des États membres.
Par ailleurs, au sein des États membres entrés le plus récemment dans l’UE, les AE sont notamment utilisées en faveur du développement régional, sectoriel ou de la R&D. Entre 2020 et 2022, les dépenses d’AE des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) rapportées à leur PIB ont par exemple atteint 0,20% pour le développement régional, soit bien plus que les pays du Nord (0,01% du PIB) ou que les pays du Sud (0,13% du PIB). À cet égard, les AE demeurent un levier pour renforcer la convergence économique des pays de l’UE, conformément à leur finalité initiale.
Graphique 3 – Comparaison du poids des AE dans le PIB (%) des États membres par secteur avant/après la crise Covid19 (2015-2019 et 2020-2022)

Note : Entre 2020 et 2022, la moyenne des dépenses annuelles d’AE en soutien à l'environnement, en % du PIB, était respectivement de 1,10% pour l’Allemagne et 0,10% pour les pays du Sud de l’Europe
Enfin, le recours aux AE ne semble pas corrélé aux marges de manœuvre budgétaires des États, approximées par leur ratio de dette sur PIB (graphique 4).
Graphique 4 – Aides d’État/PIB (%) et dette publique/PIB (%) (2000-2022)

Lecture : Le poids des AE dans le PIB de Malte est de 2,2% et sa dette publique rapportée à son PIB est de 60%
Vers une européanisation des aides d’État au nom de l’autonomie stratégique ?
La Commission européenne estime à 622 Mds€ par an le besoin de financements additionnels pour parvenir à l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. Dans ce cadre, l’UE doit renforcer la coordination entre les stratégies nationales, si elle veut concilier l’objectif de transition avec la préservation du marché intérieur et des équilibres macroéconomiques entre États membres.
L’un des risques induits par une course aux subventions entre États membres visant à attirer les grands projets industriels est celui d’une potentielle baisse d’efficience de la dépense publique. À ce titre, le rapport Letta (2024) préconise par exemple la fin des mesures temporaires à l’échelle nationale au profit d’une approche plus européenne des AE, avec la création d’un mécanisme de contribution aux AE financé par les États membres et dédiés aux projets pan-européens.
De la même manière, face aux risques d’un essor désordonné des AE, les projets importants d’intérêt commun (PIIEC) apparaissent comme un outil particulièrement utile. Les PIIEC visent à faciliter les investissements publics dans certains secteurs ou technologies stratégiques pour l’UE (batteries, hydrogène, semi-conducteurs) et doivent impliquer un minimum de 4 États membres. Ces projets peuvent constituer une solution de compromis entre politique industrielle et politique de concurrence. Ils permettent en effet un renforcement des politiques industrielles tout en préservant le marché unique du risque de fragmentation. Or, ces outils restent encore peu utilisés : depuis 2010 seulement 3,9 Mds€ d’AE ont été mobilisés dans l’UE en soutien de PIIEC, ce qui ne représente que 0,2% du total des AE mobilisées sur la période. Parmi les douze États membres qui ont eu recours aux AE pour soutenir les PIIEC, la France, la Finlande et le Danemark sont les pays ayant consacré le plus important effort financier aux PIIEC, rapporté à leur PIB. Le rapport Draghi (2024) a fait du renforcement des PIIEC un objectif majeur pour renforcer la coordination et la coopération entre les États membres.
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Mise à jour le 13 Juin 2025