Toutefois, le minage n’est qu’un des piliers de la stratégie de l’Iran en matière de crypto-actifs ; son usage dans les paiements transfrontières est encore plus perturbateur. L’Iran est devenu le premier pays à reconnaître formellement l’usage de crypto-actifs pour le commerce international. Il contourne ouvertement le système financier traditionnel fondé sur le dollar et l’infrastructure bancaire mondiale, perturbant potentiellement le système monétaire. Compte tenu de la nature intrinsèquement anonyme des crypto-actifs, qui contribue à permettre au régime de dissimuler ses activités financières, le gouvernement les utilise pour contourner les sanctions. Des rapports d’incidents indiquent que des entreprises iraniennes et des entités affiliées au gouvernement effectuent des opérations d’importation en utilisant des crypto-actifs. Une enquête (source : Reuteurs, 2022) a révélé que sur la Binance, bien qu’ayant officiellement interdit les utilisateurs iraniens, a traité environ 8 milliards de dollars d’échanges commerciaux iraniens en crypto-actifs depuis 2019. Une grande partie de ces activités passe par des portefeuilles indirects et des transactions en crypto-actifs peu visibles, permettant aux négociateurs d’échapper aux restrictions et d’opérer en toute discrétion.
Les conséquences de ce système menacent les fonctions essentielles de la politique monétaire. Lorsque le commerce se tourne vers les crypto-actifs, les banques centrales perdent le contrôle des flux de capitaux et des changes. Les entreprises iraniennes abandonnant le rial iranien au profit des crypto-actifs, la demande de monnaie nationale chute, accélérant sa dépréciation. Mais si l’Iran échappe aux sanctions américaines par l’usage de crypto-actifs, cela renforce la prédominance du dollar dans le système monétaire international puisque la plupart des stablecoins sont adossés au dollar. Le commerce « décentralisé » de l’Iran se fait toujours en dollars. Ce paradoxe illustre un dilemme plus profond et soulève des interrogations structurelles pour les banques centrales au niveau mondial, en montrant que l’usage des crypto-actifs, compromet leur autorité en leur retirant le contrôle des taux de change.
Les ambitions de l’Iran vont plus loin, et le pays tente de résoudre cette double réalité. La Banque centrale d’Iran étudie également l’idée d’une cryptomonnaie nationale. Bien qu’elle soit encore au stade préliminaire et théorique, l’objectif est de créer une monnaie numérique indépendante pour les règlements internationaux, en particulier avec des pays comme la Russie ou la Chine. De telles réflexions traduisent l’intention de l’Iran de bâtir un système parallèle de transfert de valeur, indépendant de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications (SWIFT, le système mondial de messagerie interbancaire pour les paiements transfrontaliers), des banques correspondantes ou du système du dollar.
Les implications géopolitiques : du contournement des sanctions à la fragmentation financière
Toutes ces stratégies montrent que l’Iran est déterminé à intégrer les crypto-actifs à sa stratégie commerciale et bancaire internationale. Si le pays est principalement motivé par les contraintes résultant des sanctions qu’il subit, les outils employés reflètent des possibilités qui pourraient être adoptées ailleurs en cas de pressions économiques ou géopolitiques. C’est pourquoi le cas de l’Iran est une mise en garde face aux formes d’opacité financière auxquelles les régulateurs des marchés et les banques centrales pourraient bientôt se trouver confrontées dans une économie mondiale plus fragmentée. Cela soulève une question importante : que se passera-t-il si un groupe de pays comme l’Iran, la Russie et la Chine réussissent à créer un réseau interopérable de crypto-actifs ?
Un tel scénario pourrait diviser la finance mondiale en blocs concurrents hors de la portée de SWIFT et des banques européennes. Il ne serait pas seulement une menace pour la domination du dollar ; il affaiblirait également le rôle de l’euro dans le commerce mondial et limiterait la capacité de l’Europe à appliquer des sanctions ou à définir des normes financières. Cela représente un risque particulier pour l’Europe, où les sanctions contre la Russie occupent une place centrale dans la politique étrangère de l’UE depuis l’invasion de l’Ukraine et sont continuellement durcies par de nouvelles mesures. Un système financier parallèle bâti sur des crypto-actifs pourrait permettre aux acteurs sanctionnés de réorienter les échanges commerciaux, de fragiliser les mesures prises par l’UE et de protéger les régimes autoritaires contre les pressions économiques.
Le dilemme de l’Europe : la souveraineté contre le contrôle
Les autorités européennes sont conscientes de ces enjeux. La Banque centrale européenne (BCE) présente l’euro numérique comme essentiel à son autonomie stratégique et à la souveraineté monétaire, et non uniquement comme une modernisation des paiements. Elle a lancé des essais à grande échelle sur l’euro numérique (source : BCE, 2025), tandis que la Banque de France mène des projets pilotes pour tester les règlements de gros et les paiements transfrontières (source : Banque de France, 2024). Parallèlement à l’innovation, les régulateurs ont pris des mesures de limitation des risques par le biais du règlement sur les marchés de crypto-actifs (Markets in Crypto-Assets, MiCA) (source: Banque de France, 2025),, imposant une surveillance traditionnelle au moyen d’exigences de transparence et de l’octroi de licences. Mais cela soulève une question plus fondamentale : un État peut-il vraiment contrôler une technologie sans frontières ? Sans coordination mondiale, la souveraineté numérique devient une illusion, alors que les plateformes offshore et l’évasion transfrontière affaiblissent le contrôle monétaire national. Ces mouvements révèlent une dure réalité : l’UE doit tenir le rythme des innovations extérieures tout en protégeant la stabilité financière. L’exemple de l’Iran montre que les crypto-actifs n’exploitent pas uniquement des failles existantes ; elles évoluent plus rapidement que les règles qui tentent de les contrôler. Comme les crypto-actifs forment un système parallèle, le contrôle des capitaux et le reporting bancaire perdent de leur efficacité. La souveraineté repose désormais sur la capacité opérationnelle : il s’agit d’observer et de suivre les flux transfrontières en temps réel. Pour préserver leur mandat, les banques centrales doivent appliquer les règles de transparence de l’UE aux émetteurs extérieurs, effectuer des contrôles d’identité stricts et surveiller les transactions suspectes. Troisièmement, les autorités européennes devraient suivre les flux nets de stablecoins et de dollars numérisés, et concevoir l’euro numérique de manière à permettre une interopérabilité sécurisée tout en préservant le contrôle des flux monétaires et en luttant contre les détournements.