Bloc-notes Éco

Guerre commerciale et fragmentation géopolitique

Mise en ligne le 14 Février 2025
Auteurs : Juan Carluccio, Guillaume Gaulier, Gabriel Smagghue, Sebastian Stumpner

Billet de blog 389. Nous présentons ici les résultats d’un outil analytique développé à la Banque de France mesurant la fragmentation de l’économie mondiale. L’invasion de l’Ukraine a renforcé une tendance à échanger relativement plus avec des pays du même bloc géopolitique et moins avec ceux du bloc opposé. Cette « fracture Est-Ouest » trouve son origine dans la guerre commerciale de 2018 entre les États-Unis et la Chine. 

Figure 1 : Fragmentation du commerce mondial selon les blocs géopolitiques 

Image Figure 1 : Fragmentation du commerce mondial selon les blocs géopolitiques Thématique Commerce Relations internationales Catégorie Bloc-notes Éco
Source : Calculs des auteurs à partir de données commerciales bilatérales de Trade Data Monitor.

Note : La courbe rouge montre le logarithme de l’écart de croissance du commerce bilatéral entre pays d’un même bloc par rapport à la croissance du commerce avec les pays neutres ; la courbe bleue montre le logarithme de l’écart de croissance des échanges commerciaux entre pays de blocs opposés par rapport à la croissance des échanges commerciaux avec les pays neutres. Les zones grisées représentent les intervalles de confiance à 95 %. La ligne rouge pointillée verticale marque le premier trimestre 2022, début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les coefficients montrent des taux de croissance par rapport au même trimestre de l’année précédente.

L’idée que l’économie mondiale est entrée dans une nouvelle ère fait son chemin. En particulier, la notion d’une économie mondiale en fragmentation où l’on voit augmenter les flux commerciaux entre blocs géopolitiques composés de partenaires dont les objectifs convergent, au détriment des échanges entre pays de blocs rivaux (FMI, 2024). Ces mouvements sont soulignés par des mesures visant à façonner les relations commerciales en fonction de considérations stratégiques et de sécurité économique, comme les subventions conditionnées à l’origine des matériaux critiques ou les sanctions motivées par les conflits militaires. Les entreprises réagissent à ce nouveau contexte en réorganisant leurs chaînes d’approvisionnement mondiales. Pour les analystes de l’économie mondiale, dont les banques centrales et d’autres acteurs institutionnels, il devient dès lors de plus en plus nécessaire de surveiller l’ampleur de cette fragmentation.

Dans ce billet, nous présentons les résultats d’un outil analytique développé à cette fin à la Banque de France. À l’aide de données détaillées sur le commerce international nous suivons l’effet de l’alignement géopolitique sur les flux commerciaux depuis 2017. Nous répartissons les pays en trois blocs géopolitiques : « Ouest », « Est » et pays « neutres », d’après leur prise de position sur la résolution de l’ONU relative à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et d’autres critères de l’indice géopolitique de den Besten et al. (2023), comme le nombre de fois où le pays a reçu des sanctions d’un bloc, l’origine des importations militaires et la participation à l’initiative Nouvelles routes de la Soie de la Chine. Nous utilisons des données commerciales bilatérales au niveau produit-pays pour 57 pays déclarants, avec tous leurs partenaires. Nous appliquons une stratégie économétrique – l’estimation d’équations de gravité – permettant d’isoler l’effet de la géopolitique en éliminant d’autres déterminants bien connus des flux commerciaux internationaux, comme la distance ou la taille des partenaires commerciaux, ainsi que l’impact de chocs spécifiques aux produits (par exemple, les chocs sur les prix de l’énergie). Plus précisément, pour chaque trimestre, la variation en glissement annuel du logarithme des exportations de flux commerciaux granulaires (un exportateur expédiant un bien à un importateur) est régressée sur des variables de « gravité » (notamment la distance, la contiguïté et la langue commune), un ensemble d’effets fixes capturant des évolutions non bilatérales comme les évolutions des prix pays-produit, et les variables d’intérêt qui indiquent le caractère inter ou intra-blocs de chaque flux. Ce sont ces les coefficients de ces dernières variables qui sont représentés graphiquement.

Une forte réallocation des flux commerciaux vers des pays « amis » est visible depuis l’invasion de l’Ukraine  

La chute brutale de la ligne bleue (échanges « inter-blocs ») fait apparaitre un effet négatif important de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sur les échanges entre pays de blocs géopolitiques antagonistes, par rapport au commerce avec des pays neutres (figure 1). À son pic au troisième trimestre 2022 et par rapport au même trimestre de 2021, cet effet de réallocation s’est traduit par une diminution d’environ 15 % de la valeur moyenne des échanges commerciaux entre pays non alignés relativement aux flux moyens des pays « neutres ». Simultanément, les échanges entre pays « amis » (commerce « intra-blocs ») ont affiché une hausse modérée d’environ 5 % par rapport aux échanges avec des pays neutres. La différence entre les deux courbes montre un taux de croissance différentiel proche de 20 % favorisant le commerce avec des pays amis au détriment du commerce avec des pays non alignés.  Une décomposition par groupes de produits montre que les effets sont principalement dus aux échanges de biens intermédiaires dans la catégorie des pièces et composantes, possiblement en lien avec une réorganisation des chaînes de valeur favorisant la localisation de la production dans des pays aux vues politiques similaires, ou « friendshoring ». 

La tendance au « friendshoring » va bien au-delà des sanctions occidentales à l’égard de la Russie

L’invasion de l’Ukraine a incité les pays occidentaux à prendre de nombreuses sanctions contre la Russie, dans le cadre d’une stratégie de guerre économique. Elles incluent des mesures directes de restriction des échanges avec la Russie (restrictions sur les exportations, interdictions des importations et plafonnements du prix du pétrole russe), et des mesures indirectes, par exemple en excluant les banques russes du système de paiement international. Toutefois, notre analyse montre que la fragmentation provoquée par la guerre entre Russie et Ukraine va bien au-delà des effets directs de la rupture des liens avec la Russie.  Dans la figure 2, nous répétons l’exercice en séparant la Russie du reste du bloc oriental (courbe bleue). La distance entre les deux courbes montre que l’effet des sanctions est très important et justifie une grande part des réallocations. Toutefois, même en excluant la Russie des estimations, on observe toujours une baisse significative des flux commerciaux inter-blocs. La fragmentation est une caractéristique structurelle profonde de l’économie mondiale. 

 

Figure 2 : Un effet qui va au-delà des sanctions à l’égard de la Russie

Image Figure 2 : Un effet qui va au-delà des sanctions à l’égard de la Russie Thématique Commerce Relations internationales Catégorie Bloc-notes Éco
Source : Calcul des auteurs à partir de données commerciales bilatérales de Trade Data Monitor.
Note : Les deux courbes montrent l’évolution de la croissance des échanges (variation logarithmique par rapport au même trimestre de l’année précédente) entre pays de blocs opposés (par rapport aux échanges avec des pays neutres). La ligne bleue exclut la Russie en tant qu’importateur et exportateur.

Une tendance structurelle vers la fragmentation apparue vers 2018 

Si l’on considère une période plus longue commençant en 2017, la tendance à la fragmentation du commerce international semble être apparue quelques années avant la guerre en Ukraine. Dans la figure 3, nous utilisons nos estimations pour retracer l’évolution d’un indice qui suit la croissance du commerce inter et intra-blocs, mesurée par rapport aux échanges commerciaux avec des pays neutres, comme ci-dessus. L’indice prend la valeur 100 au premier trimestre 2017. Chaque point mesure la croissance cumulée à chaque moment considéré par rapport à cette date de départ.  Au dernier trimestre 2023, les échanges inter-blocs étaient inférieurs de 25 % à ceux de 2017, tandis que les échanges intra-blocs ont augmenté de 15 %, indiquant une évolution profonde de la structure de l’économie mondiale. 

Plus important encore, la fragmentation a commencé à se faire sentir au premier trimestre 2018, au moment où les États-Unis et la Chine (les « Champions », respectivement, des blocs de l’Est et de l’Ouest) se sont engagés dans une guerre commerciale en augmentant considérablement les droits de douane bilatéraux sur une large gamme de produits. Il est intéressant de noter que la pandémie a brièvement interrompu la tendance à la fragmentation, lorsque l’Ouest a eu besoin des importations en provenance de Chine. Dans cette perspective à plus long terme, la guerre en Ukraine a eu pour effet de renforcer une tendance à la fracture Est-Ouest déjà amorcée dans les flux commerciaux mondiaux.
 

Figure 3 : La tendance vers une fragmentation du commerce commence en 2018.

Image Figure 3 : La tendance vers une fragmentation du commerce commence en 2018. Thématique Commerce Relations internationales Catégorie Bloc-notes Éco
Source : Calcul des auteurs à partir de données commerciales bilatérales de Trade Data Monitor.
Note : La figure montre un indice logarithmique (base 0 au premier trimestre 2017) qui suit la croissance cumulative des échanges commerciaux par rapport aux échanges avec les pays neutres dans le temps. La courbe bleue cumule les effets inter-blocs, et la courbe rouge les effets intra-blocs de la figure 1.

Notre analyse, s’appuyant sur des données commerciales bilatérales détaillées, dévoile une tendance claire à la fragmentation du système commercial international. Pour les analystes de l’économie mondiale, il est donc nécessaire de mettre à jour leur panoplie d’outils pour suivre efficacement l’évolution d’une économie mondiale qui se fragmente. Nos travaux sont un pas dans cette direction.

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Mise à jour le 14 Février 2025