1er prix du concours 2024 du blog Bloc-notes Éco
Billet de blog n° 377. La recomposition des chaînes de valeur au sein d’une économie mondiale de plus en plus fragmentée se caractérise par l’émergence de « pays connecteurs », passerelles des flux entre les blocs chinois et américain. En renforçant ses liens avec ces pays et en se positionnant elle-même comme « espace connecteur » via un marché intérieur plus intégré, l’Europe peut jouer un rôle de pivot dans ce paysage renouvelé.
Graphique 1 : Variation de la valeur des exportations (Chine) et des importations (USA et UE) entre 2018 et 2023 (en %)
Note : Les exportations de la Chine vers le Vietnam ont augmenté de 64% entre 2018 et 2023 tandis que les importations des EUA et de l’UE depuis le Vietnam ont respectivement augmenté de 132% et 14%. Les pays connecteurs sont ceux identifiés dans Bloomberg, 2023.
Les « pays connecteurs » révèlent une fragmentation économique qui risque de fragiliser l’Europe
La fragmentation de l’économie mondiale résulte entre autres d’un regain de tensions géopolitiques. La guerre commerciale entre les États-Unis d’Amérique (USA) et la Chine a incontestablement joué un rôle dans la contraction de 20% des importations chinoises aux États-Unis entre 2018 et 2023 (graphique 1, B.). Mais si les échanges directs se contractent, ils peuvent se développer par d’autres voies. On observe en effet, en miroir de cette logique de blocs, que les chaînes de valeur mondiales (CVM) s’allongent, mettant en évidence une montée en puissance de « pays connecteurs » (Gopinath et al., 2024), intermédiaires d’échanges commerciaux de plus en plus indirects. Ainsi, les pays ayant gagné le plus de parts de marché dans les importations américaines sont également ceux vers lesquels les exportations chinoises ont le plus augmenté (graphique 1, A et Alfaro et Chor, 2023).
Le Vietnam, la Pologne, le Mexique, le Maroc et l’Indonésie (Bloomberg, 2023) apparaissent comme des « pays connecteurs » capables de préserver les gains à l’échange malgré la fragmentation mondiale. Tirant parti d’un positionnement géographique stratégique et d’une forte compétitivité-prix des facteurs de production, ils bénéficient aussi des nouvelles priorités d’investissement d’entreprises étrangères, mêlant des capacités de relocalisation (reshoring), la proximité géographique (nearshoring) et le partage de valeurs politiques, économiques et culturelles similaires (friendshoring, Yellen, 2022). Le Mexique est de ce fait devenu le premier partenaire commercial des EUA devant la Chine en 2023 et s’impose comme un acteur majeur dans la stratégie dite « China Plus One » (María de la Mora, 2024) visant à diversifier les chaînes d’approvisionnement en orientant des investissements vers d’autres pays que la Chine.
Ainsi, les États-Unis et la Chine développent des partenariats avec les « pays connecteurs ». Le Vietnam devient une base de fabrication alternative à la Chine pour les fabricants américains de puces. Le CHIPS and Science Act of 2022 prévoit des associations avec les gouvernements mexicain et indonésien pour développer l’écosystème des semi-conducteurs tandis que le Maroc – « pays connecteur » a priori privilégié de l’UE – est le premier pays du Maghreb à avoir rejoint le projet des nouvelles routes de la soie en 2017.
En revanche, les échanges de l’Europe avec les cinq « pays connecteurs » ne connaissent pas d’augmentation significative entre 2018 et 2023, à l’exception du Maroc (graphique 1, C.). L’Europe n’a pas adopté ce mouvement de recomposition des chaînes d’approvisionnement, constituant un facteur de vulnérabilité.
Cette fragmentation fragilise l’Europe dont l’approvisionnement en matériaux critiques est par ailleurs peu diversifié
L’UE bénéficie d’un commerce intra-communautaire relativement plus élevé que celui d’autres associations de libre-échange mais cette zone géographique est moins dotée que d’autres régions en matières premières critiques (MPC). Cette carence en matériaux géographiquement concentrés et essentiels notamment à la transition verte engendre des dépendances fortes vis-à-vis de ses fournisseurs, dont les « pays connecteurs » font partie (graphique 2).
Graphique 2 : Trois premiers producteurs mondiaux et trois premiers fournisseurs de l’UE pour certaines MPC, moyenne sur la période 2016-2020
Note : Le Mexique produit 21% de fluorite (2e producteur mondial) et fournit 33% des importations de l’UE (1er fournisseur)
L’UE sécurise ses approvisionnements par le biais du règlement Critical Raw Materials Act du 11 avril 2024. Il dispose notamment que, pour chaque MPC, un même pays hors UE ne peut représenter plus de 65% des approvisionnements de l’UE (par exemple, le Graphique 2 indique que le Kazakhstan a atteint cette limite). Malgré cela, la concentration géographique de l’offre rend l’UE vulnérable à des restrictions commerciales comme l'interdiction indonésienne de toute exportation de nickel alors que le pays est le deuxième producteur mondial. Cette contrainte oblige les entreprises européennes à délocaliser la transformation de la matière première sur place et prive l’UE de sa pleine souveraineté dans ses choix industriels.
L’Europe accroît ses liens bilatéraux avec les « pays connecteurs » pour incarner une troisième voie
Face au risque d’affaiblissement généré par la fragmentation croissante de l’économie, l’UE tente d’intensifier ses relations commerciales avec les « pays connecteurs », bien que moins approfondies que celles entretenues par ses concurrents. La Chine et les États-Unis sont en effet les deux premiers partenaires commerciaux de l’Indonésie avec respectivement 139,4 Md$ et 38,0 Md$ d’échanges de marchandises en 2023 contre 31,6 Md$ pour l’UE (UN Comtrade).
Pour autant, l’Europe développe des accords de libre-échange avec les « pays connecteurs » et déploie sa stratégie Global Gateway depuis 2021 pour ne pas se limiter à un rôle de spectateur face aux influences des blocs chinois et américain. Des négociations pour un accord de libre-échange avec l’Indonésie ont été ouvertes en juillet 2016. L’UE renforce par ailleurs ce partenariat via son soutien financier au programme Indonesia Just Energy Transition Partnership signé lors du G20 de novembre 2022 afin de contribuer à la sortie du charbon de l’Indonésie. La Banque européenne d'investissement s'est ainsi engagée à fournir une facilité de financement d’environ un milliard d’euros. Avec le Vietnam, premier partenaire commercial de l’UE au sein de l’ASEAN pour les échanges de biens (63,6 Md$ en 2023, UN Comtrade), l’accord bilatéral de libre-échange (EU-Vietnam Free-Trade Agreement) et l’accord de protection des investissements (EU-Vietnam Investment Protection Agreement) ont été signés en 2019. Toutefois, le second nécessite encore une ratification par les Parlements nationaux susceptible de mettre en lumière les fragmentations politiques internes à l’UE.
L’Europe mise sur ses avantages comparatifs dans la perspective de devenir un « espace connecteur »
Au-delà du développement des relations avec ces pays, la fragmentation croissante des relations commerciales esquisse la perspective pour l’Europe d’un rôle pivot d’interconnexion entre les États-Unis et la Chine, pour devenir un « espace connecteur » à l’instar des « pays connecteurs » à travers une coopération intra-communautaire dépassant ses propres fragmentations. L’Europe bénéficie à cet égard d’une combinaison de l’innovation et de l’industrie manufacturière lui offrant un écosystème distinct, moins concentré que celui des États-Unis comparativement plus spécialisé dans l'innovation, et que celui de la Chine, davantage orienté sur l'industrie manufacturière.
Graphique 3 : L’UE, mélange hétérogène entre pays innovateurs et manufacturiers
Note : Positionnement des pays selon leur performance en termes de valeur ajoutée manufacturière (% du PIB) et de R&D dans l’industrie (% de la valeur ajoutée manufacturière)
Le graphique 3 révèle en effet que l'UE comprend des pays qui réinjectent entre 7 et 10 % de la valeur ajoutée manufacturière dans la R&D, à l’instar des pays nordiques, du Benelux, de l'Allemagne et de la France. La Pologne s’appuie quant à elle sur la forte compétitivité-coût d’une main d’œuvre qualifiée et apparaît comme un « pays connecteur » en mesure d’attirer de nombreux investissements étrangers, s’étant déjà illustrée en 2022 comme deuxième producteur mondial de batteries après la Chine (sur le cas des batteries, voir Sayagh et Wessim, 2024 billet 378).
Les pays européens peuvent donc se spécialiser dans l'innovation ou la manufacture en fonction de leurs avantages comparatifs afin de répondre à la fragmentation économique. L’approfondissement du marché unique, et notamment de l’intégration financière (cf. L’Union pour l’épargne et l’investissement), en réduisant les coûts du commerce transfrontalier, pourrait mieux interconnecter les pays européens qui incarneraient alors une troisième voie sans cultiver la fragmentation. Indépendante dans l’interdépendance, l’Europe exercerait dans cette perspective un rôle de liaison dans cette « nouvelle carte mondiale » (Lagarde, 2022).
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Mise à jour le 6 Décembre 2024