Les règles de politique budgétaire décrivant la réaction du solde primaire au niveau initial de la dette publique sont depuis longtemps utilisées pour analyser la soutenabilité budgétaire. D’après Bohn (1998, QJE), le solde public primaire doit s’accroitre après une hausse du ratio de la dette publique/PIB pour assurer la soutenabilité budgétaire, telle que définie par le respect de la contrainte budgétaire inter-temporelle du gouvernement. Cet article est motivé par l’existence avérée d'épisodes budgétaires au cours desquels le ratio dette publique/PIB suit une trajectoire explosive et n’est suivi cependant d’aucune amélioration du solde public primaire. Au cours de ces épisodes, la politique budgétaire enfreint périodiquement la condition de soutenabilité de Bohn et soulève donc des questions cruciales sur la soutenabilité budgétaire à long terme : une politique budgétaire périodiquement insoutenable menace-t-elle la soutenabilité à long terme des finances publiques ? Pendant combien de temps une politique budgétaire peut-elle être périodiquement non soutenable sans violer ses contraintes de soutenabilité à long terme ?
Le document présente un test de soutenabilité fondé sur un modèle à changement de régime (RS-MBS, Regime-Switching Model-Based Sustainability) pour la politique budgétaire, en s'appuyant sur le modèle de Bohn (Model-Based Sustainability) et sur la littérature sur les règles de politique budgétaire à changement de régime markovien. Le cadre d’analyse "Model-Based" de Bohn repose sur deux ingrédients clés : une condition d’équilibre pour la demande d’obligations publiques qui détermine le facteur d’escompte stochastique (i.e. l’équation d’Euler) et une équation de comportement pour la politique budgétaire (i.e. la règle budgétaire).
Dans cet article, nous supposons une règle de politique budgétaire à changement de régime markovien qui bascule de façon stochastique entre les régimes soutenable et non soutenable. Nous définissons les régimes non soutenables par une absence de réaction, voire une réaction négative, du solde primaire au niveau de dette publique/PIB, c'est-à-dire par la violation de la condition de soutenabilité de Bohn. Par conséquent, le ratio dette publique/PIB devient périodiquement explosif, et ce de manière persistante, pendant les régimes non soutenables. Nous démontrons l'importance des régimes budgétaires dans l'analyse de la soutenabilité budgétaire globale (par opposition à locale).
Nous considérons les deux concepts habituels de la soutenabilité budgétaire à long terme : la condition de No-Ponzi (liée à la condition de transversalité) et la condition de stabilisation de la dette (liée à la stationnarité du ratio dette/PIB). Pour chaque concept de soutenabilité budgétaire, nous dérivons des conditions suffisantes pour la soutenabilité budgétaire à long terme (ou globale) qui dépendent des coefficients de réaction à la dette publique spécifiques à chaque régime et de la durée relative des régimes budgétaires. Nous montrons que la politique budgétaire peut être insoutenable temporairement, avec un ratio dette publique/PIB périodiquement explosif, tout en restant globalement soutenable.
Nous appliquons notre test à la politique budgétaire de la France et nous aboutissons à trois conclusions principales.
Premièrement, nous estimons différentes spécifications de règle de politique budgétaire à paramètres constants. Ces estimations ne permettent pas de conclure que la dette publique française est soutenable : le coefficient de réaction à la dette publique/PIB est rarement positif et jamais significatif, selon les tests MBS classiques.
Deuxièmement, nous estimons une règle de politique budgétaire à changement de régime markovien. Nous identifions deux régimes budgétaires différents sur la période : le premier est soutenable, avec une réaction positive, forte et significative du solde primaire budgétaire à la dette publique, tandis que le second est insoutenable sans effet de rétroaction significatif de la dette publique sur le solde primaire. L'existence de deux régimes budgétaires en France permet de réconcilier les résultats contrastés obtenus par la littérature, où certains articles concluent que la politique budgétaire française n'a pas été soutenable, tandis que d'autres concluent à l’inverse. En outre, les régimes budgétaires identifiés se révèlent très persistants. En particulier, nos conclusions soutiennent l'idée que le traité de Maastricht et le pacte de stabilité et de croissance (PSC) ont en fait rendu la politique budgétaire française plus soutenable, bien que la France ait été soumise à une procédure de déficit excessif de 2003 à 2007.
Troisièmement, nous effectuons des tests RS-MBS pour les conditions de No-Ponzi et de stabilité du ratio dette publique/PIB. Nous rejetons l'hypothèse de l’existence d’un jeu de Ponzi ainsi que l’hypothèse d’explosivité du ratio dette publique/PIB et concluons que la dette publique française a été globalement soutenable depuis 1965, malgré une période prolongée d’insoutenabilité budgétaire entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990.