Interview

Valeurs Actuelles : « L’intérêt national, c’est que nous dépassions les zizanies budgétaires »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 12 Février 2025

François Villeroy de Galhau intervention

Entretien de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, au magazine Valeurs Actuelles du 12 février 2025.

Le budget a été définitivement adopté après un vote au Sénat. C'est un grand soulagement ?

La France avait besoin d'un budget, et d'un budget qui commence à réduire les déficits. Sans budget, nous serions restés à la loi spéciale votée fin décembre qui posait deux problèmes. Parce qu’elle reconduit les dispositions de l'année précédente, certaines dépenses nouvelles et investissements, en faveur de l’agriculture ou des Outre-Mer par exemple, n'auraient pu être engagés. Second problème, sur lequel j'insisterai davantage, nous serions restés avec le même niveau de déficit, or il est vital que la France le réduise. L’adoption de ce budget est donc une première étape dans la bonne direction, conforme à nos engagements européens : l’objectif en est un déficit de 5,4 % du PIB cette année après 6% estimés en 2024.

Les hypothèses retenues de croissance et d'inflation sont-elles cohérentes avec le ralentissement observé actuellement ?

Le PLF 2025 a retenu une prévision de croissance de 0,9 %, déjà abaissée par rapport à celle du projet de M. Barnier. C’est aussi la dernière prévision de la Banque de France ; nous l’actualisons tous les trimestres, et la prochaine fois à la mi-mars. L’anticipation d’inflation, à 1,4 %, paraît assez réaliste. Mais il ne faudrait pas que le débat public se focalise aujourd'hui sur ces seules questions de court terme et oublie le moyen terme. Notre pays garde le déficit le plus élevé d'Europe. Au-delà de ce budget 2025, il faut maintenant voir comment assurer le retour à 3% de déficit en 2029: atteindre ce seuil est nécessaire pour a minima stabiliser enfin notre ratio de dette. Or, malheureusement, peu de monde s'en préoccupe.

Quel que soit le gouvernement, il est souvent plus facile d’augmenter les impôts que faire des économies. Comment l'expliquez-vous ?

Nous, Français, aimons les services publics et les dépenses publiques, mais nous n'aimons pas l'impôt qui les finance. Les déficits accumulés qui nourrissent la dette publique sont le résultat de cette contradiction. La préférence pour la dépense publique se traduit dans les chiffres : quand on additionne l’État, et les dépenses sociales et locales, le total atteint 57 % du PIB (en 2023). Nos voisins européens, qui ont à peu près le même modèle social que nous - auquel je crois profondément -, ont un ratio de 47,7 % du PIB, soit un écart de 260 milliards d'euros ! Rattraper une partie de cet écart d'efficacité, c’est la seule solution pour ramener le déficit à 3 %, sans nouvelles hausses d'impôt. Je ne dis pas que c'est facile, mais c’est accessible si tous les acteurs publics participent à la mobilisation : pas seulement l’État qui a porté quasiment l’intégralité de l’effort 2025, mais aussi les dépenses sociales et locales qui représentent les deux tiers du total, et qui augmentent le plus vite.  

Comment faire ?

La BD « Astérix et la Zizanie » date de 1970 mais reste pleine d’enseignements. L’intérêt national, c'est que nous dépassions les zizanies budgétaires: chacun brandit ses « lignes rouges » et considère qu'il ne faut rien changer chez lui, et que la solution est chez les autres. Tout le monde se dit d’accord pour faire des économies, mais en pratique, toutes les pistes d'économies des gouvernement Barnier puis Bayrou ont fait l'objet d'un jeu de chamboule-tout généralisé. Je crois plutôt à l'esprit des JO et à celui de Notre-Dame. Cela consiste à avoir un objectif clair, à s’y prendre plusieurs années à l'avance et à être unis plutôt que divisés. Avec un effort partagé et juste, dans la durée, nous aurons la solution à notre problème de finances publiques.

Comprenez-vous la colère des patrons qui trouvent l’addition budgétaire et fiscale de plus en plus lourde, alors qu’ils font des efforts dans la gestion quotidienne de leur entreprise ?                            

Je comprends en bonne partie l’inquiétude des entrepreneurs, de grandes entreprises mais aussi de PME. Ils doivent affronter des incertitudes économiques lourdes. À l'automne dernier, ils ont vu à l’Assemblée un débat qui était une forme de créativité fiscale sans limites, psychologiquement négative. Puis ont suivi une censure et de très longues discussions politiques pour arriver à boucler ce budget. Mais il faut apporter deux bémols. Le premier, c'est que ce budget a été élaboré dans l'urgence : il fallait rapidement des mesures de rendement pour réduire le déficit ; le ministre Eric Lombard et le gouvernement actuel n’y ont rien ajouté par rapport à l’automne. L’autre bémol, c'est que si on regarde le taux de prélèvement obligatoire, celui-ci a nettement baissé entre 2022 et 2024, passant de 45 % à 42,8 % du PIB. Cette année, il remonterait à 43,5 %. Ces taux sont certes très élevés, mais ils sont les plus bas depuis 2011. Maintenant, il ne peut être question que les entreprises assurent seules le redressement budgétaire de la France: priorité claire et forte à la maitrise des dépenses, de toutes les dépenses.

Dette, Déficit, chômage… Beaucoup d’indicateurs économiques passent au rouge écarlate… Redoutez-vous une récession en France ?

Non, sauf nouveau choc. La Banque de France, en toute indépendance, prévoit une croissance ralentie, mais encore positive cette année, avant une reprise progressive. Prenons un peu de recul : l'économie française a des atouts mais elle souffre ou a souffert d'un certain nombre de maladies. Nous sommes en train de vaincre la maladie aiguë de l’inflation: du coup, nous pouvons baisser les taux d'intérêt. Mais il y a également deux affections chroniques. Sur le front du chômage, nous avons fait beaucoup de progrès : la France a créé plus de deux millions d'emplois en net depuis 10 ans et 1 million depuis le COVID. Le taux de chômage est encore élevé et va remonter entre 7,5 et 8%, mais il est moindre que les 10% d’il y a dix ans, lors du précédent ralentissement économique et sur l’ensemble de l’année 2024, l’emploi privé est resté stable. Notre autre maladie chronique, ce sont hélas les finances publiques. Reste une maladie qui concerne cette fois l'ensemble de l'Europe, c'est l'insuffisance de croissance. À environ 1 %, elle est trop faible comparée à celle des États-Unis.

Comment expliquez-vous cet écart ?

L'Europe s'est un peu endormie depuis trente ans en matière d’innovation et de productivité. Les rapports Draghi et Letta ont posé le bon diagnostic, et la Commission européenne vient de proposer une « boussole de compétitivité » pour réveiller nos économies. Je résumerai la thérapie par 3 i. Il faut Innover plus vite ; cela implique aussi de simplifier : je crois à l'utilité de nombre de réglementations, mais non à la bureaucratie. On doit Investir mieux : il y a beaucoup d'épargne privée en Europe mais elle n'est pas assez investie dans les fonds propres des entreprises et dans le capital risque : 300 milliards d'euros d’excédent d’épargne partent chaque année s'investir aux États-Unis ou ailleurs. Enfin, il convient d’Intégrer davantage le marché unique européen : on oublie qu’il pèse autant que les États-Unis ! … mais il est beaucoup moins attractif car il est trop fragmenté. Agir sur ces 3 i, cela ne représente aucune dépense publique supplémentaire, et permettra de gagner plusieurs points de croissance.

Ne pensez-vous pas que la création de fonds de pension pourrait justement flécher l’investissement dans les fonds propres des entreprises, ce qui plaide pour la création d’une dose de capitalisation dans le système des retraites ?

Si on pouvait formuler un souhait - un rêve ? -, c'est que le conclave résolve durablement le déséquilibre des retraites : c’est le type même de dépenses courantes que nous ne pouvons pas faire peser sur les générations futures. Beaucoup de nos voisins, notamment les pays du Nord de l'Europe, les Pays-Bas, la Suède, le Royaume-Uni - ou le régime AGIRC - ARRCO en France-, ont réussi dans le dialogue social et politique à ce que les paramètres des retraites évoluent au fur et à mesure des évolutions démographiques. Savoir si des fonds de pension et des systèmes par capitalisation feraient partie de la solution, à long terme, est une question qui appartient davantage au débat politique, pas à la Banque de France.

Vous avez évoqué les taux d'intérêt. Comment les voyez-vous évoluer dans les prochains mois ? Concrètement, est-ce que les Français peuvent espérer une baisse des taux de crédit immobilier ?

Les taux à court terme ont déjà beaucoup baissé. En juin dernier, notre Banque centrale européenne a été la première à les réduire, aujourd’hui à 2,75%, alors que la Fed américaine ou la Banque d'Angleterre sont à plus de 4%. L'immense avantage d'avoir l'euro, c'est d'être indépendants de la politique monétaire américaine.  À mesure que l’inflation revient durablement à notre cible de 2%, nos taux vont continuer à baisser. En conséquence, on observe une baisse sensible des taux moyens de crédit immobilier. Début 2024, ils étaient à près de 4,2 % mais sont redescendus à 3,3% en décembre. Logiquement, les Français ont recommencé à emprunter.  C'est une bonne nouvelle pour le secteur du logement.

La dette française se refinance à long-terme. Faut-il craindre une remontée des taux ?

Depuis la dissolution, on observe déjà une montée du « spread », de l’écart de taux avec l’Allemagne: début juin, il était de moins de 0,5%, mais dépasse aujourd’hui 0,7%. Cela marque une moindre confiance des prêteurs internationaux : en terme de crédibilité, notre pays s’est malheureusement éloigné de l'Allemagne et a été dépassé par l'Espagne. On a vu au Royaume-Uni en septembre 2022, quand la Première ministre Liz Truss a présenté un programme de baisses d'impôt non financées, comme la réaction des marchés pouvait être brutale. Nous devons donc rester vigilants, même si l’euro protège mieux la France.

On a l'impression que les Français prennent enfin conscience des problèmes économiques…

On accuse souvent un manque de culture économique des Français, un peu à l’excès : nos concitoyens s'intéressent à l'économie et sont réalistes. Ils voient que la dette coûte de plus en plus cher: les intérêts à payer vont bientôt devenir le premier poste du budget de l’État, devant même l'Éducation nationale ! Tout ce que nous consacrons à cette dépense héritée du passé, c'est autant que nous ne pouvons pas consacrer aux dépenses prioritaires pour l’avenir, dont le climat ou notre sécurité.

Je note que dans les sondages, 80 % de nos concitoyens se disent désormais inquiets de la situation de la dette. Et dans notre histoire longue, la France a déjà dû affronter des crises budgétaires. À chaque fois que les dirigeants politiques s'y sont attelés, ils y ont gagné une vraie stature historique et politique. On peut citer trois exemples depuis un siècle : Raymond Poincaré en 1926, le général de Gaulle et Antoine Pinay en 1958 et Jacques Delors en 1983. Je crois à l'intelligence et à la lucidité collectives concitoyens dès lors qu'on met vraiment le diagnostic et la thérapie sur la table.

Sur beaucoup d’indicateurs, la France fait partie des mauvais élèves de l’Europe, voire de l’OCDE… Y a-t-il des raisons d’espérer ?

La France reste la septième économie du monde. Notre réussite ne dépend pas de recettes magiques, ni des autres, mais avant tout de notre travail. Je vais vous surprendre, mais il n'y a jamais eu autant d’emplois en France qu'aujourd'hui, plus de 30 millions, et jamais autant d'heures travaillées. Je suis frappé du nombre de jeunes qui souhaitent créer leur entreprise, y compris dans le domaine de la French Tech. Alors retroussons-nous les manches et soyons solidaires, plutôt que de nous autoflageller.

On a des bras et de l'intelligence… Mais la guerre commerciale dont menace Donald Trump ne risque-t-elle pas de venir casser notre équilibre ?

Il y a beaucoup de plans annoncés et quelquefois déjà retirés. Il est donc un peu tôt pour trancher, mais nombre de déclarations suscitent des inquiétudes. Des tarifs douaniers seront très probablement inflationnistes pour l'économie américaine, et négatifs pour sa croissance. En sens inverse, les politiques pro-entreprises, les dérégulations, même si plusieurs sont abusives, peuvent soutenir l'investissement aux États-Unis. Reste une évidence : tout ce qui accroît l'incertitude diminue la confiance et donc la croissance partout dans le monde. L’imprévisibilité peut rarement tenir lieu de stratégie efficace.

Si ce choc américain peut cependant avoir une vertu, c'est de réveiller l’Europe. Rejetons tous les excès outre-Atlantique, dont la brutalité E. Musk, mais gardons-en peut-être un enseignement : la confiance pour aller de l’avant. À nous de prendre notre destin en mains.

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Mise à jour le 13 Février 2025