Discours

Forum TRACFIN

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 7 Novembre 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution
 

Je suis heureux d’ouvrir cette 3ème édition du forum qui coïncide avec le 35ème anniversaire de Tracfin. Heureux de le faire ici, à Bercy, maison chère à Antoine Magnant, que je salue, et à moi – anciens tous deux de la direction générale des Impôts ou des Finances publiques. Cette invitation est aussi une marque de reconnaissance pour les femmes et les hommes de l’ACPR et de la Banque de France. Deux institutions engagées dans la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT) : la première comme autorité de supervision des organismes financiers, la seconde comme banque centrale « assujettie » au sens du Code monétaire et financier. 

Je l’avoue : je proscris à l’ACPR ce mot d’« assujetti », et nous parlons de « supervisés ». « Assujettis » ne dit pas ce que nous sommes vraiment : des partenaires responsables, engagés dans un combat commun contre l’un des plus grands fléaux actuels. 230 000i  déclarants au total, dont 400 sont réunis aujourd’hui – qui forment notre première ligne de défense. Dans cette guerre de mouvement que nous menons contre des criminels toujours plus inventifs, la coopération entre Tracfin et l’ACPR prend tout son sens. Permettez-moi donc d’en dresser le bilan puis d’évoquer deux priorités.
 

I.    Bilan de la coopération Tracfin x ACPR

En 35 ans, Tracfin s’est fait un nom, et surtout une place à part dans notre paysage institutionnel : passé de quelques agents à ses débuts à deux cent trente aujourd’hui, et de 40 000 déclarations de soupçon en 2015 à plus de 215 000 fin 2024… même si le nombre n’est pas tout, j’y reviendrai. Les équipes de Tracfin sont capables de transformer ces déclarations en véritables renseignements financiers : en 2024, près de 3 milliards d’euros de flux suspects ont été détectés en matière de fraude fiscale – sur la TVA, le CPF ou la rénovation énergétique –, et plus de 800 millions pour la fraude sociale, liée à l’emploi dissimulé. 

Or, l’essentiel des flux suspects détectés vient des déclarations de soupçon transmises par les organismes financiers. Cet engagement du secteur financier est, également et pour partie, le fruit d’une coopération étroite avec l’ACPR, qui a connu récemment plusieurs réalisations concrètes : la révision des lignes directrices conjointes, la création d’un relevé d’opérations bancaires standardisé, et un programme de formation d’envergure sur les crypto-actifs, financé par la Commission européenne et en partie hébergé à l’ACPR il y a tout juste un an. 

Au-delà de ces exemples ponctuels, c’est une coopération au long cours qui unit Tracfin et l’ACPR. À travers des personnes : les agents de liaison, mais aussi les collègues de Tracfin qui rejoignent l’ACPR (et réciproquement). Et à travers des moments clés : chaque année, les notes de Tracfin nourrissent notre programme de contrôle. Les missions de contrôle sur place sont ensuite chacune préparées avec Tracfin et font l’objet d’une restitution partagée. 
 

II.    Deux fronts pour un même combat : efficacité ; anticipation et coopération

J’en viens maintenant à nos deux priorités communes : d’abord et surtout renforcer l’efficacité opérationnelle, ensuite anticiper l’évolution de la menace et coopérer pour mieux la déjouer.

L’efficacité

Rester dans la course contre le crime, c’est d’abord savoir repérer à temps ses mutations, et concentrer nos efforts sur ce qui compte. Avec près de 197 000 déclarations de soupçon (DS) de la part du secteur financier en 2024, nous atteignons un niveau d’engagement inédit. Et le premier semestre 2025 semble marquer une nouvelle hausse de 22,5%ii ! Mais un tel volume d’informations comporte aussi un risque d’éparpillement surtout quand la qualité du flux est perfectible. Or certains établissements recourent à trop de DS superficielles, peu étayées, parfois sans véritable soupçon, et saturent le dispositif. Je salue le démarrage de nos travaux conjoints entre l’ACPR et Tracfin pour établir un diagnostic partagé sur la qualité du flux déclaratif. J’appelle également à aller plus loin en matière d’accompagnement des déclarants, notamment en publiant des critères qualitatifs très opérationnels. Tracfin fait déjà fait beaucoup. Je pense au feedback qui vient sanctionner les meilleures DS (les « top ») et les moins bonnes (les « flop »), l’organisation d’ateliers sectoriels et la désignation de référents par filière. Ces avancées sont utiles, mais il nous faut des évolutions plus structurelles. Plusieurs de nos voisins – l’Allemagne, l’Italie et la Suisse – peuvent nous montrer le chemin en la matière. L’Italie a mis en place des indicateurs de suivi. La Suisse publie des « typologies négatives », c’est-à-dire des cas qui ne justifient pas de déclaration. Un guide de bonnes pratiques, comme en Allemagne, serait, par ailleurs, utile. Reconnaissons que l’articulation entre les différentes obligations – en particulier celles du droit au compte, du KYC et des DS – est parfois délicate à mettre en œuvre. L’exemple allemand est particulièrement inspirant : grâce à un travail conjoint entre l’équivalent allemand de Tracfin et le superviseur, la BaFin, le volume des déclarations a baissé de près de 20 % entre 2023 et 2024, pour se focaliser sur des dossiers à plus fort intérêt.

Il ne s’agit pas de cacher la poussière sous le tapis, mais bien d’en revenir aux fondamentaux : si nous sommes vraiment efficaces à prévenir l’utilisation du système financier par les criminels, nous devrions aussi observer, à terme, moins d’opérations suspectes dans ce domaine. Ce serait faire le jeu des criminels que de laisser passer n’importe quelle opération pour se contenter d’envoyer à Tracfin une déclaration stéréotypée sur des fonds déjà évaporés.  L’étude publiée par l’ACPR en juillet dernier sur les « comptes-rebonds » montre que les institutions qui ont de telles pratiques ont au moins cent fois plus de chances d’être utilisées par les criminels. Notre message est clair : ces pratiques sont inacceptables. Une DS n’exonère de responsabilité civile, pénale et disciplinaire que si elle est faite de bonne foi et dans les conditions prévues par les textes.
 
L’ACPR et Tracfin mobiliseront tous les outils à leur disposition pour faire respecter la loi. Par exemple, que Tracfin puisse – légalement – recourir à un emploi plus large de l’irrecevabilité des DS, en intégrant le critère de qualité :  une déclaration inexploitable doit pouvoir être rejetée, au-delà des seuls cas techniques ou linguistiques. Ce retour enverrait un signal clair pour les organismes financiers. Les retours objectifs de Tracfin orienteront, en retour, les enquêtes de l’ACPR, qui n’a pas accès aux déclarations de soupçons au fil de l’eau. Car j’en suis convaincu : la qualité d’une déclaration de soupçon dit beaucoup de la solidité du dispositif qui la produit.

Sur ce front de l’efficacité opérationnelle, nous devons, collectivement, tirer parti de la révolution de l’intelligence artificielle et de la donnée. À l’ACPR par exemple, nous avons développé notre propre outil d’intelligence artificielle, LUCIA, conçu pour accroître l’efficacité de nos contrôles sur place.  Pour les déclarants confrontés à des volumes importants d’opérations, l’IA peut également être une opportunité. Cela suppose d’investir dans des outils de surveillance augmentés, et, sans doute, dans l’intelligence artificielle, pour analyser non seulement les transactions, mais aussi des informations de connaissance clientèle plus riches. Mais ces outils ne remplaceront jamais le jugement humain, et leurs modèles doivent être compréhensibles et auditables.
 
Cependant, l’intelligence artificielle n’est qu’un volet de la révolution en cours. Les justificatifs sont désormais très aisément falsifiables et nous devons davantage nous reposer sur des preuves robustes, notamment en facilitant l’accès à des bases de données publiques. Il est désormais très facile d’ouvrir rapidement et d’utiliser à distance de nombreux comptes dans toute l’UE. Je me réjouis donc que la nouvelle réglementation européenne offre un cadre ambitieux pour des partenariats d’échanges d’information, tant privé-privé que public-privé, et qu’elle prévoie au plus tard d’ici 2029 une interconnexion des registres européens de comptes bancaires, étendus aux cryptoactifs. Après l’adoption très récente par le Parlement français de la proposition de loi de M. Labaronne, la Banque de France déploiera courant 2026 une nouvelle plateforme interbancaire pour rapidement identifier les comptes des escrocs, et ainsi « compliquer la vie des méchants », pour reprendre une expression chère à Antoine Magnant.
 
L’anticipation et la coopération

Tracfin joue depuis sa fondation un rôle essentiel pour anticiper l’évolution des menaces. Ses travaux sont désormais complétés par l’Analyse nationale des risques élaborée sous l’égide du Conseil d'orientation de la LCB-FT (COLB), et par ses déclinaisons sectorielles, dont celle préparée par l’ACPR. A l’heure où tous les membres du COLB préparent la 3e édition de ces documents, je salue les professionnels qui participent à nos ateliers, comme celui en cours sur le blanchiment du jeu en ligne illégal, en coopération avec l’Autorité Nationale des Jeux et Tracfin.
 
Ces mutations, aucune institution ne peut les affronter seule. C’est tout le sens de notre partenariat. Au niveau européen, l’AMLA, la nouvelle autorité européenne en charge de la lutte contre le blanchiment, peut constituer une avancée majeure à condition de ne pas tomber dans l’écueil bureaucratique plutôt qu’une approche par les risques. Côté supervision, elle permettra un meilleur contrôle des acteurs 100 % digitaux, qui opèrent souvent sans ancrage territorial. Du côté des cellules de renseignements financiers (CRF), elle offrira la capacité de traiter des DS transnationales, liées à des réseaux criminels complexes via des comptes-rebonds ou des sociétés éphémères. Mais pour réussir, l’AMLA devra garantir un véritable level playing field : harmoniser les exigences et éviter tout nivellement par le bas au bénéfice des juridictions les « moins disantes » en matière réglementaire.

Enfin, l’AMLA devra aussi peser sur le plan international. Elle devra pour ce faire contribuer à améliorer la conformité des États membres aux standards du GAFI – et éviter à tous la liste grise ! Elle devra aussi influencer ces standards par la qualité et l’exemplarité de ses travaux. Je vois déjà un champ prioritaire : la finalisation et la mise en œuvre effective de la Recommandation 16 du GAFI sur la transparence des paiements internationaux, désormais applicable aux cryptoactifs. C’est un très beau progrès. L’objectif de cette recommandation est clair : garantir la traçabilité des flux transfrontaliers, afin que les transactions en cryptoactifs soient aussi transparentes que celles du système bancaire classique. La France a été particulièrement active pour que toutes les formes de transferts soient traitées sur un pied d’égalité, qu’il s’agisse de cryptoactifs, de cartes de paiement ou de virements instantanés. L’AMLA peut contribuer très concrètement en faisant de ce sujet un des premiers travaux thématiques conjoints, notamment concernant l’application concrète de la « travel rule » aux crypto-actifs. 

Au-delà de l’Europe, la coopération internationale reste indispensable. Pourtant, certains signaux récents venus de Washington peuvent susciter des inquiétudes. Je pense à l’indulgence de l’administration américaine à l’égard de certaines grandes plateformes crypto, pourtant exposées à des risques majeurs de blanchiment. Est également regrettable la fin de l’obligation pour les entreprises américaines de déclarer leurs bénéficiaires effectifs. Enfin, certaines mesures envisagées - si elles sont confirmées - allègeraient les exigences en matière d’obligation déclarative avec des banques américaines qui n’auront plus à justifier l’absence de dépôt de DS.

C’est pourquoi, dans le cadre de notre présidence du G7, la France fera de la lutte contre le crime financier, après le Canada, une de ses priorités.

*

Permettez-moi de conclure avec ces mots d’Albert Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire ». L’inaction, en matière de LCB-FT, a un coût.  Les fraudes fiscales et sociales, le narcotrafic génèrent chaque année près de 50 milliards d’euros de pertes pour notre économie. 50 milliards d’euros qui minent notre pacte social et sapent la confiance dans nos institutions. Lutter contre le blanchiment de ces flux criminels n’est donc pas qu’une simple question de conformité. C’est avant tout un impératif de justice, un impératif de confiance, et un impératif pour le redressement de nos comptes publics. Voilà tout le sens du travail que nous menons ensemble, et que vous poursuivrez cet après-midi au cours des différentes tables-rondes. Je vous remercie.

 

 

Nombre de déclarants enregistrés par Tracfin tout secteur confondu (financier et non-financier). 
ii Entre le S1 2024 et le S1 2025, les déclarations de soupçon (DS) reçues par Tracfin provenant du secteur financier ont augmenté de 22,5% et celles du secteur non-financier de 34%, ce qui porte la hausse totale à environ 24%.
 

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Mise à jour le 7 Novembre 2025