Discours

Enjeux de durabilité dans les missions et les opérations de la Banque de France

Intervenant

Denis Beau Intervention

Denis Beau, Premier sous-gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 26 Septembre 2024

Denis Beau Intervention

Conférence Climat et Territoire

Reims

26 septembre 2024

Discours introductif

Denis BEAU, Premier sous-gouverneur
 

Introduction

Bonjour à vous tous,

Je suis très heureux de participer à cette rencontre sur la lutte contre le changement climatique, ses enjeux économiques et financiers et les actions pour y répondre. Merci au cercle RECOM, qui réunit des institutions de la Marne engagées en faveur de l’économie, et à la direction de NEOMA, de m’avoir invité à participer à cette rencontre, et de me donner l’occasion pour introduire les échanges entre les experts que vous avez réunis, de vous présenter les ambitions et les actions que développe la Banque de France dans ce domaine.

[Slide 2] L’engagement de la Banque en matière de lutte contre le changement climatique, et plus largement en faveur des enjeux de durabilité, s’incarne depuis de nombreuses années maintenant tant dans sa gestion interne et son activité d’investisseur responsable, lancée dès 2018, que dans l’exercice de toutes les grandes missions que lui a confiées le législateur. Nous venons d’en rendre compte avec la publication d’un rapport qui pour la première fois consolide la présentation de l’ensemble de nos engagements et de nos actions, et qui nous vaut d’être reconnue comme la 1ere des banques centrales du G20, pour la prise en compte des risques climatiques par des ONG internationales.

[Slide 3] Compte tenu du débat sur le rôle des banques centrales en matière de contribution aux politiques publiques de lutte contre le changement climatique et ses effets, ma présentation est centrée sur celui que nous avons retenu à la Banque de France et qui consiste à intégrer notre contribution dans l’exercice et dans le respect des mandats que nous a confiés le législateur en matière de politique monétaire, de stabilité financière et de services à fournir aux acteurs de notre économie. Les modalités de cette intégration, que je vais vous présenter dans leurs principaux aspects, reflètent la volonté d’éviter deux écueils : celui d’en faire trop, en empiétant sur les politiques publiques qui relèvent de choix gouvernementaux, et qui doivent mettre en place des incitations adaptées, sous forme de réglementations, de tarification à travers un prix du carbone et de subventions ; celui de ne pas en faire assez.  

1. La conduite de la politique monétaire

 

Les modalités d’intégration du risque climatique dans nos activités de politique monétaire sont basées sur l’observation que le changement climatique a des implications macroéconomiques, en matière de croissance et d’inflation qu’il est nécessaire de prendre en compte

Le changement climatique affecte déjà les prix et l’activité : par exemple, des épisodes de sécheresse sévères ont coûté à l’Argentine 3 % de PIB1 , des inondations au Pakistan ont causé des dommages et pertes équivalents à 8 % de PIB2 , sans parler de la récente hausse des prix alimentaires partout dans le monde.

En outre, à l’avenir une diversité de chocs climatiques sont susceptibles de se matérialiser avec des conséquences potentiellement très significatives sur la croissance et l’inflation.

Ce quadrant [slide 5]présente quatre catégories de chocs possibles liés au changement climatique, qu’ils naissent de risques physiques (phénomènes climatiques) ou de transition (transformation de nos économies insuffisamment ordonnée) :

  • Des chocs négatifs du côté de l’offre, par exemple la mise en place désordonnée d’une taxe carbone (risque de transition) ou des catastrophes naturelles fréquentes et graves (risque physique) 
  • Des chocs négatifs du côté de la demande, par exemple une crise de confiance liée à l’incertitude en matière de réglementation (risque de transition) 
  • Des chocs positifs du côté de la demande, par exemple avec un boom de dépenses publiques et d’investissement 
  • Des chocs positifs du côté de l’offre, comme un boost de productivité grâce aux innovations vertes.

Ces chocs peuvent se combiner ou se succéder. Leur probabilité individuelle est difficile à évaluer à ce stade, même si le choc d’offre négatif (en haut à gauche) paraît légèrement plus probable que les autres. Cette incertitude est due notamment aux décisions politiques qui seront prises par chaque État. Par exemple, l’évolution du prix du carbone, les volumes d’investissements « verts » et les subventions publiques auront un impact sur la trajectoire du changement climatique et sur ses conséquences économiques.

Étant donné ce large éventail de chocs possibles, la prise en compte des risques climatiques dans la conduite de la politique monétaire implique de bien les intégrer dans nos modèles d’évaluation et de prévision macroéconomiques et de s’appuyer sur des analyses de scénarios climatiques. C’est ce que nous faisons, dans le cadre du programme d’action pour le climat de la BCE3, arrêté en juillet 2022, en travaillant en particulier à une meilleure prise en compte des risques sur la stabilité des prix dans les modèles macroéconomiques que nous utilisons. Nous travaillons également à l’élaboration de scénarios, à court et à long terme, sous l’égide du Réseau pour le Verdissement du Système Financier (Network for Greening the Financial System - NGFS). Le NGFS est un réseau de près de 140 banques centrales et de superviseurs, co-fondé en 2017 par la Banque de France (qui en assure le Secrétariat) et d’autres institutions partenaires, afin de définir et promouvoir de bonnes pratiques en matière d’intégration du risque climatique dans les activités des banques centrales et des superviseurs et de conduire des travaux de recherche.

Sept scénarios de long terme, à un horizon de 50 ans, ont ainsi été développés par le NGFS [slide 6]en cohérence avec l’approche du GIEC. Certains de ces scénarios font l’hypothèse que des politiques climatiques ambitieuses seront introduites rapidement et deviendront graduellement plus contraignantes. D’autres scénarios supposent que ces politiques seront introduites trop tardivement ou de façon inégale et non-coordonnée selon les pays. Ceci se traduit par différents impacts en termes de changement climatique : une hausse des températures globales de 1,1° C dans le scénario le plus optimiste, de 2,8° C dans un scénario plus pessimiste à horizon 2100 [graphique de gauche]. Selon les estimations du NGFS, cela se traduirait par un impact sur le PIB mondial compris entre environ - 4 et - 6 % dès 2030, et jusqu’à presque - 14 % en 20504 [graphique du milieu]. Certaines régions seraient bien sûr plus affectées que d’autres. Concernant l’inflation, selon le scénario « Net Zéro en 2050 », on aurait une hausse de presque 1,5 pp/an en Europe sous deux ans, de près de 4,5 pp/an en Chine. Ce scénario montre une forte hausse de l’inflation à court terme. Le scénario « Transition Retardée » prévoit une déviation de l’inflation autour de 2030 [graphique de droite]. Ces scénarios seront mis à jour par le NGFS d’ici la fin de l’année ; la nouvelle édition devrait présenter des impacts économiques plus sévères encore du changement climatique à moyen et long terme.

Ce travail sur les scénarios et les modèles pour intégrer les effets des risques climatiques dans la définition de l’orientation de la politique monétaire pour assurer la stabilité des prix, s’accompagne également d’un effort d’adaptation de notre cadre opérationnel pour la mettre en œuvre. Ainsi, avec la BCE, nous avons d’ores et déjà verdi notre programme d’achats de titres du secteur des entreprises aujourd’hui en extinction progressive, Et nous avons engagés de nouveaux travaux pour verdir notre collatéral.

Nous avons pris ces décisions non seulement parce qu’elles diminuent l’exposition de notre bilan au risque climatique, et se justifient donc dans le cadre d’une gestion prudente des risques auxquels nous sommes nous-mêmes exposés, mais aussi parce que cela peut influencer le comportement de nos contreparties et jouer un rôle catalyseur dans la transition5 , nous permettant ainsi de contribuer à la protection de l’environnement, qui est un des objectifs secondaires que nous fixent les traités européens.

 

2. Stabilité financière et supervision du système financier

La Banque de France et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) agissent également pour intégrer les enjeux de durabilité, notamment climatiques, environnementaux et sociaux, dans la conduite de leur mission d’assurer la stabilité financière.

[slide 8]En tant que superviseur, l’ACPR a ainsi entamé dès 2015, depuis la COP 21, un échange soutenu avec la place sur la façon dont les risques associés au changement climatique étaient pris en compte par le secteur financier. De ce dialogue et des travaux d’analyse menés par l’ACPR, notamment dans le cadre de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, est né un guide de bonnes pratiques en matière de gouvernance et de gestion des risques climatiques à destination des établissements bancaires. Ce guide, publié par l’ACPR en 2020, avec lequel nous avons été précurseurs, est une référence pour les exercices de revue thématique que nous effectuons depuis l’année dernière auprès des établissements bancaires non directement supervisés par la BCE. Il a été décliné pour les organismes d’assurance en 2022.

En parallèle, un premier exercice pilote de stress test climatique a été conduit dès 2020 dans la banque et l’assurance. « Pilote », parce que, là encore, nous avons été pionniers parmi les principales banques centrales et avons ouvert la voie en développant des méthodologies et en sensibilisant les banques et les organismes d’assurance à la nécessité de renforcer leur capacité à mesurer et anticiper les conséquences du changement climatique. L’ACPR a réitéré cet exercice en juillet 2023, sur le secteur des assurances exclusivement, et a publié ses conclusions en mai dernier.

Mener ces exercices de stress tests est important, car il s’agit de tester la solidité des banques et des assureurs, et donc leur capacité à financer et à assurer les territoires dans des scénarios adverses de risque climatique, qu’il s’agisse de l’occurrence d’évènements extrêmes ou bien de la mise en œuvre de politiques de transition vers une économie sobre en carbone.

[slide 9]Fortes de cette conviction, la Banque de France et l’ACPR ont contribué de façon importante à l’élaboration et la conduite, en 2022, du premier exercice de stress test climatique à l’échelle européenne, en mettant leur expérience à disposition de la BCE. Elles ont également largement participé à l’élaboration du scénario utilisé par les trois autorités de supervision européenne (EBA, EIOPA, ESMA) pour la conduite cette année d’un stress test dédié à l’évaluation des risques de transition liés au paquet législatif « fit for 55 », qui a pour objectif de diminuer les émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne de 55 % entre 1990 et 2030.

Outre la réalisation de stress tests à l’échelle européenne, la BCE a également pu s’appuyer sur les travaux de l’ACPR pour l’élaboration de ses attentes prudentielles en matière de gouvernance et de gestion des risques associés au changement climatique. Ces attentes font l’objet d’un suivi étroit par la BCE, notamment au travers du processus de contrôle et d’évaluation prudentiels (SREP), et doivent être pleinement satisfaites par les banques qu’elle supervise d’ici à fin 2024, sous peine de sanctions.

Ce rôle de suivi et d’évaluation par les superviseurs des efforts d’intégration du risque climatique dans la gestion des établissements financiers va être renforcé avec la directive révisée sur les exigences de fonds propres (CRD) et l’obligation faite aux banques de se doter de plans de transition prudentiels. Leur contenu exact est en cours de définition par l’EBA et l’EIOPA. Ils devront tenir compte des risques de transition et des risques physiques ; leur robustesse fera l’objet d’une évaluation par le superviseur.

Enfin, la Banque de France et l’ACPR continuent de s’investir dans les travaux européens et internationaux afin notamment de renforcer la prise en compte des risques climatiques dans la réglementation prudentielle, via une approche toujours fondée sur les risques, et plus largement de mieux connaître et appréhender les risques liés à la nature.

3. Services à l’économie et accompagnement des entreprises

 

Le NGFS avait été limpide dès 2019 : les risques climatiques constituent avant toute autre chose un risque sociétal, humain, mais aussi un risque financier. « En tant que banquiers centraux et superviseurs, nous avons donc le devoir de nous soucier du changement climatique afin d’accomplir nos mandats de stabilité monétaire et financière » (F. Villeroy de Galhau). La montée des risques liés au changement climatique crée des défis importants jusqu’aux entreprises. Dans ce contexte, en complément de la stratégie française de planification écologique, le Comité du Financement de la Transition Ecologique (CFTE) a donné à la Banque de France mission de « définir un mécanisme national d’indicateur climat des entreprises».

Le projet d’indicateur climat vise à proposer une évaluation gratuite pour les entreprises de leur transition, leur exposition aux aléas climatiques et leur degré de prise en compte des enjeux climatiques6 .

[Slide 11] L’indicateur climat, qui vise à couvrir tous les aspects du risque climatique, se décompose en trois dimensions :

  • Transition (ICT), inspiré de la méthodologie Accelerate climate transition (ACT) de l’ADEME, est une mesure d’alignement avec un monde bas carbone7 . Elle compare la trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre de l’entreprise, projetée sur la base des actions tangibles de son plan de transition, à sa trajectoire de référence, construite sur la base de ses volumes d’activité et de références sectorielles8
  • Risques physiques (ICP) fournit l’évolution future de différents aléas climatiques (vagues de chaleur, précipitations, grêles, incendies, sécheresses, neige/gels) projetés par le scénario SSP2-4.5 du GIEC, dans les zones géographiques d’exposition de l’entreprise
  • Maturité (ICM) reflète un jugement plus qualitatif sur l’entreprise. Il mesure son degré de prise de conscience des enjeux climatiques et de préparation voire d’implémentation des actions de décarbonation et d’adaptation.

[Slide 12] Après une première phase de tests, le déploiement de l’indicateur climat sera progressif et ciblera en priorité les secteurs à forts enjeux de décarbonation. Ce déploiement se fera en articulation étroite avec l’ensemble des acteurs et des initiatives de la place, avec l’objectif de ne pas surcharger nos entreprises, nos PME » (F. Villeroy de Galhau).
Pour établir un diagnostic fiable et utile pour les entreprises, il est nécessaire de recueillir auprès d’elles certaines données, dont des informations sur les actions tangibles engagées ou prévues pour se décarboner ; ceci pour éviter tout « greenwashing ».

Naturellement, pour ne pas créer de surcharge excessive pour les entreprises, la Banque de France capitalisera au maximum sur les reportings existants, notamment les données CSRD et les normes EFRAG.

Pour réaliser cette mission, la Banque de France s’appuie sur ses succursales, présentes dans chaque département, et les relations qu’elle entretient déjà avec des centaines de milliers d’entreprises via son métier historique de cotation financière. La collecte de données sera facilitée par l’utilisation de l’espace dirigeants, nouveau canal internet de la Banque de France pour échanger avec les entreprises.

L’amendement à la Loi industrie verte sur l’indicateur climat a prévu la mise en place d’un comité de suivi par le ministère de l’Économie et des Finances, qui regroupe tous les acteurs intéressés par l’indicateur climat (institutions publiques, entreprises, financeurs, personnalités qualifiées) et a notamment vocation à évaluer la méthodologie de l’indicateur climat, sa cohérence avec les normes européennes et la charge de reporting pour les entreprises.

Dans une démarche de transparence sur notre méthodologie, la Banque de France rencontre et tient régulièrement informés les entreprises, les fédérations professionnelles, les acteurs financiers et les pouvoirs publics. D’ici 2027, l’indicateur climat Banque de France doit devenir l’outil le plus précis pour évaluer la transition opérée par les entreprises, leur exposition aux aléas climatiques et leur degré de prise en compte des enjeux climatiques. Cette approche est un maillon essentiel, pour la France, de la réussite des accords de Paris.

Conclusion

 

J’espère avoir éclairé chacun sur les fondements et la réalité des actions de la Banque Centrale en faveur du climat, et vous avoir convaincu que nous nous efforçons d’apporter notre pleine et juste contribution, en cohérence avec les mandats qui nous ont été confiés. Mais les banques centrales ne peuvent pas être les seuls acteurs du verdissement de nos économies. Comme l’a souligné récemment le Gouverneur de la Banque de France : « … nous avons devant nous des besoins d’investissement très importants pour la transition écologique […] Mais le financement monétaire ne peut pas financer la transition ; et les banques centrales - et la finance verte - ne peuvent pas être les seuls acteurs du verdissement de nos économies ; elles ne peuvent pas remplacer des politiques publiques saines et des plans de transition des entreprises ».

Nous devons donc tous être des acteurs dans la lutte contre le dérèglement climatique et nous devons conjuguer nos efforts. Je vais à présent sans plus tarder laisser Julien Bouillé, de l’Union, animer les débats en faisant témoigner mes collègues experts ici réunis sur les nombreuses problématiques posées par le dérèglement climatique et sur les actions menées ou à mener.

6 D’ici 2027, 20 000 entreprises seront ciblées, dans 14 secteurs, soit 60 % des émissions de GES en France

7 La trajectoire doit être compatible avec un réchauffement limité à 1,5°C en 2100 aligné au scénario SSP1-1.9 du GIEC

8 Provenant notamment de l’Agence internationale de l’énergie (AIE)

Mise à jour le 2 Octobre 2024