Interview

Cessons de croire que la croissance va régler notre problème de déficits

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

22 Avril 2024
François Villeroy de Galhau intervention

Interview de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France – Les Echos

Vous publiez ce lundi votre traditionnelle lettre au président de la République centrée cette année sur l'Europe. Pourquoi avoir choisi cet angle ?

D'abord, parce que nous venons de marquer les 25 ans de l'Union monétaire, et que c'est l'occasion de prendre du recul sur le bilan de l'économie française en Europe. 2024 est ensuite, bien sûr, une année d'élections européennes. Enfin, nous sommes en train de sortir de deux ans de crise inflationniste. C'est une bonne nouvelle… mais lorsque la mer de l'inflation se retire, on retrouve les rochers que sont nos défis économiques de fond : cette lettre vise à éclairer comment l'Europe doit maintenant réussir ses transitions et muscler sa croissance, ensemble.

La crise au Moyen-Orient se renforce. Ne risque-t-elle pas d'empêcher le retour de l'inflation à moins de 2 % en 2025 ?

Aujourd'hui, le conflit n'entraîne pas de hausse marquée des prix du pétrole. Si c'était un jour le cas, nous devrions analyser, pour la politique monétaire, si ce choc est temporaire et limité, ou s'il se transmet - au-delà des matières premières - à la fameuse inflation sous-jacente [qui exclut les prix de l'énergie et de l'alimentation, NDLR] et aux anticipations d'inflation. Il n'y aurait donc pas de réaction mécanique.

Cette incertitude pourrait-elle décaler la première baisse des taux ?

Non, sauf surprise : il ne faut pas trop attendre. Dès lors que nous avons une confiance suffisante dans le fait que nous allons atteindre l'objectif de 2 % d'inflation d'ici à l'an prochain, notre devoir est de minimiser le coût en termes d'activité et d'emploi. C'est le sens d'une première baisse début juin ; elle devrait être suivie d'autres baisses, selon un rythme pragmatique. Mais nous aurions toujours la capacité d'adapter celui-ci si un choc externe menaçait la désinflation.
La relance de la croissance va maintenant nécessiter des réformes structurelles en Europe.

La Banque centrale européenne (BCE) n'a-t-elle pas déjà maintenu trop longtemps ses taux à un niveau élevé, quand on voit l'état des économies européennes ?

Il y a dix-huit mois, le scénario noir redouté était celui à la fois d'une récession et d'une inflation installée : or nous allons échapper à l'une comme à l'autre. Cet épisode inflationniste a été mieux maîtrisé que ceux des années 1970 et 1980. Il n'y a pas eu de spirales prix-salaires-marges parce que les ménages comme les entreprises ont fait confiance à la Banque centrale pour ramener assez vite l'inflation vers 2 %.
C'est le résultat de l'indépendance des banques centrales, conjuguée à un changement de notre technique monétaire, qui vise désormais un ciblage direct de l'inflation. Reste que la relance de la croissance va maintenant nécessiter des réformes structurelles en Europe.

L'euro fête ses 25 ans. Alors que les élections européennes approchent sur fond de montée des souverainistes et des populistes, le bilan pour la France a, selon vous, été positif…

Le soutien à l'euro est aujourd'hui transpartisan et n'a jamais été aussi élevé (79 % des Européens et 77 % des Français). Lorsque l'Europe s'incarne dans des projets concrets qui améliorent la vie de nos concitoyens, elle est populaire. Depuis l'euro, et quitte à surprendre, les Français sont parmi ceux qui ont le plus réalisé de gains de pouvoir d'achat, à 26 % contre 17 % en moyenne dans la zone euro depuis vingt-cinq ans. Et c'est en France que le taux des emprunts a le plus baissé. Mais l'euro ne suffit pas à régler nos faiblesses structurelles, qui expliquent le retard relatif de croissance de la France : parmi celles-ci, nous avons progressé depuis dix ans sur l'emploi, mais pas sur les finances publiques.

Vous insistez sur l'urgence à réduire le déficit public. Espérez-vous être mieux entendu cette année que l'an dernier ? Si oui, pourquoi ?

Au-delà de mon propre message, le débat est désormais sur la place publique. Les agences de notation comme nos partenaires européens et la Cour des comptes ne sont plus les seuls à souhaiter des solutions crédibles. La France touche la limite de ses contradictions. Nous avons la dépense publique la plus élevée, mais ne voulons pas de l'impôt pour la financer. Il faut sortir de l'illusion récurrente que c'est la croissance qui va par conséquent régler notre problème de déficits publics. Résultat : depuis trente ans, la France a plus de dette que la moyenne européenne et moins de croissance !

Cette année encore, vous appelez à revoir le niveau de la dépense publique pour rétablir les comptes…

Parmi les leviers à mobiliser partout en Europe, il y a l'accroissement de notre efficacité publique pour pouvoir financer les défis de demain, comme le climat et l'intelligence artificielle. Le problème spécifique de la France, c'est que le même modèle social - auquel je crois - nous coûte nettement plus cher qu'aux autres pays européens. Alors qu'il y a trente ans, notre dépense publique était à peu près au même niveau que l'Allemagne et la moyenne européenne, elle a atteint 58 % du PIB contre 48 % chez nos voisins en 2022. Nous pouvons et devons parvenir à réduire une partie de cet écart. Il ne s'agit pas pour cela de décréter l'austérité et une baisse générale des dépenses publiques : l'objectif devrait être de les stabiliser enfin en volume.

Quelles dépenses faut-il cibler ?

C'est au débat démocratique de trancher. Mais cela doit être l'effort de tous : pas uniquement de l'Etat, qui a d'ailleurs déjà commencé, mais aussi des collectivités locales et des prestations sociales, d'autant qu'elles expliquent l'essentiel de la hausse des dépenses dans la durée, financé par des transferts de ressources de l'Etat.

Mais le moment est-il opportun pour réaliser des économies budgétaires, alors que la croissance est faible ?

Dans notre pays, cela fait quarante ans que ce n'est jamais le moment de maîtriser la dépense publique ! Le redressement aura certes un effet modérément restrictif sur la croissance à court terme. Pour autant, la période qui s'ouvre d'assouplissement monétaire n'est pas défavorable pour faire cette stabilisation budgétaire. La désinflation devrait se traduire par une reprise significative de la croissance en France et dans la zone euro. Les rémunérations vont désormais progresser en moyenne plus vite que l'inflation, cela va augmenter le pouvoir d'achat et donc la consommation. Par ailleurs, la baisse des taux soutiendra l'investissement des ménages et des entreprises.

Les plans d'économies annoncés par l'exécutif sont-ils suffisants ?

La priorité sera surtout d'en préciser la composition : de bons choix qualitatifs peuvent limiter l'effet restrictif sur l'activité. Et ce serait une bonne façon, face aux interrogations que suscite encore ce programme de stabilité, de le crédibiliser.
La fiscalité n'est pas un élément central de la solution. Mais il ne faut pas exclure à titre complémentaire des mesures fiscales ciblées.

Le gouvernement ne veut pas augmenter les impôts. A-t-il raison ?

En France, le débat budgétaire devient trop facilement un débat sur les impôts, alors que notre premier sujet, c'est la dépense publique. La fiscalité n'est pas un élément central de la solution. Mais il ne faut pas exclure à titre complémentaire des mesures fiscales ciblées. Notre pays n'a pas les moyens de faire de nouvelles baisses d'impôt non financées. Et sans toucher au taux de l'impôt, il serait envisageable d'élargir l'assiette de certains impôts sur les ménages et les entreprises, de revoir sans tabou certaines « niches ».

Le différentiel de croissance et de productivité entre la zone euro et les États-Unis est-il amené à durer ?

Ce différentiel n'est pas nouveau mais il a été amplifié par l'effet Covid. Les Américains ont à l'époque licencié massivement puis réembauché, tandis que les Européens ont fait le choix de protéger l'emploi, heureusement. À court terme, l'emploi et la productivité évoluent évidemment en sens inverse. Ceci dit, plus la France se rapprochera du plein-emploi, plus la question de la productivité se posera. Et la tendance longue est une alerte : toute l'Europe doit se mobiliser pour combler son retard de productivité et d'innovation sur les États-Unis. Notre économie pèse globalement encore autant que l'économie américaine, mais elle manque vraiment de vitesse et d'attractivité.

Vous appelez à une plus grande souveraineté économique européenne. Est-ce une tentation protectionniste ?

Soyons clairs, tout le monde risque de perdre à un recul des échanges commerciaux. Cette lettre ne plaide pas pour un protectionnisme européen, mais par contre pour muscler notre autonomie européenne dans un monde plus dur, plus fragmenté. Pour se renforcer, l'Europe peut et doit résolument combiner trois leviers : la taille - c'est l'approfondissement du marché unique - multipliée par la puissance financière - grâce à l'épargne plus abondante en Europe qu'aux Etats-Unis - multipliée par l'efficacité publique.

Vous appelez de vos vœux une accélération de l'Union des marchés de capitaux - tout en la rebaptisant. Quels sont pour vous les principaux obstacles à lever ?

Enrico Letta, dans son rapport sur le marché unique, vient de proposer une « union pour l'épargne et l'investissement ». Ce nouveau nom pourrait marquer un nouveau cap : que ce sujet sorte de la sphère technique, et devienne un projet politique et stratégique pour notre souveraineté. Nous dégageons chaque année plus de 300 milliards d'euros d'épargne privée excédentaire en Europe : ils pourraient ainsi s'investir dans la transition énergétique, qui nécessite plus de 500 milliards d'euros, et dans la transition numérique, qui appelle 100 milliards d'euros.
Le plan d'action de la Commission européenne sur l'Union des marchés de capitaux comportait 36 mesures techniques. Il est temps de prioriser les actions à mener, pour faciliter notamment la titrisation verte, le capital-risque européen, faire émerger une Securities and Exchange Commission européenne et digitaliser les infrastructures post-marché. Il y a un momentum possible au niveau français et européen, y compris avec notre position unanime au Conseil des gouverneurs de la BCE autour de Christine Lagarde le mois dernier.

Pour être plus forte, l'Europe doit-elle se doter d'une capacité budgétaire unique ?

France et Allemagne l'ont déjà réussi ensemble en 2020, face au Covid. Pour l'avenir, nos défis, climatique et numérique, sont largement communs : une capacité budgétaire européenne aurait donc du sens. Il faut sortir cependant de cette vieille tendance très française à vouloir transférer nos problèmes budgétaires à l'Europe. Une fois que nous aurons commencé l'effort de discipline nécessaire, nous serons plus crédibles pour discuter de relance allemande et d'investissements européens. Mais cela ne peut pas constituer un préalable à notre propre redressement.