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Trésorerie des entreprises : comprendre l'écart entre données agrégées et perceptions
Billet de blog n° 375. L’encours de trésorerie des entreprises mesuré au niveau agrégé dans les statistiques monétaires est plus élevé qu’avant la crise du Covid. Or, selon notre enquête de conjoncture, la perception qu’ont les chefs d’entreprises de leur situation individuelle est au contraire moins bonne qu’avant. Dans ce billet, nous suggérons une explication : à la suite notamment des abondantes liquidités procurées par les PGE, les chefs d’entreprise auraient révisé à la hausse le niveau de trésorerie jugé nécessaire pour mener leurs activités.
Évolution de la relation entre le niveau de la trésorerie et les réponses à l’EMC : 2019 vs 2022
Données statistiques versus données d’enquête : des constats divergents
Nous pouvons élaborer un premier diagnostic de la situation de trésorerie des SNF françaises à partir des statistiques monétaires et financières. Nous constatons ainsi que la détention de trésorerie – ici définie comme la somme des dépôts bancaires et des OPC monétaires – a d’abord considérablement augmenté au moment de la crise du Covid, en relation avec la thésaurisation immédiate des nombreux prêts garantis par l’État (PGE) octroyés au printemps 2020.
G1. Encours de trésorerie agrégé des sociétés non financières (en % de la valeur ajoutée des SNF)
Note : la droite en gris foncé matérialise le niveau pré-Covid. La valeur ajoutée est calculée sur 4 trimestres glissants.
Dans un second temps, à partir de 2021 à la faveur de la sortie du confinement et de la reprise graduelle de l’activité économique, les entreprises ont commencé à désépargner une partie de cette trésorerie exceptionnelle. Ce mouvement à la baisse de la trésorerie des SNF s’est poursuivi depuis deux ans, si bien que rapporté à la valeur ajoutée (VA) des SNF – ce qui permet notamment de neutraliser les effets de l’inflation – l’encours de trésorerie agrégé des SNF a reculé par rapport à ses plus hauts de 2021 (graphique G1). Toutefois, à mi 2024, la trésorerie des SNF, au niveau agrégé, reste légèrement supérieure d’environ 3.6 points de VA à son niveau pré‑Covid.
D’un autre côté, la Banque de France interroge tous les mois un échantillon d’environ 8 500 entreprises afin de disposer d’une photographie de la conjoncture économique en temps réel et de sa perception par les chefs d’entreprise. Dans cette enquête mensuelle de conjoncture (EMC), il est demandé aux dirigeants d’entreprise d’indiquer l’opinion qu’ils portent sur la situation de trésorerie de leur entreprise par comparaison avec un niveau jugé « normal » au moment de l’enquête. Ces réponses, collectées sous forme qualitative, sont ensuite agrégées sous la forme d’un solde d’opinion qui traduit la perception agrégée par les SNF de leur niveau de trésorerie.
G2. Situation de trésorerie issue de l’enquête mensuelle de conjecture (solde d’opinion, CVS-CJO)
Note : un solde d’opinion constitue la différence entre la proportion de répondants ayant exprimé une opinion positive et la proportion de répondants ayant exprimé une opinion négative.
Le diagnostic établi par l’EMC dresse un tableau singulièrement différent de celui issu des statistiques monétaires et financières. Le solde d’opinion montre bien une amélioration sensible de la perception de leur trésorerie par les chefs d’entreprise après la forte baisse du début de l’année 2020, essentiellement dans l’industrie cependant. On peut également observer la manière dont les chefs d’entreprise ont jugé graduellement qu’ils disposaient d’une trésorerie de moins en moins satisfaisante, au point de passer sous la moyenne de long-terme du solde d’opinion en 2022. Surtout, ce solde d’opinion est proche depuis plusieurs mois de zéro – un niveau que l’on n’a pas connu depuis au moins dix ans – ce qui signifie qu’il y a pratiquement autant d’entreprises qui jugent leur situation de trésorerie satisfaisante, que d’entreprises la considérant comme insuffisante.
Autrement dit, la perception de leur trésorerie par les chefs d’entreprise dresse un tableau singulièrement plus défavorable que celui qui découle des statistiques monétaires et financières agrégées. Comment expliquer cette divergence ? Un certain nombre de raisons techniques (périmètre, nature des données, concepts) peuvent l’expliquer pour une part. Par exemple, l’EMC sonde 8 500 entreprises avec des réponses déclaratives et qualitatives, alors que les statistiques monétaires mesurent directement la trésorerie de l’ensemble des SNF. Ainsi, les soldes d'opinion reflètent une distribution des réponses des chefs d’entreprise, et non une mesure directe de la trésorerie en euros comme les statistiques agrégées.
Au-delà de ces différences, nous émettons toutefois l’hypothèse que, sous l’effet des nombreux chocs subis depuis quatre ans – crise du Covid, guerre en Ukraine, poussée inflationniste, hausse des taux d’intérêt ou encore difficultés d’approvisionnement – les entreprises ont pu réévaluer sensiblement à la hausse ce qu’elles considèrent comme un niveau de trésorerie satisfaisant pour conduire leurs activités.
Les dirigeants ont révisé à la hausse le niveau de trésorerie qu’ils jugent nécessaire pour leurs activités
Nous testons cette hypothèse au moyen d’une collecte statistique granulaire sur les dépôts des entreprises (comptes ordinaires créditeurs, comptes à terme, livrets) réalisée auprès de grandes banques françaises. Nous croisons les informations issues de cette collecte avec les données individuelles de l’EMC et les bilans des entreprises dont nous disposons dans FIBEN. Il convient de noter que l’intersection de ces trois jeux de données contient un nombre relativement restreint d’entreprises – environ 470 – dont la plupart issues du secteur des services. Toutefois le niveau de trésorerie médian, s’établit à 56 jours de chiffre d’affaires, ce qui n’est pas très éloigné du constat dressé à partir des bilans 2022 des entreprises.
Nous pouvons analyser la corrélation entre les réponses qualitatives des chefs d’entreprises et les informations quantitatives sur les dépôts de ces mêmes entreprises en régressant les réponses individuelles à l’EMC sur le niveau de trésorerie individuel issu de la collecte granulaire en 2019 puis en 2022. Nous observons alors que la pente de la droite d’ajustement demeure très similaire (0.28 en 2019 vs 0.23 en 2022) : les entreprises qui déclarent dans l’EMC un niveau de trésorerie élevé (faible) sont aussi celles pour lesquelles on observe des dépôts élevés (faibles) dans les données granulaires. En revanche, conformément à l’hypothèse d’une réévaluation du niveau de trésorerie de référence par les chefs d’entreprise, nous observons que l’ordonnée à l’origine s’accroit significativement entre 2019 et 2022, passant de 51 à 74 jours de chiffre d’affaires. Autrement dit, pour un même niveau de l’opinion sur la trésorerie déclarée dans l’EMC, une entreprise disposera d’un matelas de trésorerie (exprimé en nombre de jours de CA) plus important en 2022 qu’en 2019.
G3. Évolution de la relation entre le niveau de la trésorerie et les réponses à l’EMC : 2019 vs 2022
Comment expliquer ce changement de perception du niveau de trésorerie adéquat par les entreprises ?
Ce phénomène pourrait d’abord s’expliquer par une forme de biais court-termiste, l’abondance de liquidité découlant de l’octroi massif de PGE biaisant la perception des chefs d’entreprise à court terme. Il pourrait également traduire le fait qu’une partie des entreprises fait face à un besoin plus élevé de liquidité en raison de l’incertitude accrue suivant le motif traditionnel de précaution (Keynes, 1936 ; Opler et al., 1999) : le niveau normal réévalué à la hausse correspondrait ainsi au niveau devant permettre à l’entreprise d’absorber les chocs potentiels dans un contexte d’incertitude renforcée par les nombreux évènements subis par l’économie mondiale depuis quatre ans.
Il est également envisageable que ce changement relève davantage du motif dit de transaction (Baumol, 1952 ; Miller et Orr, 1966) : dans un contexte de renchérissement des coûts de financement, une trésorerie plus abondante permet d’en minimiser l’impact sur les opérations, du moins à court terme. Enfin, il est aussi possible que ce changement dans le niveau de trésorerie jugé nécessaire résulte des effets différenciés de l’inflation sur les prix des consommations intermédiaires et sur les prix de vente et des évolutions différentes des délais de paiement clients et fournisseurs, augmentant ainsi le besoin en fonds de roulement des entreprises.
En définitive, cette réévaluation à la hausse de la perception du niveau nécessaire de trésorerie par les entreprises procède sans doute de la combinaison de ces différents facteurs et non d’une seule cause. Néanmoins, le constat que nous effectuons à partir du graphique G3 pourrait traduire, non pas un simple changement de perception du niveau de trésorerie adéquat par les entreprises, mais aussi le fait que les entreprises apprécient la situation de leur trésorerie nette des PGE.
Une clarification entre ces différentes hypothèses viendra de la persistance, ou non, dans le temps de cette modification de la perception du niveau du matelas de trésorerie nécessaire par les chefs d’entreprise, notamment lorsque la plupart des PGE auront été remboursés en 2026.
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Mise à jour le 18 Novembre 2024