Bloc-notes Éco

Reporting climatique des investisseurs et transition énergétique

Mise en ligne le 13 Septembre 2021

Billet n°228. Imposer aux institutions financières une plus grande transparence sur l’impact climatique de leurs portefeuilles les incite-t-elles à réduire leurs investissements dans les industries les plus polluantes ? Nous étudions l’effet d’une loi française adoptée en 2015, la première à imposer une telle obligation. Nous montrons que les investisseurs concernés ont fortement réduit leur détention de titres émis par les entreprises du secteur des énergies fossiles.

Image Encours cumulé des titres d’entreprises des secteurs énergie fossile, détenu par les institutions financières traitées vs par celles du groupe de contrôle
Figure 1 : encours cumulé des titres d’entreprises des secteurs énergie fossile, détenu par les institutions financières traitées vs par celles du groupe de contrôle Source : Mésonnier et Nguyen (2021)

Note : La ligne bleue en trait plein correspond au montant total de titres d’énergie fossile détenus par les investisseurs institutionnels français concernés par la loi TECV. Le trait rouge en pointillés correspond aux portefeuilles détenus par les autres institutions financières de la zone euro non soumises à cette loi. Montants exprimés en valeur de marché, rebasés à 100 au T4 2015, juste avant la mise en œuvre effective de la réglementation.

S’il est aujourd’hui admis qu’une réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) compatible avec les objectifs fixés dans les Accords de Paris de 2015 nécessite une importante réorientation des financements vers des activités moins carbonées, la meilleure façon de parvenir à une réallocation suffisamment rapide reste une question ouverte. Le débat pointe notamment la nécessité d’une plus grande transparence des institutions financières sur leur empreinte carbone et leur exposition aux risques climatiques.

En la matière, de nombreuses initiatives privées pour un verdissement de la finance sont apparues dans le secteur financier depuis 2015, incitant leurs membres à améliorer la publication volontaire de leur exposition aux risques climatiques et/ou à réduire l’empreinte carbone de leurs investissements. C’est par exemple le cas du groupe de travail sur la publication d’informations financières relatives au climat (TCFD), initiative mondiale soutenue par le Conseil de stabilité financière (FSB) du G20.

En parallèle, les régulateurs envisagent de manière croissante la mise en place d’une obligation de publication d’informations climatiques par les institutions financières – notamment via le nouveau règlement sur la publication d’informations relatives au financement durable (SFDR) dans l’Union européenne ou le récent soutien par les dirigeants du G7 d’une obligation de déclaration suivant les principes proposés par la TCFD. 

Quelles conséquences d’une règlementation plus contraignante en matière de reporting ?

Dans une nouvelle étude, nous montrons que le fait d’imposer aux institutions financières la publication d’informations liées au climat les incite à se défaire des titres à forte intensité carbone. Pour ce faire, nous étudions les effets de la loi française Transition Énergétique et Croissance Verte – la loi TECV – dont l’article 173-6 est le premier en Europe à imposer une telle obligation.

Adoptée en août 2015 dans la perspective de la COP21, la loi est entrée en vigueur en janvier 2016. Elle impose aux investisseurs institutionnels enregistrés en France de nouvelles obligations de reporting à la fois sur leur exposition aux risques climatiques et sur leurs efforts pour atténuer l’impact de leur activité sur le réchauffement climatique. Si la liste des informations requises est vaste, les investisseurs ont néanmoins le choix entre "appliquer ou expliquer" (comply-or-explain) et sont libres de leurs méthodes d’évaluation.

Nous étudions l’impact de ces nouvelles exigences de transparence en termes d’ajustement des portefeuilles, en nous concentrant sur la détention par les investisseurs des obligations et actions émises par des entreprises du secteur des énergies fossiles (extraction, production et transport de combustibles fossiles). Pour les investisseurs soumis aux exigences de transparence, se défaire en priorité des titres émis par ces entreprises représente une option relativement simple et rapide pour se conformer aux nouveaux objectifs liés au climat et les communiquer au public (en publiant par exemple des plans de sortie du charbon).

Suivre le financement des énergies fossiles

Pour conduire nos investigations, nous construisons tout d’abord une base de données recensant l’ensemble des obligations et actions émises (et non encore remboursées ou rachetées) par les entreprises des secteurs de l’énergie fossile dans le monde au cours de la période allant du quatrième trimestre 2013 au troisième trimestre 2019.

Nous analysons ensuite les portefeuilles de titres détenus par les investisseurs de la zone euro à l’aide d’une base de données sur les détentions titre-par-titre des secteurs institutionnels en Europe gérée par l’Eurosystème. Nous nous concentrons sur les portefeuilles des institutions financières, réparties en trois sous-secteurs : banques, sociétés d’assurance et fonds de pension, enfin toutes les autres sociétés de gestion d’actifs et fonds communs de placement. Les dispositions de la loi TECV visent explicitement ces deux derniers sous-secteurs, soit les investisseurs institutionnels, à l’exception les banques. En outre, la loi s’applique uniquement aux institutions domiciliées en France et il n’existait pas de législation similaire dans aucun autre pays de la zone euro avant 2019. Cela nous permet de construire un groupe dit de "traitement" constitué des investisseurs institutionnels français concernés par la loi et un groupe dit de "contrôle" constitué des investisseurs français et étrangers non soumis à l’obligation de reporting au sein de la zone euro.

Nous comparons, avant et après décembre 2015, les détentions de titres liés aux énergies fossiles par ces deux groupes d’institutions financières. Alors que leurs détentions cumulées évoluent de façon relativement parallèle avant la nouvelle réglementation, elles divergent nettement à partir de l’entrée en vigueur de la loi (figure 1). La détention de titres liés aux énergies fossiles dans les portefeuilles des investisseurs institutionnels français concernés par l’obligation de reporting diminue fortement une fois la loi mise en œuvre, par rapport à la détention par les institutions financières non concernées par la loi.

Un effet significatif qui plaide en faveur d’une adoption plus large de l’obligation de reporting climatique

L’analyse économétrique détaillée que nous conduisons confirme cette intuition : l’obligation de publication d’informations liées au climat freine les investissements de portefeuille dans les énergies fossiles. L’effet mesuré est significatif, tant sur le plan statistique qu’économique : les investisseurs français concernés par la loi ont réduit leurs portefeuilles de titres fossiles de 40 % environ en moyenne, par comparaison au groupe de contrôle. En outre, la probabilité qu’ils investissent dans un nouveau titre lié aux énergies fossiles se réduit.

L’impact de cette réglementation est environ deux fois plus élevé pour les investissements de portefeuille dans les entreprises exploitant principalement du charbon et des énergies fossiles non-conventionnelles. Nous constatons également un fort biais domestique dans la réaction des investisseurs de la zone euro : les institutions traitées désinvestissent en priorité les entreprises des secteurs de l’énergie fossile qui sont domiciliées en dehors de la zone euro.

Ces résultats confortent l’extension prévue, en Europe et au-delà, d’une obligation réglementaire de reporting climatique par les institutions financières, au-delà des publications d’information sur une base volontaire. En effet, l’impact de "l’article 173-6" identifié après 2016 est toujours présent à la fin de notre échantillon en 2019, malgré la participation d’un nombre croissant de grandes institutions financières européennes à des initiatives d’investisseurs engagés dans la lutte contre le changement climatique.

Complémentaire aux résultats de Bingler, Kraus et Leippold, notre étude suggère donc qu’une obligation déclarative est essentielle pour accélérer l’alignement de la finance sur les objectifs de la transition énergétique.

[Une version anglaise de ce billet a été initialement publiée dans le PRI academic blog.]