Bloc-notes Éco

Pourquoi les prix transmettent plus vite les chocs de grande ampleur

Mise en ligne le 5 Octobre 2023
Auteurs : Erwan Gautier, Hervé Le Bihan, Francesco Lippi

Billet n°324. Lorsque les chocs sur les coûts des entreprises sont de faible amplitude, les changements de prix sont relativement rares. Un choc met alors plusieurs mois à se transmettre aux prix et à l’inflation. Face à un choc de grande ampleur en revanche, les prix s’ajustent plus rapidement qu’en temps normal – contribuant à expliquer pourquoi l’épisode de forte inflation récent a pu surprendre.

Image Graphique 1 : Fréquence mensuelle de changements de prix - Industrie et Services  (% d’entreprises ayant changé leurs prix)
Graphique 1 : Fréquence mensuelle de changements de prix - Industrie et Services (% d’entreprises ayant changé leurs prix)
Sources : Enquête mensuelle de conjoncture (Banque de France), part des chefs d’entreprise ayant déclaré avoir changé leur prix au cours du mois (pondérée). Dernier point : août 2023

Au cours de la période 2021-2022, l’économie française a subi de fortes hausses du coût des matières premières importées. Ces hausses ont affecté directement le coût de production des entreprises qui en réponse ont augmenté leur prix. Si cette répercussion était prévisible, c’est la rapidité avec laquelle ces hausses de coût se sont transmises à l’inflation qui a pu surprendre. En général, plusieurs mois voire une année peuvent s’écouler entre deux changements de prix, ce qui rend la transmission d’un choc à l’inflation plutôt lente. Or, à partir de 2022, les entreprises ont fortement augmenté la fréquence de leurs changements de prix (Graphique 1). Ce billet revient sur ce changement de comportement des entreprises qui a contribué à accélérer la transmission des chocs récents à l’inflation.

La fréquence des changements de prix a augmenté avec le choc inflationniste récent 

L’inflation est le résultat de millions de décisions de changements de prix effectués par les entreprises et les détaillants. Toutefois, les prix de beaucoup de produits ne changent pas en continu. Ainsi, en période d’inflation modérée, les changements de prix sont habituellement peu fréquents : sur l’ensemble de la zone euro, moins de 10% des prix à la consommation sont modifiés un mois donné (Gautier et al. 2022). Un prix reste typiquement inchangé pendant un an – même s’il existe des différences entre les produits : les prix changent plus souvent pour les produits alimentaires que dans les services par exemple. 

La proportion mensuelle de changements de prix est restée très stable au cours de la période 2000-2020. En France, selon l’enquête mensuelle de conjoncture de la Banque de France réalisée auprès des entreprises de l’industrie et des services, la proportion de chefs d’entreprise déclarant avoir changé leur prix un mois donné est restée proche de 10% et n’a connu presque aucune variation au cours de la période 2012-2020 (Graphique 1). Les seules variations significatives sont infra-annuelles : la part des changements de prix à la production est beaucoup plus importante au mois de janvier que les autres mois de l’année.

Image Graphique 2 : Inflation en France et choc sur les prix des matières premières importées
Graphique 2 : Inflation en France et choc sur les prix des matières premières importées
Source : Insee – indice de prix à la consommation harmonisé (glissement annuel en %) ; indices des prix des matières premières importées en euros (base 100 janvier 2018) ; Prix du pétrole Brent en euros (base 100 janvier 2018) , calculs des auteurs. Dernier point : aout 2023.

À partir de mi-2021, la fréquence des changements de prix a en revanche fortement augmenté au moment même où les entreprises étaient touchées par des chocs sur leurs matières premières et leurs coûts de production (Graphique 2). Ainsi, la fréquence des changements de prix a atteint dans l’industrie des niveaux proches de 50% par mois au cours de l’année 2022. Dans les services, un phénomène équivalent a eu lieu, décalé toutefois dans le temps à mesure que le choc sur les matières premières est devenu un choc inflationniste plus global (Graphique 1). 

Les prix sont plus flexibles en présence d’un choc de grande ampleur

Comment expliquer le contraste entre ces deux périodes ? Une des hypothèses importantes de la macroéconomie contemporaine est que face à un choc de coût, les entreprises et les détaillants ne vont pas instantanément transmettre ce choc à leurs prix. Les prix sont rigides. Il y a plusieurs explications à cette rigidité des prix. L’ajustement des prix est un processus parfois long et coûteux (recherche d’information sur les augmentations de coûts, sur les prix fixés par les concurrents, enjeux de communication vis-à-vis des clients, définition d’une stratégie de prix, erreurs possibles, ou encore coûts physiques à afficher de nouveaux prix). On regroupe généralement l’ensemble de ces freins à un ajustement immédiat des prix sous le terme de « menu costs » (ou coûts de menu). Ce terme faisait à l’origine référence aux coûts de réimpression des menus pour un restaurant au moment de changer ses prix. En présence de tels coûts au changement de prix, il est rationnel pour une entreprise de ne pas changer tout de suite son prix après un choc. Par ailleurs, des contrats entre entreprises peuvent aussi limiter, pendant leur durée, les ajustements de prix (Gautier 2009 pour une synthèse). 

Cette hypothèse de rigidité des prix est confirmée par l’observation que les prix changent peu souvent et que les chocs mettent du temps à être transmis aux prix. En outre, en période d’inflation modérée et de chocs de faible ampleur, on observe que le degré de rigidité des prix ne varie pas. Aussi, les modèles utilisés par les macro-économistes font généralement l’hypothèse que la fréquence des changements de prix est un paramètre fixe et exogène (insensible aux chocs). Cela peut être justifié par l’observation que certaines entreprises révisent systématiquement leur prix une fois par an, souvent en janvier (Graphique 1). On parle alors de modèle d’ajustement des prix « time-dependent ». Une des implications de ce modèle est qu’un choc mettra plusieurs mois à être transmis, quelle que soit son ampleur. 

Comment expliquer que la fréquence des changements de prix devienne plus sensible aux chocs économiques quand le choc est de grande ampleur ? Suite à une augmentation de leurs coûts de production, les entreprises font un arbitrage : ne pas changer de prix et subir une baisse temporaire de leurs profits (liée au fait que leur prix est trop faible relativement au prix « désiré»), ou payer le « coût » à ajuster leur prix. Dans le cas d’une hausse des coûts de production de grande ampleur, les entreprises sont beaucoup plus nombreuses à risquer des pertes importantes si elles ne changent pas leur prix. Elles préfèreront immédiatement changer de prix (et encourir les coûts associés) plutôt que de subir ces pertes. Cela explique que la fréquence des changements de prix augmente brusquement : de nombreuses entreprises transmettent sans délai le choc à leurs prix. Dans ce cas, la fréquence des changements dépend de la taille du choc, on parle d’ajustement de prix « state-dependent ». Gautier et Le Bihan, 2022 confirment empiriquement qu’une composante « state-dependent » significative joue sur l’ajustement des prix à la consommation en France. 

Une des implications de cette composante « state-dependent » est qu’il existe alors une non-linéarité dans les délais de transmission d’un choc économique à l’inflation : elle est lente pour un choc petit et rapide pour un choc très grand (Cavallo, Lippi et Miyahara, 2023, Graphique 3). 

Image Graphique 3 : Réponse prédite de l’inflation à une hausse importante des coûts selon le modèle d’ajustement des prix
Graphique 3 : Réponse prédite de l’inflation à une hausse importante des coûts selon le modèle d’ajustement des prix
Source : Cavallo, Lippi et Miyahara, 2023. Note : axe horizontal : nombre de mois après le choc ; axe vertical : réponse prédite de l’inflation dans la simulation du modèle « state-dependent » (en bleu), dans le modèle « time dependent ». (en rouge).

Plusieurs facteurs pourraient contribuer à ralentir la décrue de l’inflation 

Si la transmission d’un choc à l’inflation est plus rapide dans le cas d’un choc de forte ampleur, le comportement « state-dependent » des entreprises implique aussi que la décrue de l’inflation pourrait être rapide une fois les coûts de production stabilisés (ou en présence d’un contre-choc sur les coûts). En effet, l’inflation va être initialement très forte, traduisant rapidement l’ampleur du choc de coût de production. Elle sera ensuite, après quelques mois, beaucoup moins marquée, puisqu’une grande majorité des entreprises aura déjà transmis le choc à ses prix et la décrue de l’inflation sera alors plus rapide que dans le cas d’une comportement « time-dependent » (Graphique 3).

Toutefois, plusieurs facteurs supplémentaires pourraient contribuer à ralentir la décrue de l’inflation dans le contexte actuel. Tout d’abord, anticipant une inflation modérée mais positive dans le futur (Banque de France, 2023), les entreprises pourraient ne pas baisser immédiatement leurs prix même en présence d’un repli de leurs coûts, afin d’éviter de les augmenter à nouveau dans le futur. En outre, les coûts salariaux étant en partie indexés sur l’inflation passée et rigides à la baisse, leur évolution pourrait contribuer à ralentir la décrue de l’inflation (Baudry et al. 2023). Par ailleurs, les entreprises peuvent avoir moins à perdre en termes de profits à vendre à un prix plus élevé que leur prix « désiré » qu’à un prix trop bas. Elles répondront alors plus vite à un choc à la hausse qu’à la baisse (Cavallo, Lippi et Miyahara, 2023). Sous l’effet de tels mécanismes, la fréquence de baisses de prix n’augmenterait que faiblement dans les mois qui viennent, les hausses de prix deviendraient plus rares et la durée entre deux changements de prix s’allongerait. Les résultats de l’enquête Banque de France ces derniers mois semblent confirmer ce scénario, avec un repli de la fréquence des hausses de prix (Graphique 4). L’inflation baisserait alors plus graduellement qu’elle n’a augmenté, tout en convergeant vers la cible de 2% en 2025. 

Image Graphique 4 (industrie) : Fréquence mensuelle de hausses et des baisses de prix -  (% d’entreprises ayant augmenté / baissé leurs prix)
Graphique 4: Fréquence mensuelle de hausses et des baisses de prix - (% d’entreprises ayant augmenté / baissé leurs prix)

a) Industrie
Sources : Enquête mensuelle de conjoncture (Banque de France), part des chefs d’entreprise ayant déclaré avoir changé leur prix au cours du mois (pondérée). Dernier point : août 2023.
Image Graphique 4 (services) : Fréquence mensuelle de hausses et des baisses de prix -  (% d’entreprises ayant augmenté / baissé leurs prix)
Graphique 4: Fréquence mensuelle de hausses et des baisses de prix - (% d’entreprises ayant augmenté / baissé leurs prix)

b) Services
Sources : Enquête mensuelle de conjoncture (Banque de France), part des chefs d’entreprise ayant déclaré avoir changé leur prix au cours du mois (pondérée). Dernier point : août 2023.

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