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Perte de biodiversité et stabilité financière
Billet n°248. Comme le changement climatique, la perte de biodiversité pourrait être porteuse de risques financiers. À titre de première analyse, nous étudions d’une part les dépendances du portefeuille de titres détenu par les institutions financières françaises aux services rendus par les écosystèmes, et d’autre part les impacts sur la biodiversité des activités financées.
La perte de biodiversité : une nouvelle frontière pour les banques centrales
La biodiversité est la variabilité des organismes vivants et des complexes écologiques dont ils font partie. On distingue trois niveaux de biodiversité : diversité des écosystèmes, diversité des espèces et diversité au sein des espèces. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) alerte sur son effondrement (IPBES, 2019) : le taux d’extinction des espèces est aujourd’hui des dizaines à des centaines de fois supérieur au taux de référence des dix derniers millions d’années. Cela pourrait perturber les processus biogéochimiques terrestres de manière non linéaire et irréversible. Les activités humaines sont à l’origine de l’érosion de la biodiversité à travers cinq principales pressions : changement d’usage des terres et des mers, exploitation non durable des organismes, changement climatique, pollutions et espèces exotiques envahissantes.
Les écosystèmes en bon état fournissent des "services écosystémiques" (approvisionnement en matériaux ou en eau, régulation du climat, pollinisation, etc.) dont dépendent les activités économiques. Leur altération pourrait perturber les activités économiques avec des conséquences potentielles sur la stabilité financière. Pour cette raison, les banques centrales et superviseurs (van Toor et al., 2020 ; NGFS et INSPIRE, 2021 ; Salin et al., 2021) s’intéressent de plus en plus aux risques financiers liés à la perte de biodiversité (risque physique) ainsi qu’à ceux potentiellement engendrés par l’incompatibilité des stratégies et des modèles d’activité des entreprises avec les changements économiques et règlementaires visant à protéger la biodiversité (risque de transition). Ce billet présente une première analyse de l’exposition du système financier français à ces risques (Svartzman et al., 2021).
Analyse des dépendances et impacts pour apprécier l’exposition aux risques liés à la biodiversité
En s’appuyant sur les travaux de la Banque centrale des Pays-Bas (van Toor et al., 2020), nous évaluons d’abord les dépendances aux services écosystémiques, via les activités des entreprises représentées dans le portefeuille de titres (actions et obligations), des institutions financières françaises (majoritairement fonds d’investissement, assurances et banques). Cela fournit une première estimation de l’exposition potentielle au risque physique lié à la perte de biodiversité : en cas de dégradation de la qualité d’un service écosystémique donné ("choc physique"), une entreprise fortement dépendante de celui-ci sera plus susceptible d’être perturbée dans son fonctionnement. Pour évaluer ces dépendances, on utilise la base de données ENCORE développée par la Natural Capital Finance Alliance et UNEP-WCMC. Celle-ci indique le niveau de dépendance (de très faible à très fort) de 86 processus de production à 21 services écosystémiques. On attribue ensuite un niveau de dépendance à chaque entreprise du portefeuille, en fonction des processus de production utilisés.
Nous regardons ensuite l’impact (ou "empreinte") sur la biodiversité terrestre exercé par les activités des entreprises dont ces institutions financières détiennent des titres, afin d’estimer l’exposition de leurs portefeuilles à un risque de transition potentiel. En effet, plus l’impact sur la biodiversité des entreprises du portefeuille est négatif, plus le risque d’être soumis à une réglementation ou à un changement de préférence des consommateurs (un "choc de transition") est élevé. Pour évaluer l’empreinte biodiversité des entreprises puis du portefeuille, on utilise le Global Biodiversity Score (GBS) développé par la CDC Biodiversité et sa traduction sous forme de base de données développée par Carbon4Finance. Cet outil convertit le chiffre d’affaires par région et secteur de production de l’entreprise en des pressions exercées sur la biodiversité (en termes de changement climatique ou d’usage des sols par exemple), puis en un impact exprimé dans une métrique unique, le MSA.km². Un impact de 1 MSA.km² peut être interprété comme ayant le même effet sur la biodiversité que le fait de transformer 1km² d’écosystème "intact" (non dégradé par les activités humaines) en une surface complètement artificialisée (par exemple, un parking).
Enfin, on attribue au portefeuille des institutions financières une partie des impacts et dépendances des entreprises dont il détient les titres (Graphique 2).
Résultats - Dépendances et impacts du portefeuille
Concernant les dépendances aux services écosystémiques, on trouve que 42% de la valeur du portefeuille de titres détenu par les institutions financières françaises correspond à des titres émis par des entreprises qui dépendent fortement ou très fortement d’au moins un service écosystémique (Graphique 1). 9% a été émis par des entreprises dépendant très fortement d’au moins un service écosystémique, et 21% par des entreprises qui combinent une dépendance au moins "Moyenne" à 5 services écosystémiques ou plus.
Les entreprises du portefeuille sont particulièrement dépendantes des services écosystémiques d’approvisionnement en eau (de surface et souterraine) et mais aussi de certains services de régulation (contrôle de l’érosion, protection contre les inondations, régulation du climat) (Graphique 3).
Notons que ces dépendances sont uniquement "directes" : elles ne concernent que les dépendances aux services écosystémiques de l’activité de production de l’entreprise elle-même, et non celle de ses fournisseurs. En intégrant les dépendances des fournisseurs le long de la chaine de valeur amont, on obtient le résultat selon lequel toutes les entreprises présentes dans le portefeuille deviennent au moins légèrement dépendantes de tous les services écosystémiques (la catégorie "Aucune dépendance" disparaît).
Du côté des impacts sur la biodiversité terrestre, on obtient une empreinte du portefeuille de 130 000 MSA.km². Cela peut être comparé à l’effet qu’aurait sur la biodiversité terrestre l’artificialisation de 130 000km² (équivalent à 24 % de la surface de la France métropolitaine) d’écosystème initialement "intact". Cette empreinte, dite statique, décrit le stock d’impacts cumulés au cours du temps (exemple : bureaux ou parkings construits au fil des ans) par opposition au flux annuel de nouveaux impacts (exemple : parking construit cette année), décrits par l’empreinte dynamique non présentée ici.
Les impacts sont principalement exercés par les fournisseurs des entreprises (on parle de "scope 3 amont") plutôt que par les opérations de production effectuées par les entreprises du portefeuille elles-mêmes ("scope 1") (graphique 4, droite). Ils s’expliquent principalement par les changement d’usage des sols (graphique 4, gauche)
Enfin, cette empreinte s’explique majoritairement par les titres émis par des entreprises opérant dans les secteurs de la chimie, de la fabrication de produits laitiers et de boissons, et de la production et distribution de gaz.
Ce travail a fourni une approximation de l’exposition à de potentiels chocs liés à la perte de biodiversité, mais une analyse plus poussée doit être entreprise pour mieux comprendre leurs canaux de transmission et leurs impacts sur les entreprises et les institutions financières.
Mise à jour le 25 Juillet 2024