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Le privilège perdu ? Ascension et chute d’une monnaie mondiale

Mise en ligne le 31 Mai 2024
Auteurs : Kai Arvai, Nuno Coimbra

Billet de blog n° 357. Plus un pays est grand et diversifié, plus son risque de défaut est faible, ce qui se traduit par des taux d'intérêt plus bas et une capacité d’emprunt plus élevée. Nous montrons que plus la part d’un pays dans l’offre d’actifs sûrs est importante, moins sa prime de liquidité obligataire est élevée. Si la croissance du pays dominant est inférieure à celle du reste du monde, son statut de valeur refuge s'érode.

Graphique 1 : Volatilité du PIB et part dans le PIB mondial 

Image Ascension et chute d’une monnaie mondiale
Note : Le graphique présente la part en log et la volatilité du PIB de 176 pays au fil du temps. Moyenne entre 1980 et 2023, PIB en PPA (données FMI). La volatilité est l’écart type du PIB sur la période. Les pays en rouge sont les principaux producteurs de matières premières.

Les États-Unis et le dollar jouent un rôle crucial dans le système financier international. Les emprunts publics américains libellés en dollars sont largement utilisés comme actifs sûrs par les investisseurs du monde entier. Cette demande spécifique peut entraîner des écarts de rendement, réduisant les taux d'intérêt que les États-Unis doivent payer en comparaison d’autres pays. Il s’agit là du privilège exorbitant, comme formulé dans les années 1960 par Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, lors de l’examen de la position du dollar au sein du système de Bretton Woods, cf. Gourinchas et Rey (2007) et Maggiori (2017). 

Livre sterling et chute de l’Empire britannique

On trouve peu d’exemples d’un pays ayant perdu son statut de monnaie mondiale dominante. Le dernier en date est le déclin de la livre sterling britannique et son remplacement par le dollar américain (cf. Vicquéry, 2022). La perte du statut de monnaie mondiale dominante de la livre a été précédée d’un déclin relatif de la part du Royaume-Uni dans le PIB mondial et d’une hausse des coûts d’emprunt du gouvernement comparativement aux États-Unis, cf. graphique 2. De façon similaire, il a récemment été avancé (cf. Jian et al, 2022 et Atkeson et al, 2022) que les États Unis étaient sur le point de perdre ce privilège exorbitant, la montée de la Chine et d’autres pays émergents réduisant sa part relative dans l’économie mondiale et l’avantage relatif des États-Unis en matière de rendement obligataire s’érodant progressivement.

Graphique 2 : Données historiques : Royaume-Uni et États-Unis (1870-2017)

Image Ascension et chute d’une monnaie mondiale
Note : Part dans le PIB mondial des États-Unis et du Royaume-Uni/de l’Empire britannique – graphique (a). Taux nominaux des emprunts publics à 10 ans – graphique (b). La ligne verticale en pointillés indique l’année 1915. Sources : Bolt et al. (2019), Jorda et al. (2019).

Monnaies dominantes : rôles de la taille et de la sécurité

Comment un pays obtient-il le statut de fournisseur de monnaie mondiale dominante et comment peut-il perdre cette position ? Dans un document de travail récent, nous avons mis l’accent sur deux aspects : la sécurité et la taille, ainsi que la façon dont elles sont liées. Nous mettons en lumière deux canaux par lesquels des spreads de taux d'intérêt apparaissent entre deux pays. Premièrement, la sécurité est importante car une obligation en défaut se revend difficilement et la valeur de son collatéral est faible. Deuxièmement, plus un pays est grand, plus le marché pour ses obligations est profond, en lien avec son niveau de développement financier. Cela accroît sa liquidité et la probabilité pour les investisseurs de trouver des prêteurs adéquats pour financer leurs investissements. 

Les spreads de taux d’intérêt se composent donc à la fois d’une prime de risque et d’une prime de liquidité. Si une offre abondante d’obligations est avantageuse du point de vue de la fourniture de liquidité, il existe cependant une contrepartie dans la mesure où la prime de risque du pays augmente en parallèle. Comme dans le dilemme de Triffin (Triffin, 1961), un pays jouant le rôle de fournisseur mondial de liquidité doit être attentif à ne pas dépasser ses moyens.

Nous développons un modèle dans lequel un gouvernement se met stratégiquement en défaut de paiement sur ses propres emprunts lorsque leur remboursement devient plus coûteux qu’un défaut. Les investisseurs anticipent cette possibilité et demandent des taux d’intérêt plus élevés ou moins élevés en fonction de la distribution des chocs sous-jacents. Dans les grandes économies, les chocs idiosyncratiques proviennent de sources de plus en plus nombreuses et deviennent par conséquent moins granulaires et moins importants. Cela équivaut à une diversification des risques.

Nous examinons également quelles caractéristiques d’une économie déterminent s’il y a croissance avec ou sans diversification. La première caractéristique est la corrélation des chocs. Une grande économie avec une faible corrélation des chocs entre les unités bénéficie d’une variation des chocs agrégés moins élevée. Cela diminue la probabilité d’événement extrême pouvant entraîner un défaut. Une zone de dette optimale nécessite donc une faible corrélation des chocs. De plus, nous formalisons également la manière dont ces chocs idiosyncratiques sont agrégés. L’agrégation dépend du degré d’importance qu’accordent les gouvernements aux variations entre les différentes unités. La croissance conjuguée à la faible corrélation des chocs et aux caractéristiques institutionnelles qui accroissent le coût du défaut (réduisant ainsi l’incitation pour les gouvernements à se mettre en défaut sur leur dette externe) peuvent donc réduire la prime de risque. Sur la base des éléments de Di Giovanni et Levchenko (2012), le graphique 1 suggère en effet que les pays dont la volatilité du PIB est exceptionnellement élevée sont petits ou, s’ils sont plus grands, qu’ils disposent d’un faible degré de diversification de leur économie, s’agissant d’importants producteurs de matières premières (pays en rouge).

Nous intégrons ce cadre à un modèle d’économie ouverte à deux pays dans lequel les investisseurs peuvent épargner en obligations de deux pays et où les gouvernements se comportent de manière stratégique. La taille relative des deux pays importe pour les spreads de taux d’intérêt. À mesure que le petit pays croît et se diversifie, il augmente sa capacité d’endettement : la probabilité de défaut diminue, son taux d’intérêt baisse et sa dette rapportée au PIB augmente, tandis que le taux d’intérêt du grand pays s’inscrit en légère hausse. Un pays auparavant dominant peut perdre son privilège exorbitant s’il est finalement dépassé par un autre pays dont la taille et la sûreté s’accroissent. Notre article met en lumière plusieurs facteurs clefs qui déterminent quand un pays en ascension pourrait être prêt à jouer ce rôle et quand il ne l’est pas. Le pays challenger devra atteindre une taille suffisante et un degré satisfaisant de diversification, de qualité institutionnelle et de développement financier.

Liquidité et écarts de rendement

Afin d’introduire des spreads de taux d’intérêt au-delà de la prime de risque pure, nous considérons également que les avoirs en obligations peuvent être liquidés ou utilisés comme collatéral pour financer des investissements. Plus une obligation est sûre et plus le marché financier est développé, plus sa valeur est élevée pour les investisseurs. Si les marchés financiers sont insuffisamment développés, leur taille peut ne pas suffire pour que les marchés d’actifs soient suffisamment liquides pour remplacer la monnaie dominante actuelle, comme le montre le graphique 3. Cela étant, la position du pays dominant s’érode à mesure que les autres pays croissent.

Graphique 3 : Développement financier plus faible dans le pays étranger

Image Ascension et chute d’une monnaie mondiale
Note : Graphique (a), probabilité de défaut « p » du gouvernement, (b) taux d’intérêt nominaux « R » sur les emprunts publics, (c) ratio dette/PIB « B/Y » comme fonction de la taille (N*) du pays étranger (F).

Dans la mesure où elle se rapporte à la domination actuelle d’une monnaie mondiale, notre analyse tend à suggérer qu’une poursuite du développement et de l’ouverture des marchés financiers chinois sera nécessaire pour que le renminbi rivalise avec le dollar. Elle suggère également que le développement d’un large marché de la dette unifié dans la zone euro contribuerait à renforcer le rôle international de l’euro.

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Mise à jour le 25 Juillet 2024