Bloc-notes Éco

Indexation des salaires sur les prix et ancrage des anticipations d’inflation

Mise en ligne le 21 Décembre 2023
Auteurs : Christoph Grosse Steffen, Maria Sole Pagliari, Gabriel Smagghue

Billet n°335. Une faible transmission de l’inflation réalisée aux anticipations d’inflation est un signe d’ancrage solide des anticipations, qui facilite à son tour la maîtrise de l’inflation par la banque centrale. Nous montrons que cette transmission est plus importante dans les économies où l’indexation des salaires sur les prix est élevée. Une moindre prévalence de l’indexation des salaires aide donc les banques centrales à combattre l’inflation et à éviter un « atterrissage brutal » après des hausses inflationnistes.

Image Graphique 1 : Transmission aux anticipations : le rôle amplificateur de l’indexation des salaires
Source : Calculs des auteurs
Note : Estimations basées sur une régression en panel sur 22 pays, d’avril 1990 à janvier 2022. L’inflation passée est mesurée comme le taux d’inflation réalisée au mois précèdent. Les anticipations d’inflation sont mesurées comme la moyenne d’un panel de prévisionnistes professionnels (Consensus).

Le rôle des caractéristiques du marché du travail dans la dynamique d’inflation

Les caractéristiques des négociations salariales sur les marchés du travail influencent la façon dont les chocs économiques du côté de l’offre et de la demande affectent l’économie. Si les institutions de négociation collective sont conçues de manière à internaliser les effets des ajustements salariaux sur l’ensemble de l’économie, par exemple via le chômage, la négociation collective sera probablement plus modérée après une hausse transitoire de l’inflation. En revanche, si les effets de rétroaction des résultats des négociations salariales sur le reste de l’économie sont pour la plupart ignorés, les syndicats peuvent négocier des salaires plus élevés, et rendre ainsi la dynamique d’inflation plus persistante (Bowdler & Nunziata 2007). L’indexation des salaires sur les prix constitue un cas particulier, car elle introduit une composante structurelle ancrée sur le passé dans les contrats salariaux nominaux (Fuhrer 2011).

Ces caractéristiques du marché du travail ont donc des conséquences sur la forme de la courbe de Philips pour les salaires, qui décrit la relation entre salaires actuels d’une part et salaires passés et chômage d’autre part. La principale conclusion est que lorsque les salaires sont indexés, l’inflation est plus sensible au chômage, ce qui rend la courbe de Phillips plus pentue, le cycle économique jouant un rôle plus important dans la fixation des salaires (Gali 2011).

L’indexation des salaires dans le temps et entre les pays

Le graphique 2 illustre la prévalence de l’indexation des salaires dans 56 pays de l’Union européenne et de l’OCDE depuis 1960, c’est-à-dire la proportion de pays dans lesquels les accords collectifs contiennent une clause reliant les salaires aux prix. C’était par exemple le cas en France avant 1983 (hormis en 1968 et 1976). Si la part des pays pratiquant l’indexation des salaires augmente en début de période, le graphique 2 montre que cette tendance s’inverse à la fin des années 1970, en cohérence avec l’effort des autorités pour affaiblir la boucle prix-salaires afin de limiter les conséquences inflationnistes du choc pétrolier de 1973. En 2020, la part des pays pratiquant l’indexation des salaires est d’environ 10 %, quatre fois moins qu’en 1960. Cinq des six pays de l’échantillon qui pratiquent l’indexation des salaires en 2020 sont toutefois situés dans l’Union européenne (notamment BE, BG, CY, LU et MT).

L’indexation des salaires conduit à des anticipations d’inflation moins bien ancrées

Les négociations salariales concernent les employeurs et les ménages. Malheureusement, la disponibilité de données relatives aux anticipations d’inflation des entreprises et des ménages sur un grand nombre de pays et sur un passé assez long n’est pas assez grande, malgré les progrès en cours (Bouche et al. 2022). Nous nous référons donc aux anticipations d’inflation des prévisionnistes professionnels, qui par leur large diffusion affectent les anticipations d’inflation des ménages et des entreprises (Carroll 2003). Les prévisionnistes professionnels fondent leur évaluation des perspectives d’inflation sur des modèles calibrés à partir de données historiques, qui reflètent notamment les caractéristiques institutionnelles de l’économie. Les prévisions d’inflation pour les pays incluant une fraction plus élevée d’indexation automatique des salaires nominaux sur l’inflation devraient donc impliquer une transmission plus importante de l’inflation actuelle aux anticipations d’inflation à court et moyen termes via ce canal de persistance de l’inflation. Toutefois, si les anticipations d’inflation sont bien ancrées, cet effet devrait se dissiper avec l’horizon de prévision. Les anticipations d’inflation à long terme ne devraient alors pas être affectées par le niveau de persistance de l’inflation à court et moyen termes, avec la conviction que la politique monétaire ramènera l’inflation à sa cible à moyen terme. Au contraire, si les anticipations ne sont pas bien ancrées, un choc temporaire d’inflation amorcera la boucle prix-salaires, entraînant une modification des anticipations d’inflation à long terme, et prolongeant ainsi l’effet de court et moyen termes.

Image Part des pays de m'OCDE adoptant l'indexation des salaires au fil du temps Catégorie Bloc-notes Éco
Source : OCDE et calculs des auteurs.
Note : Les données couvrent 56 pays. Moyenne de la variable binaire sur l’indexation des salaires ; 1 = « (la plupart ou de nombreux) accords collectifs contiennent une indexation (semi-) automatique ou des clauses d’indexation sur le coût de la vie, liant les salaires aux prix ». Dernière observation : 2020.

Pour tester cette idée, nous comparons les anticipations d’inflation du Consensus à l’inflation passée (transmission de l’inflation) sur des horizons de 1 à 6 ans dans un modèle empirique comportant un panel de 22 pays de l’OCDE pour la période 1990-2022 (graphique 1). Dans le processus d’estimation, nous distinguons les pays sans clause d’indexation dans leurs accords collectifs (triangles bleus) des pays disposant d’une telle clause (losanges rouges). Dans le premier groupe, l’amplitude de la transmission moyenne est assez élevée pour l’horizon d’un an et diminue en continu avec l’horizon de prévision pour s’établir à moins d’un tiers de sa valeur à court terme pour les horizons à long terme. 

Dans le deuxième groupe de pays, comme anticipé, la transmission est plus élevée pour les horizons à court et à moyen terme. Mais l’effet amplificateur de l’indexation des salaires sur les anticipations à court terme ne se dissipe pas avec l’horizon de prévision, les losanges rouges restant au-dessus des triangles bleus à tous les horizons, notamment au-delà de deux ans, qui est le délai typique de transmission de la politique monétaire. Notamment, en termes relatifs, l’écart se creuse même sur l’horizon de prévision : pour les anticipations à long terme, la transmission est presque deux fois supérieure dans les économies où les salaires sont indexés, contre seulement 50 % pour l’horizon de prévision d’un an.

Du point de vue de la politique monétaire, des anticipations d’inflation bien ancrées sont essentielles pour permettre aux banques centrales de moins resserrer la politique monétaire, favorisant ainsi un atterrissage en douceur après une hausse de l’inflation. À cet égard, les conclusions de ce blog impliquent que les banques centrales des économies ayant des niveaux élevés d’indexation des salaires ont, toutes choses supposées égales par ailleurs, moins de marge de manœuvre pour équilibrer l’arbitrage entre combattre l’inflation et empêcher une récession, car elles doivent réagir plus vigoureusement. En moyenne, l’indexation des salaires est peu répandue dans les pays membres de la zone euro, ce qui constitue un atout pour l’Eurosystème dans sa mission délicate de maintien de l’ancrage des anticipations. Mais d’autres facteurs sont également importants pour assurer cet ancrage, notamment la crédibilité de la banque centrale dans la lutte contre l’inflation, telle qu’elle ressort du bilan de ses actions (Neuenkirch et Tillmann 2014), ou la formulation spécifique d’une cible d’inflation (Grosse-Steffen et Marx, 2022).
 

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