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Flexibilité des changes et résilience aux chocs externes en Afrique subsaharienne

Mise en ligne le 11 Mars 2022
Auteurs : Bruno Cabrillac, Vincent Fleuriet

Billet n°260. La crise de Covid-19, combinant des chocs d’offre et de demande avec des pressions inflationnistes associées, permet de réévaluer les atouts des régimes de change fixe vis-à-vis de ceux en change flexible ou intermédiaire, notamment en Afrique subsaharienne (ASS). En effet, dans ce contexte, l’ancrage externe de la monnaie grâce au taux de change fixe donne plus de marges de manœuvre à la politique monétaire.

Image Inflation en Afrique subsaharienne Source : FMI (Perspectives économiques mondiales, oct. 2021, en pointillés = prévisions) et calculs Banque de France.
Inflation en Afrique subsaharienne Source : FMI (Perspectives économiques mondiales, oct. 2021, en pointillés = prévisions) et calculs Banque de France.

Annual report on exchange rate arrangements and exchange restrictions du FMI, août 2021, pour la définition et la classification des régimes de change, les régimes de changes flexibles incluent les systèmes flexibles gérés 
Note : Moyennes pondérées par le PIB à prix courant. L’Éthiopie est exclue de l’échantillon (régime de change intermédiaire) car prévisions non disponibles.

Comment ont évolué les marges de manœuvre monétaires avec la crise de Covid-19 ?

La plupart des banques centrales en ASS ont comme objectif la stabilité de leur monnaie. Même dans les pays en ciblage d’inflation, cette stabilité est entendue comme externe (taux de change nominal) et interne (inflation), l’ancrage externe étant encore nécessaire, faute d’une efficacité suffisante de l’ancrage interne. Plus le taux de change est stable et l’inflation maîtrisée, plus la banque centrale a des marges de manœuvre pour une réponse contracyclique, et inversement.

Même si le constat ne peut pas être généralisé à tous les pays d’ASS, la crise actuelle a, à ce jour, moins pesé sur la stabilité externe que la crise de 2008-2009 grâce à des conditions de financement sur les marchés internationaux qui sont redevenues favorables dès l’automne 2020 et à des soutiens financiers internationaux. Cette stabilité est souvent analysée à l’aune de deux indicateurs, comme le fait par exemple le FMI dans son Regional economic outlook pour l’Afrique (REO) d’octobre 2021 : l’évolution du niveau des réserves de change et celle du taux de change. Sur cette base, en comparaison des pays en taux de change flexible ou intermédiaire, les pays en taux de change fixe ont été mieux protégés des pressions sur le change lors de la crise actuelle et sans que cela ne soit au détriment de leur niveau de croissance. Ce constat est particulièrement net pour l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et dans une moindre mesure pour les pays de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC). Ces deux unions monétaires, dont la monnaie est ancrée sur l’Euro, ont en effet affiché, en moyenne, d’après le FMI, un taux de croissance du PIB de + 4,4 % et + 0,3 % en 2020 et 2021, contre respectivement + 3,1 % et - 1,7 % pour l’ensemble de l’ASS.

En matière d’inflation, le constat est également clair, particulièrement eu égard à la situation observée en 2021 et début 2022 (voir Graphique ci-dessus). La crise actuelle a entraîné une nette remontée de l’inflation en ASS (10,7 % en moyenne annuelle en 2021, contre 8,2 % en 2019, FMI REO octobre 2021), à l’inverse de la crise précédente qui avait vu l’inflation baisser de 11,7 % en 2008 à 7,5 % en 2010, FMI REO avril 2011 (voir Graphique). La remontée actuelle de l’inflation entraîne une forte réduction des marges de manœuvre de certaines banques centrales, en particulier pour les pays qui n’ont pas de régime de changes fixe. D’après le FMI (REO octobre 2021), l’inflation devrait s’élever en 2021 à 2,1 % en CEMAC et 2,9 % en UEMOA, contre 24,4 % en Angola, 22,8 % en Zambie ou 16,9 % au Nigéria pour prendre quelques cas de pays ayant un régime de change intermédiaire.

Plus encore, il importe de préciser que cette dégradation des marges de manœuvre n’est pas linéaire, mais qu’elle a tendance à s’accélérer au-delà de certains seuils. En effet, lorsque la stabilité monétaire (externe ou interne) est assurée, la crédibilité de la banque centrale n’est pas remise en cause, mais elle peut l’être quand on est sur des niveaux éloignés des situations d’équilibre. Il s’agit généralement pour le change d’une baisse du taux de plus de 25 % sur un horizon court (Frankel et Rose (1996), p. 353) ou un niveau de réserves de change inférieur à 3 mois d’importations de biens et services (règle dite Greenspan-Guidotti (Jeanne et Rancière (2006), p.6)), normes fréquemment utilisées par le FMI. En matière d’inflation, des niveaux très supérieurs à la cible de la banque centrale risquent de déclencher des effets "boule de neige" pouvant conduire à un désancrage des anticipations d’inflation. Deux des quatre pays d’ASS qui ont adopté un régime de ciblage d’inflation, selon le FMI (Annual report on exchange rate arrangements and exchange restrictions), le Ghana et les Seychelles, pourraient se trouver dans ce cas (voir Tableau).

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Cibles d’inflation et taux d’inflation des 4 pays d’ASS en ciblage d’inflation
Sources : Banques centrales et Instituts nationaux de statistiques. 1 cible pour l’année 2019

Face à l’inflation, les régimes de change fixe préservent mieux les marges de manœuvre de politique monétaire

Au cours de 2020, la majorité des banques centrales d’ASS ont pu procéder à des assouplissements monétaires plus significatifs que pendant la crise de 2009. Elles ont souvent innové, combinant mesures conventionnelles (baisses des taux directeurs et des coefficients de réserves obligatoires) et mesures non conventionnelles (augmentation des injections de liquidité, assouplissement du cadre d’éligibilité du collatéral, voire achats de titres publics). Les banques centrales africaines (y compris nord-africaines) ont dans leur ensemble significativement accru leur bilan entre 2019 et 2020, passant d’un peu plus d’un quart de leur PIB à plus d’un tiers (le bilan de l’Eurosystème représentait 62 % du PIB de la zone euro à fin 2020 et celui de la Federal Reserve 35% du PIB américain). Ces assouplissements monétaires ont représenté un soutien contracyclique efficace.

Les politiques d’assouplissement monétaire observées dans la plupart des pays d’ASS ont par ailleurs été facilitées soit directement par les financements du FMI, soit indirectement par les actions des banques centrales émettrices de monnaie de réserve. Les forts soutiens du FMI aux pays d’ASS se sont matérialisés par des programmes d’un montant total de 27,4 milliards d’USD pour 2020-2021 (y compris programmes d’urgence) et une nouvelle allocation de DTS en août 2021 de 23,4 milliards d’USD. De plus, les mesures exceptionnellement accommodantes de la FED ou de la BCE ont permis d’éviter un reflux des capitaux vers leur économie et donc une trop forte pression sur les monnaies des pays d’ASS.

Les assouplissements monétaires ne sont cependant pas sans risque pour la stabilité monétaire, notamment pour les pays d’ASS davantage sensibles au risque inflationniste, avec une ancre externe moins efficace. Lors de la crise de 2009, qui était un choc de demande, les pressions inflationnistes avaient très rapidement reculé au niveau mondial et l’inflation s’était stabilisée à un niveau très bas. Dans ce contexte, la flexibilité du taux de change avait permis, en ASS, d’amortir le choc économique, sans faire peser un risque inflationniste. La situation actuelle est sensiblement différente. En effet, la crise de la Covid est marquée, dans les circonstances actuelles, par des pressions inflationnistes au niveau mondial du fait des contraintes sur l’offre et d’une très rapide reprise de la demande dans les pays avancés qui ont retrouvé, dès la fin de l’année 2021, les niveaux d’activité pré crise.

Dans les pays à régimes de change flexible et intermédiaire qui ont accommodé le choc par une dépréciation du taux de change, cette dépréciation a accentué la transmission des pressions inflationnistes externes déjà fortes dans des petites économies ouvertes. Ces pays ont souvent été contraints de resserrer leur politique monétaire, avant même que les premiers effets de la reprise économique se concrétisent. Ainsi, dès le début de 2021, certaines banques centrales de pays en change flexible ou intermédiaire ont dû remonter leur taux directeur : le Mozambique en janvier 2021 de + 300 bps, la Zambie en février et novembre 2021 de + 100 bps, Madagascar en mai, août et novembre 2021 de + 290 bps, l’Angola en juillet 2021 de + 450 bps, le Ghana en novembre 2021 de + 100 bps et enfin l’Afrique du Sud en novembre 2021 et janvier 2022 de + 50 bps, ces deux derniers pays faisant partie des quatre pays d’ASS en ciblage d’inflation.

En ce qui concerne les pays en régime de change fixe, en revanche, l’inflation est restée sous contrôle, au voisinage des cibles, notamment en UEMOA et en CEMAC. La pression sur la stabilité externe qui s’exerce sur les réserves de change a été limitée. Seule la Banque des États d’Afrique Centrale (BEAC) dont le niveau de réserves reste proche du seuil des trois mois d’importations a remonté ses taux, et seulement de 25 bps, en novembre 2021. La meilleure résistance des pays en taux de change fixe à la remontée de l’inflation leur permet ainsi, dans les circonstances actuelles, de plus grandes marges de manœuvre de politique monétaire.