L'hégémonie du dollar sur le système monétaire international a longtemps fait l'objet de controverses, à partir du "privilège exhorbitant" dénoncé par Valéry Giscard d'Estaing dans les années 1960. Aujourd'hui, la domination du dollar se traduit par une contrainte sur les politiques économiques des pays tiers, et notamment des économies en développement, en raison de l’influence de la Fed sur le cycle financier mondial. Le fait que les Etats-Unis soient l’émetteur hégémonique d’actifs sûrs pose également des risques de stabilité financière, car la demande croissante d'actifs sûrs pourrait dépasser la capacité fiscale des États-Unis, donnant lieu à un nouveau "dilemme de Triffin". Certains décideurs en dehors des États-Unis plaident donc depuis longtemps en faveur d'une transition vers un système monétaire international davantage multipolaire. Plus récemment, la décision des États-Unis et de leurs alliés de geler les réserves de la banque centrale russe a suscité de nouvelles inquiétudes quant à la soutenabilité de l'hégémonie du dollar dans le contexte géopolitique actuel.
À quoi pourrait ressembler une sortie du système monétaire international de l’hégémonie du dollar ? Une littérature récente, nourrie par l'expérience de post-Bretton Woods, a caractérisé le système monétaire international comme un équilibre de type "winner-takes all", régi par des effets de réseau et des interactions stratégiques, où une transition hors du dollar est susceptible de se traduire par la montée d'un nouvel hégémon. En outre, un système monétaire international multipolaire pourrait être soumis à des crises à équilibres multiples dès lors que les investisseurs arbitrent entre un petit nombre d’actifs sûrs mondiaux concurrents. D'autre part, la littérature historique souligne qu'un système monétaire international plus multipolaire a été la norme dans le passé et, sous réserve d'une coopération et d'institutions internationales appropriées, il s'est avéré compatible avec la stabilité financière mondiale.
Cet article se propose de fournir les bases pour une approche empirique de ces questions dans la longue durée. Il fournit pour la première fois une mesure continue de l'importance relative des monnaies mondiales sur deux siècles. Il s’appuie sur une base de données originale, couvrant notamment l'ensemble du marché des changes de Londres à une fréquence hebdomadaire depuis les années 1840. Un simple algorithme, basé sur des modèles de co-mouvement des devises, est employé pour calculer un poids de dominance monétaire internationale pour chaque devise mondiale depuis 1825. Cet indicateur de dominance relative est comparable dans le temps et étend considérablement la couverture des quantifications existantes. Sur la base des poids estimés, je quantifie également la structure et l'intensité de la concurrence du système monétaire international sur deux siècles.
La principale conclusion de cet exercice de mesure est que l'hégémonie actuelle du dollar est une idiosyncrasie historique, en termes de durée, de taille de son avance par rapport à ses concurrents, et de sa stabilité. L’hégémonie du prédécesseur du dollar, la livre britannique, était en effet fréquemment contestée. Je confirme dans cette optique les conclusions d’études antérieures selon lesquelles le dollar a temporairement dépassé la livre sterling une première fois au milieu des années 1920. J’analyse également des épisodes précédemment négligés de concurrence monétaire internationale. Le franc français a pu concurrencer la domination de la livre dans la période précédant la création de l'Union latine en 1865, tandis qu'un épisode clair de domination monétaire française est enregistré dans les années 1930, après l'effondrement des monnaies britannique et américaine. La création de l'Empire allemand coïncide également avec un bref dépassement de la livre par le deutschemark. L’idiosyncrasie historique représenté par l’hégémonie du dollar semblerait bien suggérer qu’un système monétaire international davantage multipolaire constituerait un retour à la norme historique. Il n’est toutefois pas possible d’exclure que les effets de réseau mis en lumière par la littérature récente étaient historiquement trop faibles pour engendrer les niveaux actuels d'équilibre hégémonique et qu'un changement structurel a eu lieu.
Enfin, s’agissant de la relation entre stabilité financière et multipolarité du système monétaire international, la corrélation entre l'intensité de la concurrence monétaire mondiale et la prévalence de crises financières est fortement positive. Bien que ce résultat soit conforme aux prédictions théoriques récentes, il convient de noter que la relation n'est pas causale et qu'elle est déterminée par des sous-périodes spécifiques, ce qui justifie des recherches supplémentaires.