Cette conviction s’ancre d’abord dans le temps long : il est important de mesurer le chemin parcouru ces 25 dernières années. L’euro est un formidable succès populaire : le soutien à notre monnaie unique n’a jamais été aussi fort (83% en zone euroi). Robert et moi n’avons pas toujours été d’accord sur les décisions monétaires à prendre – c’est un euphémisme. Je connais même peu de gens ayant eu des positions aussi différentes que nous deux, mais autant d’amitié. Ceci dit deux choses : d’abord que Robert est décidément très sympathique ; ensuite qu’avec nos collègues, nous avons toujours été en mesure de discuter puis de décider. En 2021-2022, au Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE), nous avons été confrontés à la flambée inflationniste. Robert, j’ai lu la semaine dernière dans la FAZ que tu parlais des « fautes » alors de la BCE. Je te rassure, tu peux partir en paix : je ne crois pas que nous ayons fait de fautes ; tu peux même être fier de notre action monétaire résolue et efficace. En moins de trois ans, nous avons ramené l’inflation à notre cible de 2 %, et sans coût économique en termes de récession ni de chômage. Aujourd’hui, la victoire contre l’inflation est acquise.
Afin de consolider durablement cette victoire, nous Européens devons, face aux régressions graves de l’administration Trump, défendre l’indépendance des banques centrales. Non, celle-ci n’est pas une anomalie dans la démocratie : l’indépendance a au contraire été conférée par la démocratie, et c’est s’y attaquer en contradiction avec la loi américaine qui est dangereux pour la démocratie. Non, l’indépendance n’est pas faite pour nous banquiers centraux; elle est au service de tous les citoyens. Et non, l’indépendance n’est pas un obstacle à des taux d’intérêt raisonnablement bas : elle en est au contraire la condition, en permettant de maîtriser durablement l’inflation et d’ancrer les anticipations des agents économiques. Face aux risques de « privatisation » et de « déseuropéanisation » de la monnaie posés par l’essor des stablecoins, nous Européens sommes de fervents partisans de l’euro numérique pour les paiements de détail, ainsi que d’une monnaie numérique de gros pour les marchés financiers.
Nous Européens devons à plus forte raison transposer ce succès en termes de souveraineté monétaire à la souveraineté économique et financière. Nos deux pays et l’Europe ont aujourd’hui le choix : soit ils poursuivent sur la faible croissance, faible productivité et faible innovation des trente dernières années, soit ils font le choix d’une mobilisation généraleii. Et, à l’évidence, les bouleversements « tectoniques »iii récents accroissent les défis : le choc protectionniste et le choc d’imprévisibilité déclenchés par l’administration Trump sont préjudiciables à la stabilité des prix et à la croissance.
Notre destin est entre nos mains. Je souhaite que cette mobilisation générale vienne vite, beaucoup plus vite. Les rapports Draghi et Letta en 2024, et la stratégie d’Union de l’épargne et de l’investissement de la Commission européenne peuvent se résumer en trois points, trois « i » : intégrer davantage le marché unique, investir mieux grâce à une Union de l’épargne et de l’investissement, et innover plus vite en réduisant la bureaucratie – ou pour employer des termes physiologiques : nous devons multiplier la taille économique par le muscle financier, et par la vitesse d’exécution. Dans le même temps, la zone euro a besoin de finances publiques stables et durables pour pouvoir faire face à ces défis, y compris mon propre pays.
i Commission européenne, Standard Eurobarometer 103 – Spring 2025
ii Villeroy de Galhau (F.) (2025), Lettre au Président de la République : De la tétanie à la mobilisation générale, comment agir face au basculement américain, 9 avril
iii Holzmann (R.) (2025), “Monetary policy and structural tectonic shifts”, discours, 22 mai