Tribune

Notre appel commun pour un renouveau franco-allemand

Mise en ligne le 22 Novembre 2024

François Villeroy de Galhau intervention

Par Joachim Nagel, Président de la Bundesbank, et François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Depuis plus de 60 ans, la France et l’Allemagne ont entretenu une amitié féconde. En travaillant ensemble et en construisant des compromis malgré de fréquentes divergences initiales, nos deux pays ont contribué à faire avancer l’Europe. Aujourd’hui, le dialogue franco-allemand s’est affaibli, principalement en raison de l’instabilité politique de part et d’autre du Rhin. Pourtant ce dialogue est désormais plus nécessaire que jamais, face à la montée des menaces sur l’Europe.
 
Outre les chantiers à long terme liés au climat, au vieillissement démographique et à la numérisation, nous devons faire face à des crises et tensions géopolitiques. Le résultat de l’élection américaine pourrait renforcer ces tensions et devrait sonner le réveil. Dans ce contexte, la France et l’Allemagne doivent adopter une position commune forte. Nous diviser, ce serait nous condamner, et condamner l’Europe. Mais si nous parlons d’une seule voix et œuvrons plus étroitement avec nos voisins européens, l’Europe peut être un acteur important sur la scène internationale.

En tant que collègues au Conseil des gouverneurs de la BCE, en tant qu’amis et Européens engagés, nous appelons aujourd’hui, ensemble, à relancer l’action conjointe franco-allemande. Parce que nous pouvons témoigner de son utilité ces 15 dernières années pour surmonter les crises, et parce que nous avons la conviction que l’Europe dispose encore des leviers pour maîtriser son destin économique et renforcer sa croissance, si – et seulement si – elle en a la volonté commune. 

I. N’oublions pas les 15 dernières années. À partir de 2009, la crise financière mondiale a évolué vers une crise de la dette souveraine dans la zone euro. Certains États membres très endettés ont été confrontés à la perspective de perdre l’accès aux marchés de capitaux, et la zone euro à un danger d’éclatement. Au contraire, l’Europe est devenue plus robuste : les États membres ont instauré un bouclier de sauvetage et créé le Mécanisme européen de stabilité et l’Union bancaire. Nos pays avaient initialement des opinions différentes. La France était favorable à une plus grande mutualisation de la dette, tandis que l’Allemagne insistait sur la responsabilité individuelle de chaque pays. Mais par un dialogue fondé sur la confiance, nos gouvernements ont réussi à trouver un terrain d’entente. La France et l’Allemagne sont une nouvelle fois parvenus à un compromis fécond en 2020, face à la crise du Covid. Les États membres ont adopté un outil de gestion de crise exceptionnel et temporaire, le fonds Next Generation EU, doté de 750 milliards d’euros, qui a permis de gérer les effets de la crise.
Les 26 membres du Conseil des gouverneurs de la BCE, présidé par Christine Lagarde, font preuve de de respect et de confiance les uns envers les autres. Nous avons été confrontés à la flambée inflationniste de 2021-2022 ; après être montée à plus de 10% il y a deux ans, l’inflation est redescendue à 2,0 % aujourd’hui. Nous n’avons pas toujours été complètement d’accord sur les décisions monétaires à prendre, mais avec nos collègues, nous avons toujours été en mesure de décider. Et la victoire contre l’inflation est en vue. Nous sommes également de fervents partisans de l’euro numérique pour les paiements de détail, ainsi que d’une monnaie numérique de gros pour les marchés financiers. Un euro numérique serait un véritable projet européen, reposant entièrement sur une infrastructure numérique européenne et renforçant ainsi l’autonomie de l’Europe en matière de paiements. Nous saluons également la révision des règles budgétaires européennes qui s’est achevée l’année dernière. La zone euro a besoin de finances publiques stables et durables pour pouvoir faire face à ses défis. Nous souhaitons que chaque pays suive fermement ces règles communes.  

II. Que doit-il maintenant advenir ? Dans le domaine économique, nos deux pays et l’Europe ont le choix :  soit ils poursuivent sur la faible croissance, faible productivité et faible innovation des 30 dernières années – et notamment des années les plus récentes ; ce que le rapport Draghi décrit comme une « lente agonie ». Soit ils mobilisent leurs forces pour réaliser une feuille de route ambitieuse, et même disruptive. Ce choix mérite deux explications :

  • À l’évidence, la politique économique américaine va accroître les défis : nous pensons tous deux que le protectionnisme est préjudiciable à la stabilité des prix et à la croissance – y compris aux États-Unis –, et qu’une politique budgétaire trop laxiste pourrait faire augmenter les taux d’intérêt à long terme. Il faut espérer que les discussions seront possibles au G7 et ailleurs. Mais notre destin est aussi entre nos mains : nous ne pouvons pas changer l’autre côté de l’Atlantique, mais nous pouvons et devons changer le nôtre. 
  • Les rapports de Mario Draghi et d’Enrico Letta fournissent selon nous des orientations importantes pour la feuille de route. En ce qui concerne le financement, nous sommes tous deux favorables à l’utilisation du budget européen pour relever les défis qui doivent l’être au niveau européen. Davantage de dette européenne commune n’est toutefois pas à ce stade un préalable pour aller de l’avant : donnons la priorité aux nombreuses propositions non coûteuses et plus structurelles de ces rapports. 

La manière dont nous devons avancer, avec un sentiment d’urgence accru, peut se résumer en trois points : approfondir notre marché unique, créer une Union pour l’épargne et l’investissement, et réduire la bureaucratie pour accroître l’innovation – ou, pour employer des termes physiologiques : nous devons multiplier la taille par le muscle, et par la vitesse.
 
La taille : Notre marché unique est aussi important en termes de PIB que celui des États-Unis, mais il est fragmenté, en particulier dans les services et les télécommunications, ce qui pèse sur son attractivité et son dynamisme. Selon le FMI, réduire de seulement 10 % les obstacles internes, ce serait ajouter jusqu’à 7 % de croissance en Europe. Cette question de la taille recouvre également la mise en place d’une politique de concurrence véritablement européenne.
 
Le muscle financier : L’Union pour l’épargne et l’investissement reposera sur deux composantes majeures : une Union bancaire achevée et une Union des marchés de capitaux recentrée. Nous avons en effet à la fois de grands besoins d’investissement et les ressources (avec plus de 300 milliards d’euros d’épargne privée excédentaire chaque année) ; mais contrairement aux États-Unis, nous ne disposons pas encore de l’intermédiation suffisante, en particulier en matière de fonds propres et de capital-risque.

La vitesse : Il nous faut pour aller de l’avant davantage d’innovation et moins de bureaucratie. En effet, les transitions numérique et énergétique reposeront sur des percées technologiques ; nous devrions donc évoluer d’un état d’esprit purement réglementaire à un cadre et une culture qui permettent aux entrepreneurs innovants de donner corps à leurs idées. De même que Robert Schuman avait proposé en 1950 une Communauté du charbon et de l’acier, nous devrions maintenant avoir l’audace de lancer une Communauté de l’IA et de la technologie.


La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine nous montre avec brutalité que l’intégration économique ne garantit pas la paix. Une Europe stable bénéficierait également grandement d’une coordination étroite entre la France et l’Allemagne au-delà de la politique économique. Il est vrai que nos deux pays ont parfois des opinions divergentes dans des domaines tels que la sécurité, le commerce et l’énergie. Mais plus le monde devient menaçant, plus il est important de surmonter nos différences et de souligner plutôt ce qui nous unit. Nous saluons le compromis obtenu en octobre 2023 pour réformer le marché de l’électricité de l’UE. Et nous appelons à une approche beaucoup plus européenne des politiques de défense. Considérer la défense comme une mission véritablement européenne devrait conduire à des achats conjoints d’armement, et donc à un budget commun plus élevé pour la défense. Si notre dialogue politique et économique retrouve sa qualité historique, alors la France et l’Allemagne aideront l’Europe à résister en ces temps difficiles, et à accélérer. À cet objectif essentiel, nous sommes et resterons tous deux pleinement dédiés.
 

Télécharger l'intégralité de la publication

Mise à jour le 22 Novembre 2024