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Nos deux pays face à l’incertitude
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 21 Novembre 2024
Forum financier Paris Europlace – Tokyo, 21 novembre 2024
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Mesdames, Messieurs,
今日, 皆様とご一緒できて光栄です [Je suis honoré d’être avec vous aujourd’hui]. C’est un grand plaisir de participer à ce sommet Paris Europlace à Tokyo avec mon collègue et ami le gouverneur Ueda. Je tiens également à remercier Jean-Charles Simon pour son invitation et l’ambassade de France pour l’organisation de cette conférence. Je souhaiterais profiter de cette occasion pour vous présenter une actualisation des perspectives économiques en France et en Europe, et souligner l’incertitude qui entoure nos horizons (I). J’aborderai ensuite comment les banques centrales peuvent favoriser l’innovation (II), qui est essentielle pour stimuler la productivité et la croissance.
I. L’Europe et la France restent résilientes malgré l’incertitude
Permettez-moi de commencer par une actualisation sur la situation économique en Europe et en France.
L’inflation s’est établie exactement à notre cible de 2,0 % en octobre dans la zone euro, et elle est revenue au-dessous de 2 % pour le deuxième mois consécutif en France (1,6%), ralentissant plus rapidement qu’initialement attendu (Villeroy de Galhau (F.), « Baisse des taux : le ralentissement de l’inflation se produit plus vite que prévu », remarques, 18 octobre 2024) . Dans la zone euro, les projections de septembre de la BCE anticipent une inflation moyenne de 2,2 % en 2025 et de 1,9 % en 2026. Les marchés s’attendent toutefois à ce que l’inflation revienne au-dessous de 2 % dès 2025 et, sur la base des dernières données effectives, elle pourrait déjà s’établir durablement à 2 % début 2025. S’agissant de l’activité, l’économie européenne demeure résiliente. La croissance a été positive au troisième trimestre 2024 à 0,4 %, dans la zone euro comme en France. Selon nos dernières prévisions, le PIB devrait progresser de 0,8 % dans la zone euro et de 1,1 % en France en 2024. Dans mon pays, deux bonnes nouvelles économiques contribuent positivement à cette résilience : l’effet à long terme de la désinflation, qui stimule le revenu réel, et l’impact temporaire, pour le troisième trimestre 2024, du succès des Jeux olympiques accueillis par Paris.
Cette « dynamique parisienne » s’étend aux services financiers. Pour la cinquième année consécutive, la France a été le pays européen le plus attractif pour les investissements étrangers (EY, Baromètre annuel 2023, mai 2024). Plus spécifiquement, la hausse régulière des exportations de services financiers depuis 2020 a entraîné un solde net positif, reflétant en partie l’attractivité croissante de Paris en tant que place financière. Une nouvelle loi adoptée en juin 2024 et soutenue par l’ancien député Alexandre Holroyd, renforce encore notre compétitivité. Elle apporte plusieurs améliorations, en facilitant les nouvelles introductions en bourse et en soutenant le financement du commerce international, pour n’en citer que deux. L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), le superviseur français des banques et des assurances, reste pleinement engagée afin de poursuivre un dialogue ouvert et de faciliter la mise en œuvre de projets innovants à Paris.
Je voudrais maintenant évoquer une conclusion à retenir de ces perspectives économiques et souligner une réserve importante. Premièrement, et c’est une excellente nouvelle, la victoire contre l’inflation en Europe est en vue. Permettez-moi de souligner que la récente hausse des salaires négociés au troisième trimestre (+ 5,4 %) est un indicateur quelque peu rétrospectif, principalement imputable aux effets retardés de négociations passées en Allemagne. Et cette hausse avait déjà été prise en compte dans nos projections de septembre. La balance des risques pesant sur la croissance et l’inflation est en effet également orientée à la baisse, et les éventuels droits de douane américains ne devraient pas modifier significativement les perspectives d’inflation en Europe. Sur la base de cette évaluation, notre Conseil des gouverneurs a décidé le 17 octobre dernier d’abaisser le taux de la facilité de dépôt de 25 points de base à 3,25 %. Il s’agit de la troisième baisse des taux d’intérêt, et ce ne sera pas la dernière. Pour l’avenir, la marche à suivre est claire à mes yeux : nous devons continuer de réduire le caractère restrictif de notre politique monétaire. Mais le rythme doit être déterminé par un pragmatisme agile : nous conservons une totale optionalité pour nos prochaines réunions. Au passage, cet assouplissement monétaire crée des conditions favorables à la consolidation budgétaire nécessaire dans de nombreux pays, dont la France.
Maintenant, en ce qui concerne ma réserve : comme les pêcheurs ballottés dans « la Grande Vague de Kanagawa » du célèbre artiste japonais Hokusai, nos deux économies naviguent dans des eaux de plus en plus incertaines. Frank Knight (Knight (F.), Risk, Uncertainty and Profit , Boston et New York, Houghton Mifflin Company, 1921) (1921) a forgé la célèbre distinction entre les risques, qui sont mesurables et peuvent donc être couverts, et l’incertitude, avec des probabilités et des issues inconnues. Le monde actuel est de plus en plus « knightien » (Villeroy de Galhau (F.), « Perspectives sur la politique monétaire (II) :Trois repères pour un futur de « Grande volatilité », 30 octobre 2024), tandis que l’incertitude affecte négativement les décisions d’investissement ( Bloom (N.), Bond (S.), Van Reenen (J.), « Uncertainty and Investment Dynamics », The Review of Economic Studies, vol. 74, numéro 2, avril 2007) ainsi que la consommation des ménages.
À la suite de l’élection présidentielle aux États-Unis, l’économie mondiale pourrait être encore davantage confrontée à une fragmentation défavorable. Au niveau international, cela appelle à une plus grande coopération entre les juridictions partageant les mêmes valeurs afin de fournir des biens publics mondiaux existentiels tels que la stabilité financière face à l’augmentation de la dette mondiale ou la transition écologique pour lutter contre le changement climatique, pour n’en citer que deux. L’Europe et le Japon croient en un multilatéralisme ouvert, fondé sur des normes internationalement reconnues. En particulier, nous devons réaffirmer notre engagement ferme en faveur d’une égalité de traitement entre les différentes juridictions et, par conséquent, d’une application équitable des normes de Bâle III, qui sont des garde-fous indispensables pour la stabilité du système monétaire et financier international.
II. Innovation et banques centrales
L’innovation est la principale explication à l’écart grandissant de croissance du PIB entre l’Europe et les États-Unis, la hausse cumulée du PIB par tête atteignant 26 % en Europe entre 1999 et 2023, contre 39 % aux États-Unis.
Le rapport Draghi a récemment établi un diagnostic complet : une innovation trop lente, des investissements dans les TIC (technologies de l’information et de la communication) insuffisants et une productivité trop faible.
Premièrement, les banques centrales peuvent contribuer à un environnement propice à l’innovation. Cela commence avec notre mandat de maintien de la stabilité des prix. Notre engagement à ramener durablement l’inflation vers notre cible de 2 % en Europe renforce la confiance des ménages et des entreprises et contribue à assurer un faible coût de financement, condition nécessaire à l’épanouissement de l’innovation.
Les banques centrales d’Europe, tout en préservant leur indépendance et en précisant qu’elles ne sont pas les décideurs en la matière, peuvent également jouer un rôle de soutien (Villeroy de Galhau (F.), « Perspectives sur la politique monétaire (II) :Trois repères pour un futur de « Grande volatilité », 30 octobre 2024) . Elles peuvent apporter leurs points de vue et leur expertise aux gouvernements concernant les défis économiques structurels, notamment sur les politiques d’innovation qui sont essentielles pour favoriser la croissance et la productivité futures. Dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui, l’action non monétaire est à la fois plus nécessaire et plus difficile que jamais, en raison de l’affaiblissement des gouvernements de nombreux pays. Nous, en tant que banquiers centraux, continuerons par exemple, avec la présidente Lagarde, à mettre en avant les rapports Draghi et Letta.
Deuxièmement, les banques centrales soutiennent l’innovation à travers leurs propres projets. Permettez-moi aujourd’hui de me concentrer sur les progrès que nous avons accomplis concernant les monnaies numériques de banque centrale (MNBC) dans deux domaines distincts.
S’agissant tout d’abord du domaine des paiements de détail, comme la Banque du Japon avec le yen, l’Eurosystème se prépare à introduire l’euro numérique. Cette nouvelle forme de monnaie publique serait comparable à un « billet numérique » : elle serait acceptée partout dans la zone euro, avec un niveau élevé de confidentialité et serait gratuite pour les particuliers. Elle serait distribuée par les banques et autres intermédiaires privés, préservant ainsi l’intermédiation financière. Des projets paneuropéens privés, tels que l’initiative européenne pour les paiements (European Payments Initiative, EPI), pourraient tirer avantage de ses normes ouvertes et harmonisées. En ce sens, l’euro numérique contribuerait à remédier à la fragmentation des solutions de paiement en Europe.
Dans le domaine des paiements de gros, la Banque de France a été pionnière dans l’exploration de l’utilisation de MNBC dans les différents processus de règlement, avec le lancement d’un ambitieux programme d’expérimentations (Banque de France, Wholesale central bank digital currency experiments with the Banque de France, New insights and key takeaways, juillet 2023) dès 2020. En 2024, grâce à notre initiative, ces travaux se sont étendus à un vaste programme exploratoire au sein de l’Eurosystème. Depuis son lancement en mai, l’Eurosystème a testé trois solutions interopérables (Interopérabilité entièrement DLT (full DLT interoperability), solution élaborée par la Banque de France, la solution TIPS Hash-Link développée par la Banque d’Italie (Banca d’Italia) et la solution Trigger fournie par la Banque fédérale d’Allemagne (Deutsche Bundesbank)) pour les transactions de paiement tokenisées de gros montant et le règlement d’actifs financiers tokenisés en monnaie de banque centrale. Ces travaux sont essentiels dans un paysage en rapide évolution, où les infrastructures traditionnelles sont susceptibles de coexister avec les nouveaux systèmes DLT. La zone euro pourrait par la suite créer un registre partagé, qui serait comme une plateforme d’utilité partagée sur laquelle coexisteraient des instruments financiers tokenisés, des actifs de règlement tokenisés (MNBC et monnaie de banque commerciale tokenisée, ou dépôts tokenisés) et éventuellement un euro numérique.
Au niveau mondial, le projet Agorá réunit des entreprises financières privées et des banques centrales (dont la Banque du Japon et la Banque de France, qui représente l’Eurosystème) afin de concrétiser cette vision.
Permettez-moi de conclure ce discours sur une note musicale en vous disant à quel point nous sommes ravis d’accueillir à nouveau dans quelques jours la célèbre pianiste japonaise Junko Okazaki à la Banque de la France. Mme Okazaki est régulièrement invitée à jouer à la Banque – elle a notamment donné un concert dans notre Galerie Dorée pour le 150e anniversaire des relations franco-japonaises en 2008. Elle est un témoignage vivant de l’interaction fructueuse entre nos deux pays, que ce soit au niveau culturel ou financier. Dans le monde « knightien » d’aujourd’hui, soyez assurés que nous, banquiers centraux, ferons notre part, en étroite coopération, en tant qu’« ancres » de la confiance, pour réduire l’incertitude et promouvoir l’innovation. Plutôt que de nous paralyser, l’incertitude devrait nous inciter à accélérer nos transformations structurelles. ご清聴ありがとうございました [Je vous remercie de votre attention.]
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Mise à jour le 22 Novembre 2024