« Les crypto-actifs restent particulièrement utilisés pour des activités illicites »
La deuxième présidence de Donald Trump donne un nouvel élan à l’univers des cryptomonnaies. Décryptage avec Denis Beau, sous-gouverneur de la Banque de France, alors qu’une information judiciaire contre la plateforme de cryptoactifs Binance vient d'être ouverte pour des faits présumés de blanchiment aggravé
Irène Inchauspé Muriel Motte
La passion de Donald Trump pour les cryptomonnaies a inquiété des banquiers à Davos. Est-ce justifié ?
Ce qui doit inquiéter, c’est que les crypto-actifs se développent en dehors d’un cadre réglementaire suffisamment protecteur pour leurs utilisateurs et les prestataires de services qui les servent. En effet, les crypto-actifs peuvent être source de variation de valeur très forte, de vol, de piratage ou d’utilisation frauduleuse. Par ailleurs, leur dysfonctionnement peut créer des perturbations significatives dans leur environnement immédiat, mais aussi chez des intermédiaires financiers plus traditionnels avec lesquels ils sont connectés, comme l’ont montré les faillites aux Etats-Unis des crypto Terra Luna et de la Silicon Valley Bank. Le gouverneur de la Banque de France l’a souligné récemment, « sur les crypto-actifs, ne pas réguler aujourd’hui, ce serait semer les germes de la crise financière de demain ». Nous verrons comment va évoluer le cadre réglementaire américain. En tout cas, en Europe, la réglementation pour les crypto-actifs, le règlement MiCA, a été conçue et est désormais déployée pour permettre à la fois de soutenir ce type d’innovation financière et de maîtriser les risques associés selon un principe simple : « mêmes activités, mêmes risques, mêmes règles » au sein des services financiers.
Comment une panique sur ce marché sous-réglementé pourrait-elle contaminer le système bancaire ?
Les crypto-actifs peuvent être à l’origine de perturbations qui peuvent s’étendre au-delà de leur environnement immédiat, comme on a pu le voir aux Etats-Unis. L’effondrement de l’une des plus grandes plateformes mondiales d’échange de crypto-actifs, FTX, a entraîné une crise de liquidité et une perte de confiance des investisseurs, entraînant des faillites en cascade, dont celles des banques Signature et Silvergate.
L’euro numérique peut offrir une alternative publique qui permette de préserver la liberté de choix entre les moyens de paiement, la compétitivité et la souveraineté de notre système de paiement
L’accusation de blanchiment grâce aux cryptos vous paraît-elle fondée ?
Tout instrument qui permet de conserver ou de transférer de la valeur est exposé au risque de blanchiment. C’est le cas pour les crypto-actifs, mais les risques de blanchiment qui leur sont associés sont considérés comme particulièrement élevés, notamment en raison des possibilités d’anonymat ou de pseudonymat qu’ils permettent. En effet, si l’infrastructure qui permet de les transférer et de les stocker (ce qu’on appelle la blockchain) trace aussi leurs échanges, elle ne permet pas toujours de remonter à une identité vérifiée du détenteur. C’est pourquoi les crypto-actifs restent particulièrement utilisés pour des activités illicites, tels les rançongiciels, le financement du terrorisme, ou encore le contournement des sanctions internationales. Pour encadrer ces risques, la réglementation (MiCA et le paquet réglementaire « AML », Anti-Money Laundering) vise à renforcer, harmoniser et adapter les dispositifs de lutte contre le blanchiment aux actifs numériques.
Etes-vous préoccupé par « l’institutionnalisation » des cryptos grâce aux ETF ou à leur utilisation dans les boutiques ?
L’année 2024 a été marquée par l’autorisation des ETF Bitcoin et Ether aux Etats-Unis par la SEC, le régulateur boursier américain. Ces produits d’investissement représentent pour l’instant des segments de marché relativement faibles : en janvier 2025, la capitalisation totale des actifs sous gestion des ETF Bitcoin s’élevait à 117 milliards de dollars et celle des ETF spot Ether s’élevait à 12 milliards. Bien qu’en croissance rapide, ces chiffres sont à relativiser : la capitalisation des valeurs de l’indice S&P 500, par exemple, s’élève à plus de 50 000 milliards de dollars. Ce qui est plus inquiétant et surtout trompeur, c’est de présenter les crypto-actifs de première génération, comme le bitcoin, comme des moyens de paiement, ce qu’ils ne sont pas. C’est une source de confusion auprès des consommateurs en leur donnant l’illusion qu’un crypto-actif est équivalent à notre monnaie, l’euro, qu’il a les mêmes attributs à savoir une valeur stable, acceptée par tous et qu’il bénéficie du même cadre protecteur en cas de fraude.
Le projet d’euro numérique de la BCE constitue-t-il une riposte possible aux cryptomonnaies ?
Notre monnaie unique constitue un bien commun. Sa « privatisation », sous la forme de crypto-actifs insuffisamment régulés, serait porteuse de risques pour leur détenteur, d’instabilité pour notre système de paiement et d’une perte de diversité et de contrôle stratégique sur nos paiements du quotidien. Elle pourrait aussi conduire à une désintermédiation des banques commerciales, dont l’activité est pourtant essentielle au financement de l’économie. Dans ce contexte, l’euro numérique peut offrir une alternative publique qui permette de préserver la liberté de choix entre les moyens de paiement, la compétitivité et la souveraineté de notre système de paiement, tout en offrant la possibilité d‘élargir la gamme des moyens de paiement adaptés au développement de l’économie numérique, en y intégrant un « billet numérique ». La décision d’émettre un euro numérique ne sera prise qu’à l’issue d’un débat démocratique, impliquant le Conseil et le Parlement européen, visant à définir ses conditions d’utilisation.