Discours

Les nouvelles frontières de l’assurance

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 19 Décembre 2024

François Villeroy de Galhau intervention

Événement S.M.A.R.T. France Assureurs – Paris, 19 décembre 2024
Discours de François Villeroy de Galhau,
Gouverneur de la Banque de France
Président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution
 

Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux d’être parmi vous ce soir dans le cadre de cet événement organisé par France Assureurs ; et je voudrais remercier tout particulièrement sa présidente, Florence Lustman, pour son invitation. Les assureurs jouent un rôle essentiel, et pas toujours assez reconnu, pour le financement de notre économie et la stabilité financière. Je veux d’abord y rendre hommage, ensuite souligner que votre rôle va encore s’accroître à l’avenir, enfin tracer le chemin d’un dialogue renforcé avec le superviseur.

I. Un hommage

Je voudrais commencer par rendre hommage à la communauté des assureurs, en rappelant le rôle primordial joué par les 660 organismes d’assurance agréés en France en faveur bien sûr de la protection contre les risques des personnes et des entreprises. Mais aussi pour la stabilité financière, car la politique d’allocation d’actifs des assureurs est très stable dans le temps. Elle réagit peu au cycle économique et financier, et est capable d’assumer des risques sur le long terme. Pour le financement de l’économie réelle ensuite et surtout : avec ses 2400 milliards d’euros de placements, le secteur assurantiel français représente un atout essentiel, non seulement pour le financement des obligations d’Etat, mais également et surtout pour nos entreprises. Il contribue à leur financement par la détention directe ou intermédiée d’actions et d’obligations de sociétés non financières, pour près de 800 milliards d’euros – soit 33% de ses placements. Cette contribution se fait plus indirectement pour 700 milliards d’euros – soit 29% des placements – via la détention d’obligations du secteur financier : comme quoi banquiers et assureurs, qu’on oppose parfois, peuvent avoir partie liée... 

Deux évolutions réglementaires récentes ou en cours confortent ce rôle. La révision de la directive Solvabilité II encourage les investissements de long terme dans l’économie réelle, notamment grâce au dispositif LTEI (Long Term Equity Investment) qui accorde un traitement prudentiel plus favorable aux actions détenues à long terme par les assureurs. De plus, le lancement par la Commission européenne d’une revue générale du cadre européen de la titrisation pourrait offrir de nouvelles options de diversification à la politique d’allocation stratégique des assureurs. Se jouent ici bien plus que des négociations techniques sur des ratios prudentiels : c’est un enjeu stratégique pour notre Europe. Le développement du financement par fonds propres des entreprises est indispensable pour rattraper le retard européen en matière d’innovation. Notre continent a les ressources – l’épargne privée ; il a les besoins – l’investissement dans les transformations de l’économie européenne. Mais il n’a pas assez, à la différence des États-Unis, l’intermédiation financière entre les deux : c’est tout l’enjeu d’une véritable Union pour l’épargne et l’investissement prônée par les rapports Draghi et Letta. Et cette Union ne vise pas que les banques, les marchés, les fonds de private equity ou de capital risque. Elle doit s’appuyer tout autant sur vous, assureurs.

II. Un rôle croissant à l’avenir

1) Les transformations à l’œuvre dans la société

Dans un monde qui change plus vite, de nouveaux risques émergent : jusqu’où peuvent-ils être pris en charge par les assureurs, ou dans quelle mesure sont-ils « non assurables » ? Je vais me concentrer ici sur trois défis. Tout d’abord, le défi lié à la transformation numérique, accélérée par la pandémie. Si cette transformation génère bien sûr des opportunités et des gains d’efficacité, elle est aussi à l’origine de systèmes informatiques et opérationnels de plus en plus complexes, notamment du fait d’une fragmentation liée au recours croissant à des prestataires externes, et de plus en plus exposés à des cyberattaques sophistiquées. Le secteur de l’assurance doit maintenir une vigilance accrue face à ces risques, afin de garantir, sa propre résilience. L’entrée en application imminente de la règlementation DORA y contribue. Plus généralement, il est crucial que l’ensemble des entreprises et des citoyens soient en mesure de se protéger contre ces risques IT/Cyber accrus. Là encore, le secteur de l’assurance a un rôle prépondérant à jouer grâce à des initiatives de sensibilisation, mais aussi au développement de l’assurance cyber.
  
Le changement climatique constitue une deuxième transformation très concrète pour le secteur de l’assurance. La conséquence la plus directe est l’intensification du risque physique qui se traduit par une fréquence et un coût accrus des événements climatiques : nous venons de le voir dramatiquement à Mayotte. D’après Swiss Re, les pertes économiques engendrées par les catastrophes naturelles ont ainsi atteint 295 milliards d’euros en 2024, en hausse de 6% par rapport à 2023i . Dans la dernière édition de ses scénarios, publiée en novembre, le NGFSii  – notre réseau pour le verdissement du système financier, basé à la Banque de France – estime par ailleurs que les dommages causés par les risques physiques chroniques pourraient s’élever à 15% du PIB mondial d’ici à 2050, soit  trois fois plus que les 5% estimés précédemment. Un autre indicateur est très parlant : France Assureurs a récemment estimé que plus de la moitié des maisons individuelles françaises (11,1 millions) sont potentiellement concernées par le retrait-gonflement des argiles qui provoque des fissures et fragilise les structures.
 
Enfin, le secteur de l’assurance doit adapter ses modèles d’activité aux risques générés par les mutations démographiques de nos sociétés. Selon les projections de l’INSEEiii , la part des 65 ans ou plus va progresser fortement de 21% en 2021 à 29% en 2070. Ceci pose bien entendu de façon encore plus aigüe la question du maintien du niveau de revenu après le départ à la retraite, de la prise en charge des frais de soins (santé senior) et du financement de l’accompagnement du grand âge (dépendance). En France, les organismes d’assurance jouent déjà un rôle crucial en termes de santé et prévoyance et concentrent déjà une part importante de l’épargne des Français en vue de leur retraite. Jusqu’où ce rôle est-il amené à se développer ?

2) La frontière de l’assurabilité : quelques pistes

Cette question-clé est évidemment délicate. Je partage avec vous trois réflexions autour de trois leviers. 

Une meilleure connaissance des risques

Les avancées technologiques récentes, notamment dans le domaine de la collecte de données et de l’intelligence artificielle, doivent participer pleinement à une meilleure connaissance des risques ; mais elles ne peuvent aller jusqu’à l’écueil d’une démutualisation des risques et d’une individualisation excessive : ce serait la négation même de l’assurance. À ce titre, nous avons suivi avec attention les débats autour de la proposition de règlement européen FIDA ; les discussions semblent aller vers le bon équilibre entre un partage sécurisé mais néanmoins plus large des données financières. Par ailleurs, l’exercice de stress tests climatiques constitue un bon exemple de nouveaux outils. Ainsi, l’exercice piloté par l’ACPR qui s’est conclu en mai 2024, exclusivement dédié aux assureurs, aura permis de renforcer la capacité de ces acteurs à anticiper les impacts du changement climatique, et adapter leurs stratégies en conséquence, notamment grâce au scénario de long-terme (horizon 2050) qui était proposé.

Une prévention encouragée par les assureurs

La prévention doit également prendre une place importante : les assureurs ont la possibilité d’agir sur les comportements en promouvant des mesures d’adaptation aux risques. Concernant les risques IT/Cyber, les conditions de souscription aux assurances cyber peuvent contribuer à renforcer la résilience, notamment en imposant des audits de sécurité ou des normes de sécurité minimales à remplir au préalable. Concernant les risques climatiques, la profession participe au test de certaines techniques d’aménagement du bâti face au risque de retrait-gonflement des argiles. L’élaboration d’une cartographie partagée des périls naturels peut également constituer un outil de prévention puissant, utile pour mieux maîtriser la sinistralité par l’aménagement du territoire. Le récent rapport Langreneyiv  tire des conclusions similaires et propose d’autres pistes qu’il conviendra d’explorer ensemble telle que la réévaluation annuelle de la surprime CAT NAT et sa modulation en fonction de l’exposition aux aléas climatiques.

Des partenariats public-privé ?

La prise en compte du changement climatique permet d’illustrer l’importance d’un juste équilibre dans la répartition des rôles entre secteur assurantiel et intervention publique. Ainsi le partenariat public-privé sous l’égide de la CCRv  a montré tout son intérêt ; il doit être préservé et conforté : ce partenariat permet de maintenir une incitation à prévenir et gérer les risques (via la prime d’assurance) et s’appuie sur plusieurs strates de mutualisation, avec une garantie de l’État seulement en dernier ressort. Grâce à ce schéma national spécifique, la France fait figure de bon élève avec 32% des conséquences des catastrophes climatiques assurées, contre seulement 23% à l’échelle européenne. Il ne peut s’agir à l’évidence de transmettre trop facilement des risques à des finances publiques déjà trop dégradées. Mais, pouvons-nous à l’avenir envisager parfois un schéma de garantie publique de dernier recours, clairement délimitée à l’avance, pour faire face à d’autres défis, tels que des menaces cyber systémiques ou des impératifs légitimes de solidarité sociale ?

Ces débats sur la frontière d’assurabilité sont anciens : l’économiste américain Frank Knight est célèbre pour avoir dès 1921vi  distingué les risques – mesurables et donc assurables – de l’incertitude – qui n’est ni mesurable ni assurable. Notre monde de 2024 est assurément davantage « knightien », du fait notamment des incertitudes géopolitiques. Pour autant, si nous ne savons pas ensemble maintenir le juste niveau de protection, voire repousser les frontières de l’assurabilité, la profession pourrait être de plus en plus critiquée si elle se détournait de certaines zones géographiques, de certains risques, de certains secteurs économiques. Beaucoup de débats récents, sur la prise en charge des pertes d’exploitation durant le Covid, l’outre-mer ou l’assurance habitation face aux risques climatiques, l’ont montré. Se joue ici pour l’avenir, au-delà de nouvelles opportunités de développement, la question du rôle que les assureurs se doivent d’endosser dans ce nouveau paradigme. 

 

III. Un dialogue à renforcer entre superviseur et supervisés

La capacité du secteur de l’assurance à accompagner et s’approprier ces transformations structurelles est capitale pour notre économie. Dans ce contexte, l’ACPR doit rester bien entendu vigilante aux nouveaux risques, mais également pragmatique et à l’écoute de ces évolutions, en poursuivant le dialogue avec la profession.

1) De bonnes relations superviseurs/supervisés

Ce dialogue effectif s’illustre dans la participation conjointe et active aux travaux et négociations relatifs à la réglementation du secteur, au niveau européen et international. En particulier, s’agissant de la revue Solvabilité II, le résultat est globalement satisfaisant. Les éléments récemment collectés par le superviseur auprès des principaux groupes d’assurance français tendent à montrer que la revue garantit un impact globalement neutre pour le marché français. Ces échanges, qui ont permis de prendre en compte le plus en amont possible les préoccupations du secteur français, continueront à être nécessaires pour appuyer les travaux visant à l’élaboration des textes de niveau 2 et 3.  En témoigne le succès actuel des réunions de place visant à échanger sur ces textes.

Le dialogue nourri entre les assureurs et le superviseur est en outre particulièrement important sur les questions relatives aux pratiques commerciales. En effet, nous devons progresser ensemble sur l’encadrement de la « value for money » et de la distribution des produits car si ces derniers n’ont pas suffisamment de valeur, donc d’intérêt, pour les clients alors leur commercialisation n’est pas justifiée. Je prendrai pour illustration le sujet des frais des contrats en unités de compte (UC), sur lequel le dialogue entre l’ACPR et la profession a déjà permis une modération des frais de gestion de certains supports d’investissement. France Assureurs s’apprête maintenant à adopter des premières propositions sur les frais de gestion eux-mêmes du contrat en UC, pour identifier les cas où ils se situent à un niveau élevé au regard d’un benchmark de marché, et pour rétablir l’équilibre en faveur des assurés, le cas échéant. Cette revue, dont je demanderai à l’ACPR de dresser un premier bilan d’ici l’été, devra permettre de montrer, chiffres à l’appui, que l’épargne assurantielle à la française tient pleinement compte des intérêts de la clientèle. C’est la justification indispensable pour retenir, comme vous le souhaitez, un benchmark national plutôt qu’européen. Il est nécessaire, par ailleurs et dans le même temps, que cette revue s’accompagne bientôt de la prise en compte de la part du fonds euro dans le dispositif de « value for money ». Je veillerai personnellement avec le Vice-Président Jean-Paul Faugère et les équipes de l’ACPR, aux avancées sur ces deux sujets d’ici l’été prochain.

2) Les simplifications côté superviseur et régulateur

Enfin, le superviseur doit bien sûr demeurer attentif à l’efficacité de son action. Face aux tentations exprimées outre-Atlantique, soyons clairs : la simplification n’est pas la dérégulationvii . J’ai eu l’occasion de le dire il y a trois semaines à propos de la supervision bancaire. Il ne s’agit pas nécessairement de diminuer les exigences, nécessaires face aux risques de crise financière que les États-Unis oublient trop régulièrement. Mais il y a assurément un espace pour réduire la complexité des règles et de leur application. Et ceci peut valoir aussi pour l’assurance. 

En matière prudentielle, le nouveau « régime de proportionnalité » prévu par la révision de la directive Solvabilité II offre une première piste de rationalisation. Tout en préservant la robustesse et le niveau des exigences – notamment de fonds propres requis –, ce nouveau régime propose une adaptation des modalités pratiques de mise en œuvre de la directive en fonction de la taille et de la complexité des établissements considérés.
 
Il y a aussi en Europe un domaine crucial où nous sommes heureusement en pointe, mais qui est emblématique d’un certain empilement des normes : la réglementation relative au changement climatique. Celle-ci est indispensable pour que le secteur financier soit en mesure de faire face aux risques réels auxquels il est exposé. Mais si cette règlementation devient trop complexe et difficilement compréhensible, nous courons le risque qu’elle soit mal ou pas appliquée. Il faut donc aboutir à une règlementation la plus unifiée possible en Europe, au lieu d’une multiplication de normes avec pour n’en citer que quelques-unes les directives CSRDviii , CSDDDix  et Solvabilité II, ou encore la loi française LECx  et son article 29 bien connu des assureurs. Chacun de ces textes, issu souvent d’instances différentes, a constitué en son temps un progrès très légitime ; mais aujourd’hui leur accumulation manque clairement de cohérence. Gardons-en l’objectif, mais rapprochons à tout le moins les définitions et ne dupliquons pas les demandes de données. Ensuite, il faut parvenir à un seul plan de transition par établissement, faisant la synthèse des exigences prudentielles issues de la directive Solvabilité II et d’alignement net-zéro issues de CSRD et de CSDDD. C’est un impératif pour fixer des caps crédibles aux établissements financiers. Et un jour, nous pourrons peut-être aller plus loin dans le rapprochement des normes européennes EFRAGxi  et internationales ISSBxii .

En cette fin d’année, pleine d’incertitudes tant économiques que politiques, je conclurai sur cette jolie phrase d’un ancien inspecteur des assurances, Georges Bernanos : « L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques xiii  ». Dès l’Antiquité et les premiers « prêts à la grosse aventure », l’assurance, vecteur de protection et de stabilité pour nous tous, a su assurer les risques et accompagner les changements du monde. Continuons à repousser les frontières de votre profession et à faire fructifier notre dialogue pour relever les défis de la France et de l’Europe de demain. Je vous remercie de votre attention.


 

i Swiss Re Group, “Hurricanes, severe thunderstorms and floods drive insured losses above USD 100 billion for 5th consecutive year”, communiqué de presse, 5 décembre 2024
ii Network for Greening the Financial System, NGFS Climate Scenarios for central banks and supervisors – Phase V, novembre 2024
iii INSEE, « 68,1 millions d’habitants en 2070 : une population plus nombreuse qu’en 2021, mais plus âgée », Insee Première n°1881, novembre 2021
iv Langreney (T.), Le Cozannet (G.), Merad (M.), Rapport de mission sur l’assurabilité des risques climatiques, avril 2024
v Caisse centrale de réassurance
vi Knight (F.), Risk, Uncertainty and Profit , Boston et New York, Houghton Mifflin Company, 1921
vii Villeroy de Galhau (F.), « Pour une simplification réaliste : dénouer quelques nœuds de la règlementation bancaire en Europe », discours, 26 novembre 2024
viii Corporate Sustainability Reporting Directive (2022), mise en œuvre à partir de 2024
ix Corporate and Sustainability Due Diligence Directive (2024), mise en œuvre à partir de 2027.
x Loi Énergie-Climat (2019)
xi European Financial Reporting Advisory Group / Groupe consultatif européen sur l’information financière
xii International Sustainability Standards Board / Conseil international des normes de durabilité
xiii Bernanos (G.), Conférence aux étudiants brésiliens, Rio de Janeiro, 22 décembre 1944

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Mise à jour le 8 Janvier 2025