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Économie du climat : du voile d’incertitude aux trois convictions pour l’action
Intervenant
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 25 Juin 2024
Réunion plénière annuelle du NGFS et atelier plénier – 25 juin 2024
Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Le NGFS me tient particulièrement à cœur et c’est toujours un grand plaisir d’être parmi vous, même virtuellement. Je voudrais remercier chaleureusement la présidente Sabine Mauderer pour son invitation à m’exprimer aujourd’hui à l’occasion de la réunion plénière du NGFS.
Si le NGFS est parti d’une initiative assez discrète prise par huit d’entre nous à Paris, six ans et demi plus tard, il réunit plus de 140 Membres. Au total, le NGFS a publié plus de 35 rapports sur des sujets tels que la supervision, les plans de transition, la politique monétaire, la nature… nombre d’entre eux ont été salués pour leur qualité et leur pertinence, grâce à votre travail et au secrétariat mondial hébergé par la Banque de France. Nous n’avons pas pris cette initiative parce que nous étions des défenseurs du climat. Nous l’avons prise parce que nous pensions qu’en tant que banquiers centraux et superviseurs, nous avions le devoir de nous soucier du changement climatique afin d’accomplir nos mandats de stabilité monétaire et financière.
Permettez-moi de me concentrer aujourd’hui sur « l’économie du climat », et sur les scénarios macroéconomiques du NGFS. Depuis leur publication en 2020, version après version, nous avons constamment œuvré à leur amélioration.
Certaines études i rendues publiques ou publiées cette année suggèrent que les conséquences macroéconomiques du changement climatique pourraient représenter près de 15 % du PIB en 2050, soit plus que les 5 % d’impacts chroniques (en vert) envisagés dans les scénarios actuels du NGFS, qui tiennent compte des évènements extrêmes séparément.
C’est malheureusement possible, comme le suggèrent les travaux en cours sur la « fonction de dommage » qui évalue l’impact des risques physiques sur la macroéconomie. Pour rester à la pointe dans ce débat, le groupe de travail sur la conception et l’analyse de scénarios travaille sur de nouvelles estimations des impacts des risques physiques pour la prochaine version des scénarios à long terme, qui seront publiées d’ici fin 2024.
Voici le paradoxe actuel : nous pourrions voir le changement climatique devenir moins prioritaire dans l’agenda international et européen et nous risquons un désengagement, alors que la nécessité d’agir devient plus urgente. Oui, il existe un « voile d’incertitude » quant à ses effets macroéconomiques, dû en partie aux futures décisions politiques relatives à l’atténuation du changement climatique. À titre d’exemple, le niveau initial et le changement d’une tarification du carbone, ou encore le montant d’investissements verts et les subventions publiques seront particulièrement pertinents. C’est pourquoi nous travaillons sur plusieurs scénarios, tant à court terme qu’à plus long terme.
Mais ne pas être certain des effets macroéconomiques combinés n’implique ni passivité, ni inertie. Nous pouvons déjà déduire des scénarios un ensemble de trois convictions et prescriptions d’action fermes.
1. Un choc mondial et certain >>> une transition ordonnée
Premièrement, la transition climatique entraîne des changements structurels sur l’économie mondiale, à la fois universels et importants, avec un choc d’offre global et potentiellement négatif qui générera des frictions et des coûts en termes de nécessaire réallocation des facteurs de production. Le changement climatique – même si ses effets mèneront probablement dans la direction opposée – est comparable à la mondialisation telle que vécue il y a quelques décennies : nous savions qu’elle aurait inévitablement et partout des effets significatifs, sans pouvoir connaître leur ampleur ex ante. Cela signifie que nous devrions organiser notre transition afin qu’elle soit aussi précoce, prévisible et ordonnée que possible ; ce n’est pas toujours une tâche facile dans nos démocraties, qui ont tendance à être court-termistes, mais une transition désordonnée serait coûteuse.
Autre conséquence de ce choc universel, nous devons renforcer la coordination internationale : dans la mesure où tous les pays n’ont pas pris les mêmes engagements et ne sont pas confrontés aux mêmes conséquences ni aux mêmes responsabilités, certains d’entre eux sont tentés d’adopter un comportement de « passager clandestin » ou de « chacun pour soi ». Le changement climatique doit donc être la priorité numéro un du « multilatéralisme ciblé » que j’appelle de mes vœux ii , que ce soit au G20, au FMI ou à la Banque mondiale
2. Une volatilité plus marquée >>> un engagement fort des banques centrales, et non une baguette magique
Deuxièmement, une volatilité plus marquée est probable, ce qui signifie des chocs sur l’activité et l’inflation. C’est là que nous, banques centrales, devons faire notre travail afin de maintenir un ancrage solide des anticipations d’inflation de long terme, en dépit d’une volatilité plus forte. Nous ne pouvons pas simplement en faire abstraction, car il ne s’agit pas d’un choc inattendu et temporaire. Il est essentiel de remplir notre mandat de stabilité des prix et d’atteindre la cible d’inflation de 2 % afin d’éviter toute volatilité économique supplémentaire et de maintenir des taux d'intérêt modérés à long terme pour financer la transition verte.
Cela dit, le débat public doit résister à la « tentation de la baguette magique », selon laquelle les banques centrales sont perçues comme étant capables, à elles seules, de freiner le changement climatique. Je veux être très clair à ce sujet : le financement monétaire ne peut pas financer la transition ; et les banques centrales – et la finance verte – ne peuvent pas être les seuls acteurs du verdissement de nos économies ; elles ne peuvent pas remplacer des politiques publiques saines et des plans de transition des entreprises.
Il faut des incitations adaptées iii. Le face-à-face euro-américain est particulièrement sensible sur la forme de ces incitations : réglementaires (comme le très ambitieux « Pacte vert » européen), subventions (comme l’Inflation Reduction Act américain) ou enfin tarification à travers un prix du carbone ?
Ce triangle n'est pas nécessairement un triangle d'incompatibilités ; chacune de ses pointes prises isolément a ses limites : crainte de l’« écologie punitive » pour les réglementations ; dérapages budgétaires et aléas politiques pour les subventions ; et fortes réticences sociales à la tarification du carbone en particulier. Il faut donc une combinaison de ces trois solutions.
Reste qu’un prix du carbone plus élevé sera indispensable : bien que politiquement impopulaire, cela reste une évidence économique. Quelle qu’en soit la forme, ce prix devrait être mondial – pas seulement national ou européen – et socialement équitable – avec la redistribution équitable d’une partie de ses recettes. L’Europe – ici en avance relative – doit inlassablement plaider pour cette « nouvelle frontière » internationale iv. Seul un signal-prix peut en effet amener un alignement du comportement des entreprises, des consommateurs et du financement privé, en permettant des rendements attrayants sur les investissements verts.
S’agissant d’une tarification plus juste du risque climatique sur les marchés financiers, les opérations de banque centrale et leur verdissement ont, au passage, un rôle à jouer, en envoyant les bons signaux aux marchés et en provoquant des changements. Avec Christine Lagarde, nous, à la BCE, sommes pionniers dans la mise en œuvre d’un verdissement de nos opérations de politique monétaire, qui devraient inclure notre dispositif de collatéral.
3. Le financement des investissements verts >>> soluble à travers un financement plus intelligent
Les montants nécessaires au financement de la transition sont considérables : selon différentes estimations, les besoins annuels en investissements supplémentaires pour atteindre les objectifs en matière de changement climatique en 2030 vont de 2,6 % à 3,7 % du PIB en Europe v. Au niveau mondial, les investissements dans le secteur énergétique à lui seul devront atteindre plus de 2 % du PIB en 2030, soit deux fois plus qu’en 2020 vi.
Mais la question de comment financer les investissements est soluble, avec une condition préalable importante : le secteur privé a un rôle à jouer dans cet effort. Et ce sera plus facile si les politiques en matière de climat et de transition contribuent à rendre ces investissements plus rentables. Les ressources ne manquent pas. Par exemple, l’Europe possède une « ressource inconnue » qu’est son excédent d’épargne vii: déduction faite des déficits publics, la capacité nette de financement externe de l’UE atteint 1,8 % du PIB, soit près de 300 milliards d’euros. Il est donc crucial de mobiliser ces ressources.
La finance durable offre clairement une « voie rapide » à cet égard. En Europe, l’introduction d’un corpus réglementaire complet (CSRD, attentes prudentielles, taxonomie verte, SFDR, etc) viii fournit un cadre pour favoriser le développement de la finance verte. L’UE est en effet le premier émetteur d’obligations vertes, avec 40 % du marché mondial en 2023.
La titrisation verte constitue un autre levier prometteur, comme je l’ai déjà préconisé ix, avec le potentiel de renforcer la capacité des banques à financer des projets verts à hauteur de plusieurs centaines de milliards d’euros par an en Europe.
Ce qui vaut pour l’Europe vaut également ailleurs dans le monde : le développement de la finance verte, la garantie que les institutions financières évaluent et gèrent correctement les risques climatiques et la planification de la transition, sont autant d’éléments permettant d’accélérer la transition locale, régionale et, à terme, mondiale vers la neutralité carbone.
Dès lors, pourvu que nous disposions des bonnes incitations économiques, la transition climatique peut être financée. Ces pistes d’action concrètes nous permettrons de surmonter notre tendance naturelle à nous boucher les oreilles quand nous sommes confrontés à des annonces pessimistes. Comme l’a si bien décrit Homère avec Cassandre : elle avait tenté à maintes reprises d’avertir que laisser le cheval envoyé par Ulysse entrer dans Troie entraînerait la chute de la ville. Entendons les mises en garde de la communauté scientifique et faisons notre part du travail, individuellement et collectivement, pour réaliser avec succès la transition climatique. Il est temps d’écouter le célèbre appel de Gramsci pour le « pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». Je vous remercie de votre attention.
iBilal (A.) et Känzig (D.), The Macroeconomic Impact of Climate Change: Global vs. Local Temperature, NBER Working Paper, mai 2024 ; Kotz (M.), Leermann (A.) et Wenz (L.), The economic commitment of climate change, Nature, 17 avril 2024.
iiVilleroy de Galhau (F.), Comment les banques centrales doivent faire face à l’instabilité et à la fragmentation, discours, 12 avril 2023
iiiLa France et l’Europe : de la gestion des crises à une ambition de plus long terme, Lettre au Président de la République, 22 avril 2024
ivCf. en particulier le document de travail de Gaspar (V.) (FMI) et de Mooij (R.) (FMI), « How does decarbonization change the fiscal equation? » Peterson Institute, novembre 2023
vVilleroy de Galhau, Quel financement de la transition : bâtir les ponts entre les besoins et les ressources, discours, 22 avril 2024
viNGFS, scénarios à destination des banques centrales et des superviseurs, Groupe de travail sur la conception et l’analyse de scénarios, novembre 2023
viiÉpargne financière sur la base des comptes nationaux : épargne après investissements et transferts en capital.
viiiRèglement sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (Sustainable Finance Disclosure Regulation, SFDR) et Directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD)
ixVilleroy de Galhau, D’une Union des marchés de capitaux à une véritable Union pour le financement de la transition, discours, 23 février 2024
Mise à jour le 25 Juin 2024