Bloc-notes Éco

Structure de dette et hausse des taux, le cas des entreprises européennes

Mise en ligne le 29 Mars 2024
Auteurs : Maxime Gueuder, Sébastien Ray

Bloc-notes Éco, billet n°350. La remontée des taux en zone euro renchérit le coût du stock de dette des entreprises, mais à des rythmes différents selon les pays. Ce billet étudie les structures de dette des entreprises dans les pays de la zone euro entre 2021 et 2023, et confirme que les coûts moyens augmentent moins vite dans les pays de la zone euro où la dette est à taux fixe et à long terme, comme c’est le cas en France.

Image Graphique 1 : Structure de la dette des sociétés non financières agrégée par pays, avant la remontée des taux Thématique Dette Taux et cours Catégorie Bloc-notes Éco
Source : BCE (AnaCredit, CSDB), calculs des auteurs.

Le coût du service de la dette : un élément du risque de taux des entreprises


La remontée des taux d’intérêt entraîne une hausse des coûts de financement des agents économiques. Ce billet étudie l’évolution des coûts de financement des sociétés non-financières européennes (ci-après « entreprises »), c’est-à-dire des intérêts qu’elles paient sur les crédits qu’elles ont contractés et sur les titres de dette qu’elles ont émis. L’existence de bases de données détaillées sur ces produits de dette permet d’effectuer une analyse complète de l’évolution des charges d’intérêts. Celles-ci ne représentent néanmoins que l’effet négatif d’une hausse des taux sur les entreprises : les taux élevés ont également un effet positif en augmentant les intérêts qu’elles perçoivent, en particulier sur leur trésorerie. 

La charge d’intérêt payée par les entreprises résulte du produit de deux quantités financières : montant de dette en euros et taux d’intérêt moyen. Ce billet s’intéresse à l’évolution du taux moyen, sur lequel une certaine homogénéité est attendue au sein d’une zone monétaire.

À l’inverse du taux d’intérêt sur les nouveaux emprunts, qui réagit directement aux variations de l’environnement de taux, le taux moyen sur le stock de dette évolue d’une façon complexe combinant deux effets : un effet direct pour les emprunts à taux variable et un effet progressif pour les emprunts à taux fixe. Les intérêts d’un emprunt à taux variable sont périodiquement réajustés sur un taux de référence représentant le loyer de l’argent en vigueur ; ils reflètent donc immédiatement les hausses de taux. À l’inverse, les emprunts contractés à taux fixe avant la hausse restent peu onéreux jusqu’à leur échéance, mais à mesure que ces prêts sont remboursés et que de nouveaux emprunts sont contractés à des taux plus élevés, le taux moyen versé sur l’ensemble de la dette augmente progressivement. Ce mécanisme de substitution produit ses effets à une vitesse qui dépend du rythme de remboursement des encours à taux fixe.

Ainsi, la proportion de dette à taux variable et le calendrier de remboursement des emprunts à taux fixe structurent l’évolution du coût total de la dette lors de mouvements de taux d’intérêt. Pour comprendre l’effet sur les coûts des entreprises de la hausse des taux initiée en zone euro en 2022, il faut donc s’intéresser à la structure de leur dette au début de cette hausse.

Des données détaillées couvrent une partie de la dette des entreprises


L’Eurosystème dispose de bases de données détaillées qui fournissent tous les mois des informations précises sur chaque prêt bancaire souscrit et chaque titre de dette émis par des entreprises, et en particulier leur type de taux (fixe ou variable), leur échéance et leur mode d’amortissement.

Ces bases ne couvrent qu’une partie du montant du passif portant intérêt des entreprises tel qu’il peut être suivi à partir des comptes sectoriels établis par la comptabilité nationale. Ces comptes détaillent le passif au sens large : titres de dette, crédits — y compris prêts entre entreprises — et dettes commerciales. Pour l’étude du risque de taux des entreprises, on peut se limiter aux titres et aux crédits consolidés, c’est-à-dire excluant les prêts entre sociétés non financières du même pays ; cependant, même par rapport à ce champ restreint, la couverture des bases détaillées n’est que partielle, cf. graphique 2. Les raisons de ces écarts sont discutées dans un encadré du Bulletin de la Banque de France (décembre 2022) sur la structure de dette des entreprises. En particulier, les bases détaillées ne collectent que les prêts octroyés par les banques de la zone euro. Ainsi, si 50% des montants mesurés par la comptabilité nationale sont retrouvés dans les données détaillées au niveau de la zone euro, cette proportion varie de 71% dans le cas de l’Autriche à seulement 11% dans le cas de l’Irlande. La partie non couverte est exclue des analyses de ce billet, faute d’informations sur les taux qui s’y appliquent.
 

Image Graphique 2 : Encours de dette des entreprises non financières (total des crédits et titres de dette) : comptabilité nationale et bases détaillées Thématique Dette Taux et cours Catégorie Bloc-notes Éco
Source : BCE (bases QSA, BSI, AnaCredit, CSDB), calculs des auteurs.
Note : Montants au 30 juin 2023. Les encours retenus de la comptabilité nationale sont ici les agrégats F3 (titres de dette) et F4 consolidé (ensemble des crédits, qu’ils soient accordés par des banques ou par d’autres entités, à l’exclusion des prêts consentis entre sociétés non financières du même pays). La couverture de ces encours par les bases détaillées est de 50% pour la zone euro dans son ensemble.

Les structures de dette des entreprises européennes sont hétérogènes


Les caractéristiques de la dette en termes d’échéances et de type de taux varient fortement d’une entreprise à l’autre, mais il est possible de dégager des caractéristiques moyennes en agrégeant par grands ensembles les informations financières fournies par les bases détaillées : nous faisons ici le choix de les agréger par pays d’activité économique au sein des 19 pays ayant adopté l’euro avant 2022.

Le graphique 1 représente la structure de dette des entreprises de chaque pays au 31 décembre 2021, quelques mois avant la remontée des taux : en abscisse, la part des montants empruntés à taux variable ; en ordonnée, la maturité résiduelle médiane, c’est-à-dire la durée au bout de laquelle la moitié des montants empruntés devra être remboursée, en tenant compte des calendriers d’amortissement. Le graphique met en évidence un contraste important entre les pays de la zone euro. À gauche du graphique, les entreprises françaises, allemandes et néerlandaises présentent un stock de dette à maturité médiane plutôt longue – près de 4 ans – et pour 80% à taux fixe : une telle structure donne une forte inertie aux charges d’intérêt, qui ne réagissent que lentement aux changements de l’environnement de taux. À droite, les entreprises des trois pays baltes sont endettées à plus de 90% à taux variable, avec une maturité médiane inférieure à 18 mois : ce profil implique une réaction presque immédiate de la charge d’intérêt à toute fluctuation des taux à la hausse ou à la baisse. Les autres pays étudiés se répartissent dans des configurations intermédiaires. La dette d’entreprise agrégée sur l’ensemble de la zone euro est plutôt à long terme avec une faible proportion de taux variable, tirée par les entreprises françaises et allemandes, qui représentent 55% des encours totaux.

Les hausses de coût sont cohérentes avec la structure de la dette


La remontée des taux d’intérêt survenue en 2022–23 après plusieurs années de taux bas et stables donne l’occasion de vérifier la relation attendue entre la variation du coût de la dette des entreprises et leur structure. Entre décembre 2021 et juin 2023, l’€STR, le taux au jour le jour qui sert de référence en zone euro, a augmenté de 4 points de pourcentage (pp). Conjointement, les taux moyens de la dette des entreprises ont augmenté dans tous les pays de la zone euro. L’ampleur de cette hausse varie de 0,8 pp pour la France à 3,3 pp pour l’Estonie (graphique 3). 
 

 

Image Graphique 3 : Hausse du taux moyen de la dette des entreprises par pays Thématique Dette Taux et cours Catégorie Bloc-notes Éco
Source : BCE (AnaCredit, CSDB), calculs des auteurs.
Note : Le taux d’intérêt moyen à chaque date est calculé en pondérant les taux applicables à chaque instrument de dette par les montants restant dus.

Le graphique 4 compare la hausse du taux moyen de la dette des entreprises de chaque pays entre décembre 2021 et juin 2023 avec leur structure synthétisée par un « facteur de révision » : il s’agit de la proportion d’encours dont les conditions de taux vont varier à un horizon de temps donné, soit parce qu’ils sont à taux variable, soit parce qu’ils devront être remboursés. Le facteur de révision présenté en abscisse du graphique est calculé pour un horizon de 18 mois : il donne donc la proportion de la dette en décembre 2021 dont le taux ne serait plus applicable en juin 2023. Les pays de la zone euro présentent des facteurs compris entre 33% et 99%, cohérents avec la distribution des maturités médianes et des parts de dette à taux fixe.

Image Graphique 4 : Structure initiale de la dette et hausse des taux Thématique Dette Taux et cours Catégorie Bloc-notes Éco
Source : BCE (AnaCredit, CSDB), calculs des auteurs.
Note : La hausse du taux moyen est la différence entre le taux d’intérêt moyen calculé sur l’agrégat des entreprises de chaque pays au 30 juin 2023 et celui calculé au 31 décembre 2021.

La comparaison avec la hausse des taux réalisée sur la période fait ressortir une forte corrélation : la structure initiale de la dette des entreprises détermine largement la vitesse d’ajustement de leurs coûts lors de variations de taux, même si d’autres facteurs de différenciation, tels que les primes de risque, peuvent également entrer en jeu.

L’évolution du coût de la dette des entreprises par pays devrait continuer à dépendre de leur structure, qui s’est peu modifiée entre décembre 2021 et juin 2023. Ainsi, si les taux restent stables à leur niveau de 2023, le taux moyen de la dette dans les pays à faible facteur de révision devrait continuer à monter, à mesure du remboursement des emprunts à taux fixe peu coûteux contractés avant 2022. À l’inverse, les pays à fort facteur de révision ont déjà largement absorbé la hausse et devraient garder un taux constant : on peut donc s’attendre à une convergence progressive des taux moyens des différents pays. En cas de baisse des taux, ce sont les entreprises des pays à facteur de révision élevé qui devraient bénéficier le plus vite des nouvelles conditions.
 

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