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Politique monétaire de la Fed et structure de la dette des entreprises

Mise en ligne le 14 Janvier 2022

Billet n°250. La politique monétaire de la Fed influe sur la structure de la dette des entreprises américaines. Une politique monétaire (PM) conventionnelle expansionniste accroît les prêts bancaires des entreprises et réduit leurs émissions d’obligations, tandis qu’une PM non conventionnelle expansionniste stimule les émissions d’obligations via le canal du rééquilibrage des portefeuilles, plutôt que via celui des prêts bancaires.

Image Figure 1 : Évolution des prêts et des titres de dette des sociétés non financières aux États-Unis
Figure 1 : Évolution des prêts et des titres de dette des sociétés non financières aux États-Unis
Source : Comptes financiers des États-Unis, L.103.

Note : La part obligataire correspond au ratio titres de dette/somme des titres de dette et des volumes de prêts des SNF. Le trait vert correspond à l’annonce des premiers achats massifs d’actifs et le trait rouge, à l’arrêt des réinvestissements liés à ces achats).

La structure de la dette des entreprises américaines s’est considérablement modifiée après la Grande récession (figure 1). Alors qu’en 1990, la dette totale des sociétés non financières (SNF) était composée d’un montant presque équivalent de prêts et de titres (part obligataire de 47 % environ), la part des titres a nettement augmenté depuis, pour représenter les deux tiers de la dette totale des SNF en 2020. Plusieurs études font état d’une diminution des prêts bancaires aux SNF et d’une hausse simultanée de leurs émissions d’obligations (Adrian et al. 2013). Fait intéressant, la forte augmentation de la part obligataire fin 2008 semble coïncider avec l’annonce des achats massifs d’actifs par la Réserve fédérale alors que sa diminution fin 2017 correspond à une réduction des portefeuilles de titres de la Fed liés à ces achats.

D’après Lhuissier et Szczerbowicz (2021), la politique monétaire de la Fed est l’un des facteurs ayant contribué à la modification de la structure de la dette des entreprises observée entre 2008 et 2015. En effet, les PM conventionnelle et non conventionnelle ont des effets opposés sur les obligations et sur les prêts des entreprises.

Les titres de dette et les prêts des SNF réagissent de manière différente aux chocs de politique monétaire

Jusqu’en 2008, la Fed a essentiellement mené une politique monétaire conventionnelle, c’est-à-dire une politique de taux d’intérêt, pour atteindre sa cible d’inflation. Des études empiriques montrent qu’après un durcissement de la PM conventionnelle, les entreprises se tournent vers le financement obligataire (Kashyap et al, 1993). Cet effet de substitution entre crédit bancaire et émissions de titres est cohérent avec le canal du crédit bancaire de la politique monétaire. La mise en œuvre d’une PM non conventionnelle a ravivé l’intérêt pour cette question, Lo Duca et al., (2016) ayant montré que les achats d’actifs contribuaient à accroître les émissions obligataires des entreprises.

Pour une analyse plus systématique de l’effet d’un assouplissement des PM conventionnelle et non conventionnelle sur la structure de la dette des entreprises américaines, Lhuissier et Szczerbowicz (2021) estiment des modèles vectoriels autorégressifs à l’aide de variables mensuelles pour la période 1990-2015 : rendements obligataires à un an et à dix ans aux États-Unis, taux de chômage, prix à la consommation, prime excédentaire sur les obligations, obligations et prêts des SNF. Pour identifier un lien de cause à effet entre politique monétaire et structure de la dette des entreprises, ils utilisent des instruments externes basés sur les variations à haute fréquence (surprises) de la structure par terme des taux d’intérêt autour des annonces du Comité fédéral de l’open market (FOMC). Les surprises de PM conventionnelle correspondent aux modifications en cours et à court terme du taux objectif des fonds fédéraux, et les surprises de PM non conventionnelle correspondent au déplacement des taux d’intérêt à long terme résultant principalement des achats massifs d’actifs (Swanson, 2021).

Les résultats montrent qu’un choc de PM conventionnelle expansionniste de 1 écart type entraîne une augmentation progressive du total des prêts bancaires consentis aux SNF, qui atteint 0,5 % après 18 mois, et une baisse immédiate et persistante de l’encours total de titres de dette (figure 2, parties (a) et (b)). Un choc de PM non conventionnelle expansionniste de 1 écart type a l’effet opposé. Les titres de dette affichent une croissance rapide et persistante, de 0,25 % au bout d’un an. Le total des prêts aux SNF chute sur 6 mois, puis se redresse après 12 mois (figure 2, parties (c) et (d)).

Image Figure 2 : Réaction des prêts et des titres à deux types de chocs de politique monétaire Note : « PMC » et « PMN » correspondent à des chocs de PM conventionnelle (PMC) et non conventionnelle (PMN) de 1 écart type. On retrace la médiane avec des marges d’erreur de 68 % et 90 %. Source : Lhuissier et Szczerbowicz (2021).
Figure 2 : Réaction des prêts et des titres à deux types de chocs de politique monétaire Note : « PMC » et « PMN » correspondent à des chocs de PM conventionnelle (PMC) et non conventionnelle (PMN) de 1 écart type. On retrace la médiane avec des marges d’erreur de 68 % et 90 %. Source : Lhuissier et Szczerbowicz (2021).

La PM non conventionnelle a un plus fort impact sur les titres de dette : le canal du rééquilibrage des portefeuilles

Pour analyser plus en détail les mécanismes de transmission sous-jacents de ces deux types de chocs de politique monétaire, Lhuissier et Szczerbowicz (2021) estiment plusieurs modèles VAR, en ajoutant des variables supplémentaires relatives aux taux des crédits. La figure 3 montre les réactions des rendements des obligations d’entreprises à des chocs de PM conventionnelle et non conventionnelle. Les rendements d’obligations de qualités élevée et moyenne (AAA et BAA, respectivement) diminuent fortement après des chocs de PM non conventionnelle, tandis que leur réaction à un choc de PM conventionnelle est limitée au moment de l’impact et la diminution ensuite observée, de bien moindre ampleur (parties (a), (b), (e) et (f)). Cette différence peut s’expliquer par le canal de transmission monétaire dit « du rééquilibrage des portefeuilles », par lequel les investisseurs réagissent aux achats d’actifs de la banque centrale en accroissant leur demande d’actifs mieux rémunérés, comme les titres d’entreprises. Ce canal se révèle plus actif après un choc de PM non conventionnelle. En procurant de la liquidité en abondance, les achats d’actifs incitent les investisseurs ayant cédé leurs actifs sûrs à la banque centrale à rééquilibrer leurs portefeuilles au profit d’actifs plus risqués, faisant monter les prix de ces actifs. 

Un autre aspect du rééquilibrage des portefeuilles est lié au risque de duration, qui peut fournir une explication supplémentaire aux impacts différents des PM conventionnelle et non conventionnelle sur la structure de la dette des entreprises. Après un choc de PM non conventionnelle, l’écart de rendement long terme-court terme des titres des entreprises (partie (h)), défini comme la différence entre le rendement à long terme des titres d’entreprises et le taux d’intérêt du commercial paper à 3 mois, diminue de façon immédiate et persistante. Cette diminution est cohérente avec le "canal du risque de duration" de la PM non conventionnelle ; en achetant des actifs à long terme, la banque centrale est capable de réduire le risque de duration pesant sur les investisseurs, d’abaisser la prime de terme et ainsi de modifier la courbe des rendements, notamment en faisant baisser les rendements obligataires à long terme par rapport aux rendements à court terme. Une diminution de l’écart de rendement long terme-court terme des titres des entreprises après un choc de PM non conventionnelle pourrait favoriser l’émission de titres de dette à long terme, comme les obligations d’entreprises. Ce canal n’est clairement pas activé après une surprise de PM conventionnelle car, dans ce cas, le taux à court terme décroît relativement plus que les rendements à long terme (partie (d)).

Image Figure 3 : Réaction des prêts des entreprises à deux types de chocs de politique monétaire Note : « PMC » et « PMN » correspondent à des chocs de PM conventionnelle (PMC) et non conventionnelle (PMN) de 1 écart type. On retrace la médiane avec des marges d’erreur de 68 % et 90 %. Source : Lhuissier et Szczerbowicz (2021).
Figure 3 : Réaction des prêts des entreprises à deux types de chocs de politique monétaire Note : « PMC » et « PMN » correspondent à des chocs de PM conventionnelle (PMC) et non conventionnelle (PMN) de 1 écart type. On retrace la médiane avec des marges d’erreur de 68 % et 90 %. Source : Lhuissier et Szczerbowicz (2021).

Ainsi, la politique monétaire de la Fed a des effets différents sur le financement intermédié et le financement direct des entreprises. La PM conventionnelle agit par le biais du canal du crédit bancaire : un assouplissement accroît la disponibilité des prêts et réduit les émissions de titres. À l’inverse, une PM non conventionnelle, et en particulier les achats d’actifs, stimule les émissions de titres de dette et réduit le montant de prêts, suggérant un effet de substitution des obligations aux prêts bancaires.