Document de travail

Paradis fiscaux et part du travail dans la valeur ajoutée au niveau agrégé

Mise en ligne le 24 Décembre 2024

Document de travail n°982. Cet article étudie l’impact de l’implantation des firmes multinationales (FMN) dans les paradis fiscaux sur les inégalités de revenus entre le travail et le capital, en mesurant leur contribution à la dynamique de la part du travail dans la valeur ajoutée (VA) au niveau agrégé en France sur la période 1997-2014. Une analyse des « différences dans les différences » ainsi qu’un panel event-study permet d’examiner l’effet de l’implantation des FMNs dans les paradis fiscaux sur la part du travail dans la VA ainsi que sur chacune de ses composantes. En moyenne, la part du travail des entreprises augmente de 2,6 % dans les années suivant leur implantation dans un paradis fiscal, alors que la VA domestique diminue de 11,4 %. Cette diminution résulte à la fois d’un déclin réel, représentant 60 % de l’effet, et d’un biais de mesure, contribuant aux 40 % restants. La part du travail dans la VA augmente malgré une baisse de 8,8 % de son numérateur, la masse salariale totale, lorsque les FMN s’installent dans un paradis fiscal. De plus, cette baisse de la masse salariale s’explique par une diminution de l’emploi (-8,5 %) plutôt que par une réduction des salaires moyens des entreprises, qui ne subissent aucun effet. Le mécanisme que cet article met en lumière est celui de « l’opacité financière » plutôt que celui du « coût du capital », car le lien entre les suppressions d’emplois et l’entrée dans un paradis fiscal ne s’explique pas par une augmentation de l’intensité capitalistique, mais plutôt par une décision de restructuration déclenchant des procédures de licenciements collectifs, fortement réglementées en France. Par ailleurs, ces évolutions sont exclusivement liées aux investissements dans les paradis fiscaux et non à d’autres formes d’investissements directs à l’étranger. Compte tenu du poids de ces entreprises dans l’économie, cet article constate que la présence des FMN dans les paradis fiscaux représente environ 10 % de l’augmentation observée de la part du travail dans la VA agrégée en France entre 1997 et 2014.

(a)    Tax haven entry and labor share                                                               (b) Tax haven entry and employment  

Image Plot of estimated coefficients of year dummies indicating the distance to the event of interest: entry in a tax haven. Catégorie Working paper
Note: Plot of estimated coefficients of year dummies indicating the distance to the event of interest: entry in a tax haven.

Cet article examine l’impact de l’utilisation des paradis fiscaux par les entreprises multinationales (EMN) sur la part du travail dans la valeur ajoutée agrégée, une mesure clé des inégalités. La part du travail est définie comme le rapport entre la masse salariale totale et la valeur ajoutée. L’étude explore comment la présence des EMN dans les paradis fiscaux affecte à la fois le numérateur (la masse salariale) et le dénominateur (la valeur ajoutée) de ce ratio. En utilisant des données au niveau des entreprises en France entre 1997 et 2014, cet article propose une analyse détaillée de la manière dont l’entrée dans un paradis fiscal modifie la répartition des revenus entre les travailleurs et les actionnaires au niveau agrégé.

Les résultats mettent en évidence deux mécanismes distincts par lesquels l’entrée dans un paradis fiscal affecte la part du travail. Premièrement, le « canal fiscal », largement discuté dans la littérature, explique comment le transfert de bénéfices réduit la valeur ajoutée déclarée dans les juridictions à forte fiscalité, gonflant artificiellement la part du travail dans ces pays. Deuxièmement, l’article met en lumière un nouveau « canal d’opacité financière », par lequel les paradis fiscaux permettent aux EMN de contourner des réglementations du travail coûteuses et de restructurer leurs opérations, entraînant des réductions significatives de l’emploi. L’analyse montre qu’au niveau microéconomique, l’entrée d’une EMN dans un paradis fiscal est associée à une augmentation moyenne de 2,6 % de sa part du travail. Cependant, cette augmentation masque des effets contradictoires. Les entreprises enregistrent une baisse de 11,4 % de leur valeur ajoutée, partiellement due au transfert de bénéfices (40 % de l’effet) et à une réduction de l’activité réelle (60 % de l’effet). Simultanément, la masse salariale totale diminue de 8,8 %, principalement en raison d’une forte baisse de l’emploi (-8,5 %), tandis que les salaires moyens restent inchangés. L’article propose une méthodologie pour relier les estimations microéconomiques aux changements macroéconomiques dans la part du travail, selon laquelle l’utilisation des paradis fiscaux par les EMN explique 10 % de l’augmentation observée de la part du travail agrégée en France durant la période étudiée.

Le « canal d’opacité financière » mis en évidence dans cet article est novateur dans la mesure où il révèle un effet réel sur l’emploi, alors que la littérature précédente s’était concentrée sur la manière dont l’opacité permet de réduire les bénéfices sur lesquels les travailleurs négocient leurs salaires. En offrant un secret financier, les paradis fiscaux permettent aux entreprises de simuler artificiellement une baisse de leurs ventes, ce qui, selon le droit du travail français, peut justifier des licenciements collectifs. Au-delà de la justification des licenciements, cette opacité permet également de réduire les coûts associés aux procédures de licenciements collectifs, ces derniers dépendant des bénéfices de l’entreprise. L’article ne trouve par ailleurs aucune preuve que les réductions d’emploi associées à l’entrée dans un paradis fiscal soient liées à une intensification du capital, renforçant ainsi l’argument selon lequel ces réductions résultent d’une restructuration systématique des entreprises permise par l’opacité financière et non d’une diminution du coût du capital liée à la baisse des impôts payés par l’entreprise.

En résumé, cette étude contribue à la littérature en démontrant que l’utilisation des paradis fiscaux par les EMN a des effets significatifs sur la part du travail agrégée, via le canal fiscal et le canal d’opacité financière. Ces résultats ont des implications importantes pour comprendre la relation entre la finance mondiale et les résultats sur le marché du travail.

Mots-clés : paradis fiscaux, part du travail dans la valeur ajoutée, IDE, transfert des profits, inégalités.

JEL classification: D33, F23, H26, H87, F66.

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Mise à jour le 24 Décembre 2024