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Malgré l’inflation les Européens n’ont pas liquidé leurs avoirs en billets

Mise en ligne le 18 Décembre 2023
Auteurs : Lucas Devigne, Victor Michel, Raymond De Pastor, Johan Tricot

Billet n°334. Pendant 20 ans, la zone euro a connu une inflation et des taux d’intérêt bas, ce qui a pu inciter les agents économiques à accumuler des billets, de façon parfois massive. Le retour de l’inflation en 2021-2022 et le relèvement des taux directeurs de la BCE ont modifié ce contexte. Pour autant, on n’observe pas un retour des avoirs en billets stockés par les ménages de la zone euro, si l’on tient compte du délestage massif de billets par les  banques allemandes et autrichiennes.

Image Stock mensuel de billets en circulation, émis par la zone euro Thématique Billets Billets de blog Catégorie Bloc-notes Éco
Sources : BCE, Calcul des auteurs.

Les « émissions nettes cumulées » de billets de la zone euro (ZE) désignent le stock des billets en circulation émis par les banques centrales nationales (BCN) de l’Eurosystème depuis l’introduction de l’euro. Elles représentent l’écart entre les sorties (prélèvements) et les entrées (versements) de billets, c’est-à-dire les « sorties nettes » de billets depuis 2002. Ces émissions nettes qui correspondent donc au stock d’espèces détenu par les différents agents économiques (ménages, banques commerciales, entreprises, acteurs en dehors de l’eurosystème) augmentent de manière continue jusqu’à la mi-2022 (cf. graphique 1). 

De 2008 à mi-2022, les émissions nettes de billets en euros ont crû à un rythme de 6 % par an environ. Elles ont parfois connu des accélérations, correspondant à des périodes de forte incertitude économique : la crise des subprimes, celle du rouble (qui a surtout eu un impact sur l’Allemagne et les pays à la frontière orientale de la ZE) et, plus récemment, la crise sanitaire ainsi que, de façon ponctuelle et surtout localisée (par exemple, aux pays baltes), le déclenchement de la guerre en Ukraine. En revanche, à partir de juillet 2022, les émissions nettes se replient, de façon inédite et répétée chaque mois, avant de se stabiliser à l’hiver 2022/23. Cette baisse renvoie à une dynamique de retours de billets dans les BCN plus forte que celle des sorties qui coïncide avec la remontée des taux d’intérêt directeurs de la Banque Centrale Européenne. 

Thésaurisation des ménages : une demande de billets dynamique

 
La thésaurisation est ici considérée comme l’accumulation d’espèces par les agents économiques, détenues chez soi ou dans des coffres (à distinguer donc d’une acception plus large correspondant à l’accumulation de richesses sans volonté de les dépenser ou de les investir). La part de la thésaurisation dans l’ensemble du stock de billets en circulation a pu être estimée dans des travaux récents. Elle serait de l’ordre de 40 % pour la ZE (cf. graphique 2). La détention de billets hors ZE serait de 40 %. Les transactions ou règlements du quotidien n’expliqueraient que 20 % de la détention de billets en ZE. 
 

Image Répartition des motifs de détention d'espèces estimées pour la ZE en 2019 Catégorie Bloc-notes Éco
Sources : Lalouette, L. et al. (2021), Zamora-Pérez, A. (2021)

Le contexte d’inflation et de taux en 2022/23 inciterait-il les ménages à se délester de ces masses de billets accumulées ?

Délestage massif de billets provenant des banques allemandes et autrichiennes

Afin de pouvoir répondre aux besoins de leur clientèle, les banques commerciales disposent de réserves de billets (alimentation des distributeurs, des commerces…). Or, on observe une chute des encaisses des banques de la ZE au mois de juillet 2022 et tout au long du 2nd semestre de 2022 (cf. graphique 3). Des retours massifs de billets ont donc eu lieu dans les BCN, contribuant à la baisse des émissions nettes. Ce mouvement est le fait des banques allemandes et autrichiennes, qui avaient accumulé depuis 2016 des réserves d’espèces (pour des dénominations élevées), de façon à ne pas « subir » les taux de dépôt négatifs de cette période (2016 – 2022). Cette accumulation a été facilitée par des capacités de stockage importantes dans les banques de ces pays, en lien avec la place des espèces dans ces économies (cf. publication récente de la Deutsche Bank). Aucun mouvement significatif de cet ordre n’est observé pour les autres pays de la ZE.  
 

Image Encaisses en numéraire mensuelles des banques des pays de la ZE Catégorie Bloc-notes Éco
Sources : BCE, DBB, OeNB.

Correction des échanges de billets avec l’extérieur de la ZE


En examinant la demande étrangère adressée à la ZE, on observe à partir des flux enregistrés sur les échanges entre la ZE et l’extérieur (qui ne correspond que partiellement aux échanges avec l’extérieur, dans la mesure, par exemple, où les flux liés au tourisme ne sont pas retracés ici) que le stock de billets détenus à l’étranger s’est essentiellement constitué jusqu’en 2015 et qu’il s’est stabilisé depuis, à environ 160 Md€ (cf. graphique 4). La crise sanitaire l’a fait un peu redescendre (gel des transports), mais il est remonté, en lien avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, au 1er semestre de 2022, pour retrouver son niveau de 160 Md€. Un repli significatif, est toutefois intervenu à partir de l’été 2022. Contrairement à la correction observée sur les banques qui s’est terminée fin 2022, ce repli s’est poursuivi tout au long de l’année 2023 (110 Md€ en juillet). 
 

Image Exportations mensuelles nettes de billets de la ZE Catégorie Bloc-notes Éco
Source : BCE.

En définitive, l’essentiel de la baisse observée depuis l’été 2022 sur le stock de billets en circulation vient de mesures prises par les banques allemandes et autrichiennes au 2nd semestre de 2022 et de l’évolution des échanges hors ZE, évolution qui se poursuit toujours. En revanche, un retour significatif des billets détenus par les ménages n’est pas observé.

Concernant ce dernier point, une approche complémentaire permet de le confirmer. En effet, à partir de 2013, l’Eurosystème a décidé de changer de série de billets et de passer de la première gamme (ES1) à la seconde gamme (ES2). Ce basculement s’est fait de manière progressive, entre 2013 et 2019, selon les dénominations. Si un retour important de billets de la part des ménages s’était produit en 2022-2023, la Banque de France aurait enregistré, dans les retours de billets à ses caisses, une part d’ES1 supérieure à ce qui est habituellement observé.

Le graphique 5 montre un léger rebond des retours de l’ancienne gamme uniquement pour les dénominations les plus élevées (100-200 €), mais celui-ci est limité au 2nd semestre 2022 et lié au retour des billets stockés par les banques allemandes et autrichiennes. La situation revient à la normale, dès janvier 2023.
 

Image Part des entrées trimestrielles de billets ES1 observées aux caisses des BCN Catégorie Bloc-notes Éco
Sources : BCE, calcul des auteurs.
Note : Au-delà de 60 % le ratio est égal à 100 % ; il est ici plafonné à 60% pour des soucis de lecture du graphique

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