Bloc-notes Éco

L’impact de la concurrence bancaire sur le risque de crédit en Afrique

Mise en ligne le 21 Juin 2018
Auteurs : Bruno Cabrillac, Luc Jacolin, A. Noah

 

Billet n°73. L’intensification de la concurrence dans les pays d’Afrique subsaharienne (ASS) a un impact ambigu sur le risque de crédit. L’amélioration de la gestion et de l’intermédiation opérées par les établissements qu’elle induit peut, à partir d’un certain seuil, être compensée par des prises de risque croissantes. Renforcer les dispositifs prudentiels permettrait de tirer le meilleur parti de la concurrence bancaire.

Image La concurrence bancaire réduit-elle ou accroit-elle le risque de crédit en ASS ?
Graphique 1 : La concurrence bancaire réduit-elle ou accroit-elle le risque de crédit en ASS ?
Source : Brei et al, 2018. Relation entre degré de concurrence bancaire (l’indice de Lerner, compris entre 0 et 1, mesure le pouvoir de marché des banques) et risque de crédit (Prêts non-performants : créances douteuses / total crédits)

Note : Une concurrence bancaire accrue (réduction de l’indice à partir de 1) favorise une réduction du risque de crédit. Ce dernier tend toutefois à remonter lorsque la concurrence devient très forte (indice se rapprochant de zéro).

Baisse du risque de crédit induite par le développement de la concurrence en ASS ?

Dans les pays d’ASS où le développement du crédit demeure limité (en moyenne 30% du PIB), l’accès au crédit est un enjeu  important de développement du secteur privé et de réduction de la pauvreté. Contrairement aux pays développés où l’hypertrophie des systèmes financiers fait parfois débat ("Too much finance ?"), le développement du crédit et l’inclusion financière (notamment par la microfinance) peuvent être considérés comme des leviers de développement pour les pays d’ASS. Un meilleur accès au crédit constitue un facteur de croissance du secteur privé significatif dans les pays en développement (voir Chauvet et Jacolin, 2017).  

Les secteurs bancaires en ASS ont connu des transformations majeures au cours des deux dernières décennies en liaison avec le super-cycle de croissance économique induit notamment par la hausse des prix des matières premières (Jacolin et Noah, 2017). Ces mutations se sont notamment traduites par l’accroissement du nombre d'établissements bancaires (de 445 établissements en 2005  à 560 en 2015) et l’émergence de groupes panafricains (Ecobank, UBA, Bank of Africa, Attijariwafa Bank par exemple).

Ce mouvement a entre autres contribué au développement financier via un accroissement des encours de crédit et une amélioration sensible de l’inclusion financière, amplifiée par l’innovation, telle que le mobile money (rattrapage technologique ou "leapfrogging").

Même si le risque de crédit demeure supérieur à celui des pays émergents et avancés, dont les taux de prêts non performants se situent respectivement en moyenne à 3,5 % et 4,9 % en 2015 (source : base FSI, FMI), on observe néanmoins une baisse soutenue en ASS (cf. graph. 2). Ainsi, les prêts non-performants se sont établis en moyenne à moins de 7 % en 2012, contre 16 % en 2000. Cette baisse du risque de crédit, peut être affectée par les crises bancaires, comme celle du Nigéria en 2009-10 (pic à 8,7 % en 2010). Elle peut l’être aussi par des chocs conjoncturels, comme lors de la baisse des prix du pétrole sur la période enclenchée en 2014, qui se manifestent par une remontée du risque de crédit (9,3 % en 2015).

Image Nette baisse de la part des prêts non-performants en ASS
Graphique 2 : Nette baisse de la part des prêts non-performants en ASS
Source : FitchConnect, calculs des auteurs sur un échantillon de 33 pays d’ASS, dont 12 pays de la Zone franc.

Le rôle de la concurrence dans l’évolution du risque de crédit est ambigu

La concurrence bancaire exerce des effets contradictoires sur le risque de crédit, dont l’importance relative continue de faire débat. D’une part, la croissance de la concurrence bancaire favorise une amélioration de la qualité des portefeuilles de crédits, Elle contribue en effet à une meilleure efficacité opérationnelle et à une meilleure allocation des financements, au travers de la diffusion des meilleures pratiques et méthodes d’analyse du risque. Ces gains d’efficience se traduisent aussi par une amélioration de la collecte d’information par les établissements et réduisent l’incertitude, particulièrement forte en ASS, sur le risque de défaut des emprunteurs. Au total, la concurrence bancaire peut contribuer, à prise de risque constante, à un développement plus rapide des crédits, à un coût moindre.  

Mais d’autre part, la concurrence entre banques peut en sens inverse exercer des effets négatifs sur la qualité des portefeuilles de crédit. Elle réduit en effet les marges bénéficiaires (ou les rentes de monopole/oligopole) et incite alors à une prise de risque croissante des banques afin de maintenir leur capacité de faire des profits ("franchise value"). Ces incitations stimulent certes la distribution de crédit mais peuvent avoir comme effet à terme d’augmenter le risque de crédit moyen du portefeuille de crédit.

L’effet net de ces différents canaux de transmission sur le risque de crédit dépendra de l’intensité de la concurrence, ainsi que de l’environnement macroéconomique, réglementaire et prudentiel. Brei et al. (2018) suggèrent que les effets positifs de l’intensification de la concurrence finissent par devenir inférieurs aux effets négatifs qui lui sont associés en ASS (cf. graphique 1). Ce résultat reste valide même si l’on utilise des mesures alternatives du risque de crédit (provisions pour créances douteuse et distance au défaut de la banque – Z-score) ou de la concurrence (en prenant un indicateur de structure de marché par exemple)

Le renforcement des cadres prudentiels apparait crucial pour faire face à la montée des risques

Compte tenu de l’effet potentiellement négatif de la concurrence sur le risque de crédit à partir d’un certain seuil, un développement soutenable des crédits doit aller de pair avec un renforcement des dispositifs microprudentiels en Afrique subsaharienne. Ces dispositifs sont en cours d’harmonisation avec les meilleures pratiques internationales. En 2014, respectivement 43 % et 40 % des pays d’ASS ont mis en place les normes comptables IFRS et des dispositifs prudentiels inspirés de Bâle II/Bâle III (Guérineau et al., 2016).

Une prise en compte des risques spécifiques des systèmes financiers apparait également souhaitable, notamment du fait de l’importance des titres publics dans les portefeuilles bancaires en ASS (20 % du bilan en 2015, Fitchconnect). Une pondération des risques souverains est déjà effective en Zone franc, tant dans les dispositifs microprudentiels que les mécanismes de refinancement des banques auprès de la banque centrale.

Dans la mesure où elle peut notamment favoriser une prise de risque croissante et une remontée du risque de crédit, l’intensification de la concurrence doit aussi aller de pair avec un renforcement graduel du cadre macroprudentiel. L’objectif poursuivi est de promouvoir une plus grande résilience des systèmes bancaires face aux chocs exogènes et de réduire la pro-cyclicité de la distribution du crédit. Là encore, les instruments de politique macro prudentielle peuvent différer des instruments utilisés dans les pays développés (cf. tableau 1). 

Les pays en développement, en particulier en ASS, privilégient notamment pour des raisons opérationnelles, le recours aux réserves obligatoires ou, dans certains cas des mesures de rationnement du crédit (cf. Tableau 1).  Assigner des objectifs macroprudentiels à ce type d’instruments pourrait cependant affaiblir les canaux de transmission de la politique monétaire, du moins dans les pays où ces canaux sont effectifs ou en devenir. Ils peuvent de surcroit exercer des effets négatifs en termes de profondeur, voire d’inclusion financière. A l’inverse, le recours aux instruments ciblant les débiteurs, qui pourrait limiter ces effets négatifs, gagnerait à être exploré davantage.

Image Diffusion des instruments macroprudentiels – IMP (2000-2013)
Tableau 1 : Diffusion des instruments macroprudentiels – IMP (2000-2013)
Source : Cerutti et al., 2015.
En vert, la catégorie de pays utilisant le plus l’IMP. EME : Économies de Marché Émergentes, PDFR : Pays en Développement à Faibles Revenus