Bloc-notes Éco

Les taux d’intérêt dans la finance décentralisée

Mise en ligne le 9 Avril 2024
Auteurs : Jean Barthélemy, Clément Delaneau, Thomas Martignon, Benoît Nguyen, Marten Riho Pallum, Salim Talout Zitan

Billet de blog n° 352. Les taux d’intérêt sur les plateformes de prêts et de dépôts de la finance décentralisée (DeFi) sont volatils et apparaissent étonnamment déconnectés des taux d’intérêt de la finance traditionnelle. Ce billet explique comment ces taux sont déterminés et par quels canaux la politique monétaire peut les influencer.

Graphique 1 : Taux d’intérêt emprunteur de la DeFi pour les principaux stablecoins

Image Les taux d’intérêt dans la finance décentralisée-figure1
Source: Nœud d’archive Ethereum déployé et maintenu par la Banque de France et Réserve Fédérale pour les taux effectifs des Fed funds.
Note : Les points bleus correspondent au taux d’intérêt emprunteur pour les trois stablecoins DAI, USDC et USDT émis par Maker DAO, Circle et Tether respectivement. Début janvier 2022, le taux moyen sur une journée d’un emprunt d’un stablecoin sur les plateformes Aave v1, v2 et v3 et Compound v2 et v3 était de près de 5% alors que le taux de la Fed était nul. Les taux d’intérêt supérieurs à 25% ne sont pas représentés pour des raisons de lisibilité. Dernière observation : 19 mars 2024.

Les smart contracts, au cœur de la finance décentralisée

La blockchain est une technologie de stockage et de transmission de l’information permettant, entre autres, d’échanger des actifs numériques. Les données des transactions, regroupées au sein de blocs sécurisés par cryptographie, sont enregistrées dans un registre distribué, décentralisé, immuable et transparent. Les blockchains dites « publiques » n’ont ni organe central de contrôle ni restriction d’accès : quiconque peut y consulter les données enregistrées et y soumettre de nouvelles transactions.

Ainsi, la blockchain permet de réaliser diverses opérations au moyen de programmes informatiques appelés smart contracts (ou contrats intelligents) exécutant les conditions d’un accord entre des parties prenantes selon des contraintes prédéfinies inscrites dans le code informatique.

Le concept de smart contract a permis l’émergence d’un écosystème d’applications financières déployées sur des infrastructures blockchain : on parle de finance décentralisée (DeFi). L’une de ses applications permet d’emprunter et de prêter des crypto-actifs contre un autre crypto-actif déposé en garantie, typiquement un stablecoin, de façon similaire aux opérations de repo dans la finance traditionnelle. Les plateformes comme Aave et Compound déploient un smart contract qui exécute le transfert de propriété des crypto-actifs et détermine un taux d’intérêt sans avoir recours à un intermédiaire comme le montre le schéma simplifié ci-dessous. 

Graphique 2 : Fonctionnement simplifié des plateformes de prêts collatéralisés en DeFi

Image Les taux d’intérêt dans la finance décentralisée-schéma
Source : les auteurs

Ce système de collatéralisation doit limiter le risque de crédit pour le prêteur, mais ne le fait pas disparaître. Il existe des risques pour le prêteur si la valeur du collatéral (l’actif B dans le schéma) s’effondre, s’il y a de la contagion entre les différents crypto-actifs déposés en collatéral (voir l’article de Tovanich, Kassoul, Weidenholzer et Prat, 2023), ou si la plateforme fait l’objet d’attaques informatiques. Sur ces sujets, voir aussi le rapport de l’ACPR

La blockchain, source inégalée de données 

Ce billet de blog étudie les données directement disponibles sur la blockchain Ethereum, qui représente près de 80% de l’activité de la DeFi. Deux plateformes DeFi sont analysées : AAVE et Compound. À titre d’illustration, selon Defillama, au 1er septembre 2023, Aave comptait 4,5 milliards de dollars verrouillés dans ses smart contracts, dont 85 % sur la blockchain Ethereum.

Afin d’extraire ces données, la Banque de France a déployé dans son cloud un nœud d’archive, c’est-à-dire archivant l’ensemble des données, y compris les états historiques, depuis la création de la blockchain, et se synchronisant en temps réel au réseau mondial Ethereum. Ce nœud permet de maitriser la chaine de collecte des données historiques sans avoir recours à un fournisseur de données tiers.

Nous avons ensuite collecté plus d’un million de transactions de prêt et d’emprunt sur les plateformes Aave et Compound pour trois stablecoins : USDC, USDT et DAI, tous trois visant un taux de change de 1 jeton pour 1 dollar américain. 

La fixation des taux d’intérêt sur la DeFi

Les taux d’intérêt sur les principales plateformes de la DeFi sont fixés de façon automatique par une formule mathématique, encodée dans le smart contract de chaque plateforme et connue de tous, basée sur la quantité déposée et empruntée pour chaque crypto-actif. La formule est simple : il s’agit d’une fonction croissante du taux d’utilisation, c’est-à-dire le ratio entre la quantité empruntée et la quantité déposée (le graphique 3 représente la fonction effectivement appliquée dans le cas d’Aave sur le jeton USDC.).

Les taux d’intérêt ne peuvent pas être négatifs. Ils peuvent monter jusqu’à près de 80% en cas de déséquilibre entre les emprunteurs et les prêteurs. Ils augmentent faiblement pour des taux d’utilisation bas et très fortement au-delà d’un point d’inflexion décidé et codé dans le smart contract par chaque plateforme. Cette rupture est censée inciter le taux d’utilisation d’équilibre à être proche d’un « taux cible » (de 80% ou 90% en fonction de la plateforme), puisqu’un taux élevé doit ramener des prêteurs sur la plateforme (voir graphique 3). Tous les paramètres changent d’une plateforme à une autre et d’un jeton à un autre, en particulier en fonction du risque associé à chaque crypto-actif. Le taux de dépôt est en général égal au taux d’emprunt multiplié par le taux d’utilisation.

Graphique 3 : Les taux d’intérêt dans la DeFi sont une fonction croissante du taux d’utilisation

Image Les taux d’intérêt dans la finance décentralisée-figure2
Source : Smart contract de Aave v2 pour le stablecoin USDC
Note : Le taux d’utilisation est le ratio entre la quantité empruntée et la quantité déposée.

Certaines plateformes proposent une rémunération supplémentaire à leurs utilisateurs sous la forme d’un versement de jetons dits de gouvernance.  La plateforme Compound verse, par exemple, ses propres jetons (COMP) à ses utilisateurs en fonction de leurs volumes prêtés et empruntés. Ces jetons, dont la valeur fluctue, peuvent ensuite être revendus pour générer un profit additionnel, parfois appelé « yield farming ». Sur l’année 2023, cela représentait un taux d’intérêt additionnel médian d’environ 1.9%.

Au total, les taux d’intérêt fluctuent en fonction de l’offre et de la demande de jetons, c’est-à-dire la quantité de jetons déposée et la quantité empruntée. Le graphique 1 montre les évolutions des taux d’intérêt résultant de cette confrontation entre l’offre et la demande pour les trois principaux stablecoins depuis mi-2020. Plusieurs articles récents étudient les déterminants propres aux marchés des crypto-actifs de ces taux d’intérêt et soulignent l’importance du motif de spéculation, la DeFi permettant de forts effets de levier.

La politique monétaire influence-t-elle les taux de la DeFi ?

On pourrait s’attendre à ce que les taux d’intérêt des stablecoins qui arrivent à maintenir une parité quasi-fixe de 1 dollar, soient proches des taux sur les marchés monétaires traditionnels, une fois prises en compte les primes de risque propres au marché des crypto actifs (risque que la plateforme fasse défaut, soit attaquée, que la parité soit rompue, etc.).

Or, les taux d’intérêt dans la DeFi sont en général très déconnectés des taux d’intérêt des marchés financiers traditionnels (voir graphique 1). La hausse des taux directeurs de la Fed à partir de mars 2022 représente un cas de figure intéressant pour évaluer les conséquences d’un changement de taux dans la finance traditionnelle sur les taux des stablecoins, alternatives privées numériques au dollar.

Barbon, Barthélemy et Nguyen (2023) montrent que le resserrement monétaire peut se traduire par une hausse ou une baisse des taux de la DeFi. D’une part, des taux directeurs plus élevés peuvent inciter les prêteurs à se détourner de la DeFi, attirés par les taux plus élevés sur les marchés traditionnels. Les taux de la DeFI devraient donc monter pour les stablecoins en vertu de la formule de fixation des taux d’intérêt des plateformes comme Aave et Compound. Cet effet d’arbitrage entre les différents taux d’intérêt est celui qui est en général à l’origine de la transmission de la politique monétaire dans les marchés traditionnels. 

D’autre part, des taux directeurs plus élevés peuvent aussi décourager les emprunteurs qui utilisent la DeFi pour créer des positions à effet de levier pour spéculer sur le Bitcoin. Dans ce cas, la réduction de la demande d’emprunt de stablecoin sur les plateformes DeFi devrait conduire le taux d’intérêt à baisser et aller en sens opposé de celui de la banque centrale. L’analyse économétrique montre que c’est d’abord le second mécanisme qui a prévalu sur la première partie de 2022 (les taux de la DeFi baissent tandis que ceux de la Fed montent). Ensuite, le premier mécanisme a pris le relais conduisant à une relative re-corrélation entre les taux de la DeFi et le taux de la politique monétaire.

Cependant, depuis fin 2023, les taux de la DeFi dépassent très largement à nouveau ceux de la Fed, l’engouement autour des ETF Bitcoins ayant vraisemblablement généré une demande pour créer des positions à effet de levier sur le Bitcoin. Au total, les taux de la DeFi apparaissent principalement dominés par l’appétit pour les crypto-actifs. La transmission de la politique monétaire à ces taux est donc très limitée et n’est aujourd’hui qu’un facteur secondaire dans la détermination des taux d’intérêt de la DeFi. 

Télécharger la version PDF de la publication