Bloc-notes Éco

Le QE en pratique : que signifie la neutralité de marché ?

Mise en ligne le 28 Août 2018
Auteurs : Jean Dalbard, Benoît Nguyen

 

Billet n°81. En décembre 2018, l’Eurosystème aura acheté plus de 2500 milliards d’euros d’actifs dans le cadre de ses programmes d’achat (APP). Plusieurs principes encadrent ces achats, dont celui de « neutralité de marché ». Cette dernière vise à limiter les effets potentiellement distorsifs des achats sur le fonctionnement des marchés financiers, tout en permettant la transmission du stimulus monétaire à l’économie. Nous l’illustrons dans ce billet en comparant les techniques d’achats de l’Eurosystème à celles des autres banques centrales.

Image structure de la dette souveraine française et achats de l’APP, par maturité (mars 2018)
Graphique 1 : structure de la dette souveraine française et achats de l’APP, par maturité (mars 2018)
Source : Bloomberg, Arrata et Nguyen (2017)

Lors du lancement de son programme d’achat d’actifs (Asset Purchase Program, version européenne de l’assouplissement quantitatif ou Quantitative Easing), l’Eurosystème a mis en avant un principe clé : limiter les conséquences involontaires sur le fonctionnement du marché ("One key principle underlying the implementation of the Public Sector Purchase Program (PSPP) is the minimisation of unintended consequences, which can be ensured by obeying the concept of market neutrality").  L’application de ce principe de neutralité comprend plusieurs déclinaisons opérationnelles.

Une répartition homogène et prédéfinie des achats d’actifs

Les achats sont prévisibles et suivent une répartition pré-annoncée :

  • Un rythme mensuel d’achat pour l’Eurosystème dans son ensemble (en juillet 2018, 30 Mds EUR par mois pour l’APP), répartis entre les différents programmes, dont le plus important est le PSPP sur la dette souveraine (Public sector purchase programme) ;
  • Le volume d’achat est réparti entre les pays de la zone euro en proportion de la participation de chaque banque centrale nationale au capital de la BCE ;
  • Enfin, chaque banque centrale nationale répartit ses achats sur la courbe des taux en respectant la maturité moyenne des dettes sur lesquelles elle intervient. Il en résulte notamment que la structure de maturité des achats du PSPP est proche de la structure de maturité de la dette d’État éligible comme l’illustre le graphique 1 pour la France.   

Cette similarité des achats tout au long de la courbe des taux entraine une moindre dispersion des volumes acquis, qui représentent en moyenne 20% de l’encours éligible par titre. À cet égard, une étude de la Banque de France, basée sur des données de transactions quotidiennes effectuées dans le cadre du PSPP, montre que durant la première année d’achats, le respect de cette contrainte opérationnelle a été de nature à limiter les distorsions de marché liées aux transactions elles-mêmes. 

En ce sens, l’approche de l’Eurosystème diffère de celle d’autres grandes Banques Centrales. En effet, alors que l’Eurosystème achète au maximum 33% de l’encours émis par titre de dette publique individuel, la Federal Reserve et la Bank of England ont porté leur limite d’encours à 70% dans le cadre de leurs programmes d’achats respectifs (cf. graphique 2).

Image Comparaison de la distribution du pourcentage acheté par titre dans le cadre des programmes d’achats de la Fed, de la BoE et de l’Eurosystème
Graphique 2 : Comparaison de la distribution du pourcentage acheté par titre dans le cadre des programmes d’achats de la Fed, de la BoE et de l’Eurosystème.
Sources : New York Fed, Bank of England, Bloomberg and Arrata and Nguyen (2017).

Note : Les distributions donnent la répartition de la part détenue par la banque centrale dans l’univers éligible de titres. Pour l’Eurosystème, cette distribution est resserrée autour de 20% et est limitée à droite par la règle des 33%. Achats du PSPP en France, Allemagne, Italie et Espagne, à fin mars 2018.

L’exécution des achats par l’Eurosystème vise à limiter les distorsions de prix…

La négociation et l’exécution des transactions tiennent compte de la liquidité comme de la demande ponctuelle sur certaines obligations spécifiques par les participants de marché (titres livrés dans les contrats futures, titres fortement demandés sur le marché du prêt de titres, etc.). Par ailleurs, les transactions ont lieu tout au long de la journée et tous les jours afin de lisser les achats dans le temps. Enfin, les gérants s’abstiennent d’intervenir sur certaines zones de la courbe des taux autour des émissions primaires. 

… complété d’une facilité de prêt de titres visant à soutenir la liquidité de marché

Lorsque la banque centrale achète des titres, elle les retire du marché. Cela accroît leur rareté qui, en l’absence de parfaits substituts, les rend plus chers à acheter et à emprunter. Une solution éprouvée par la Federal Reserve et la Bank of England pour réduire les distorsions potentielles liées à cette rareté consiste à en reprêter une partie aux participants de marché, qui peut en avoir temporairement l’utilité pour livrer un contrat future ou couvrir une position de short selling.

La facilité de prêt de titres mise en œuvre par l’Eurosystème permet ainsi aux contreparties d’emprunter un actif détenu au titre du PSPP contre un autre titre moins précieux ou, dans certains pays comme en France, contre espèces. Lorsqu’apparaissent des tensions sur le marché monétaire, devenues usuelles en fin de trimestre ou d’année, les facilités de l’Eurosystème ont constitué un outil pour soutenir la liquidité de marché. La Banque de France a ainsi mis en place une facilité de prêts de titres par enchères, offrant au marché une fenêtre d’emprunt quotidienne de l’ensemble de son portefeuille PSPP.

Un papier récent de la Banque de France (Arrata, Nguyen, Rahmouni-Rousseau, Vari (2018)) montre que la mise en place de la facilité de prêt de titres de l’Eurosystème a coïncidé avec une amélioration des conditions sur le marché du repo depuis 2017, et s’est accompagnée d’une normalisation des coûts parfois très élevés à emprunter certains titres des pays les plus sûrs de la zone euro. Cet outil aurait également contribué à limiter les tensions de fin d’année sur le marché du prêt de titres.

Neutralité de marché et efficacité des achats de titres

Si la neutralité de marché vise à limiter les distorsions involontaires de prix qui seraient préjudiciables au fonctionnement des marchés, cela ne veut pas dire que le QE n’a pas d’impact sur les prix. Un important canal de transmission réside dans l’extraction du risque de duration par la banque centrale : dans ce mécanisme, les taux varient en fonction de la quantité de risque total supporté par les agents privés qui demandent une compensation pour la détention de ce risque.

À fin 2017, l’Eurosystème a absorbé près de 20% du risque de duration du marché obligataire souverain de la zone euro et a permis de réduire l’exposition au risque de la quasi-totalité des investisseurs. Cela participe au maintien d’une politique monétaire accommodante après la fin des achats nets, tant qu’une fraction de ce risque de duration est absorbée dans le bilan de la banque centrale.

Enfin, une partie de l’effet des programmes d’achats de titres provient du  signal envoyé par la banque centrale sur sa détermination à maintenir dans la durée son orientation accommodante. Ce signal mobilise aussi d’autres instruments, comme la communication d’une trajectoire de taux d’intérêt future  (forward guidance).