Bloc-notes Éco

Le « péché originel » dans les pays émergents : diminution du risque de change, mais augmentation de la volatilité des flux de capitaux

Mise en ligne le 25 Octobre 2024
Auteurs : Justine Pedrono, Karine Ishii

Billet de blog n° 370. Les économies des marchés émergents (EME) sont parvenues à résoudre le « péché originel » et le risque de change associé, en transférant ce risque aux investisseurs internationaux. Ces derniers étant plus sensibles aux variations de la volatilité financière mondiale, les EME sont désormais confrontées à une plus grande volatilité de la détention de leur dette extérieure, conduisant à un retour du péché originel.

Graphique 1 : Obligations d’État des EME détenues par des investisseurs internationaux, ventilation par devises 

Image Graphique 1 : Obligations d’État des EME détenues par des investisseurs internationaux, ventilation par devises de 2004T1 à 2021T1 Thématique Financements internationaux Catégorie Bloc-notes Éco
Source : Base d’investisseurs du FMI pour la dette souveraine des marchés émergents et des économies en développement (IMF’s sovereign investor base for Emerging Markets and Developing Economies) estimée en utilisant la méthodologie d’Arslanalp etTsuda (2014). Calculs des auteurs.
Note : Obligations émises par les administrations centrales de 13 EME. Données corrigées des effets de valorisation. Fin 2022, les investisseurs internationaux détenaient en moyenne 26 % des obligations d’État d’une EME (échelle de gauche). Parmi les obligations d’État détenues par ces investisseurs, la proportion d’obligations détenues en monnaie locale est passée en moyenne de 26 % au premier trimestre 2004 à 48 % au quatrième trimestre 2022 (échelle de droite).

Mentionné pour la première fois par Eichengreen and Hausmann (1999), le terme de « péché originel » fait référence à l’incapacité d’un pays à émettre de la dette souveraine libellée dans sa propre monnaie sur les marchés financiers internationaux. Cette situation résulte de la réticence des investisseurs internationaux à détenir de la dette souveraine en monnaie locale, en raison du risque de change et de l’instabilité économique intérieure perçus. Le gouvernement concerné supporte alors le risque de change lié à l’asymétrie entre une dette libellée en devises étrangères et ses investissements domestiques, généralement libellés en monnaie nationale. Le péché originel a longtemps été associé aux EME, mais nombre d’entre elles ont récemment réussi à le surmonter. La part des obligations d’État des EME détenue par des investisseurs internationaux a atteint un pic en 2018, à 35 % en moyenne, mais elle a ensuite baissé pour s’établir à 26 % fin 2022 (graphique 1). Cette dynamique va de pair avec une augmentation de la part des obligations d’État libellée en monnaie locale dans l’ensemble des titres obligations d’État détenues par des investisseurs étrangers depuis 2004. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette amélioration par rapport au péché originel, notamment une gestion macroéconomique assainie, de meilleures institutions et de meilleurs fondamentaux économiques, et un développement du secteur financier.


Une forte hétérogénéité au sein des EME dans la résolution du péché originel

Les EME n’ont toutefois pas toutes surmonté le péché originel de la même manière. Si les plus importantes et les plus développées, comme l’Inde, le Brésil, la Chine, la Russie, la Thaïlande et l’Afrique du Sud y sont globalement parvenu, d’autres sont loin de s’être libérées de la contrainte d’émettre en devises étrangères s’agissant de la dette souveraine détenue par des investisseurs internationaux (graphique 2, partie A). Les cas se trouvant dans la situation la plus vulnérable sont l’Argentine, l’Uruguay, le Pérou, la Roumanie, l’Ukraine et la Turquie, où la part de dette détenue par les investisseurs étrangers dans l'endettement total était à la fois importante et massivement libellée en devises étrangères fin 2022. Bien que la majeure partie de sa dette soit détenue au niveau national, L’Égypte est également identifiée comme un pays souffrant du péché originel, 70 % de sa dette détenue par des investisseurs étrangers étant libellée en devises étrangères.

Graphique 2 : Obligations d’État des EME détenues par des investisseurs internationaux, par pays
(% de l’encours total des titres d’État des EME en monnaie locale et en devises étrangères à fin 2022, et variations depuis 2004)

 

Image Graphique 2 : Obligations d’État des EME détenues par des investisseurs internationaux, par pays (% de l’encours total des titres d’État des EME en monnaie locale et en devises étrangères à fin 2022, et variations depuis 2004) Thématique Financements internationaux Catégorie Bloc-notes Éco
Source : Base d’investisseurs du FMI pour la dette souveraine des marchés émergents et des économies en développement (IMF’s sovereign investor base for Emerging Markets and Developing Economies) estimée en utilisant la méthodologie d’Arslanalp et Tsuda (2014). Calculs des auteurs.
Note : Titres des administrations centrales de 17 EME. Données corrigées des effets de valorisation.
* Variations depuis 2004 sauf pour le Brésil (2005), l’Ukraine (2006), la Roumanie (2008) et l’Uruguay (2008).

Des changements sont également intervenus au cours des vingt dernières années parmi les EME (graphique 2, partie B). Pour l’Égypte, la Turquie et l’Indonésie, l’augmentation de la part de la dette souveraine détenue par des investisseurs étrangers résulte de l’augmentation de la dette libellée en devises, ce qui équivaut à une accentuation du péché originel. À l’exception de ces trois pays, la plupart des EME ont réduit leur dépendance vis-à-vis des devises étrangères s’agissant de la dette détenue par des investisseurs étrangers. La Chine, la Thaïlande et l’Afrique du Sud ont augmenté la part de la dette détenue par des investisseurs étrangers mais réduit leur dépendance à l’égard des devises étrangères pour cette catégorie de dette. Enfin, le Brésil, la Russie, l’Ukraine, l’Uruguay et la Roumanie ont réduit à la fois la part de la dette détenue par des investisseurs internationaux et leur dépendance à l’égard des devises étrangères, surmontant ainsi une partie de leur péché originel. 

Un retour du péché originel

La fin du péché originel – tel qu’il est défini historiquement – signifie que les investisseurs internationaux supportent à présent un risque de change plus important et une plus grande asymétrie des devises. Ce risque de change supporté par ces investisseurs accroît la volatilité des flux de capitaux, entraînant un « retour du péché originel » (Carstens et Shin (2019), Onen et al. (2023)). 

Ce retour peut être associé aux évolutions du cycle financier mondial. Le graphique 3 illustre l’évolution des obligations souveraines détenues par des investisseurs internationaux et le niveau du risque financier mondial exprimé par la volatilité financière mondiale (à savoir l’indicateur VIX). Il montre que le volume de ces obligations tend à diminuer lorsque le risque financier mondial dépasse son niveau moyen au cours de la période, reflétant le biais domestique dans la perception du risque par les investisseurs (c’est-à-dire le repli des investissements internationaux durant les épisodes de tensions financières au niveau mondial). Ces situations sont notamment advenues au cours de la crise financière mondiale de 2008-2009, de la crise de la dette souveraine de la zone euro fin 2011, de la période ayant précédé le vote sur le Brexit en 2015, de la crise de la Covid-19 en 2020 et enfin depuis la normalisation de la politique monétaire américaine de 2022. 

Graphique 3 : Obligations souveraines des EME et volatilité financière mondiale

Image Graphique 3 : Obligations souveraines des EME et volatilité financière mondiale de 2004T1 à 2021T1 Thématique Financements internationaux Catégorie Bloc-notes Éco
Source : Base d’investisseurs du FMI pour la dette souveraine des marchés émergents et des économies en développement (IMF’s sovereign investor base for Emerging Markets and Developing Economies) estimée en utilisant la méthodologie d’Arslanalp etTsuda (2014). Calculs des auteurs.
Note : Obligations des administrations centrales de 13 EME, données corrigées des effets de valorisation.

Le graphique 3 montre par ailleurs que la corrélation négative entre les variations des obligations souveraines détenues par des investisseurs internationaux et le niveau du risque financier mondial est plus faible lorsque les obligations sont libellées en devises étrangères plutôt qu’en monnaie locale. Dans la mesure où les investisseurs internationaux détenant des obligations souveraines en devises étrangères ne supportent pas le risque de change, ils sont moins sensibles aux évolutions du risque financier mondial et plus enclins à conserver leurs expositions aux EME en cas de tensions financières mondiales.

Le retour du péché originel dans les conditions financières mondiales actuelles

Une volatilité des flux de capitaux et des sorties brutales de capitaux peuvent être observées quand les conditions financières mondiales se durcissent. Ce fût le cas au début de la normalisation de la politique monétaire américaine en 2022. Les investisseurs étrangers qui détenaient de la dette des EME en monnaie locale ont enregistré des pertes liées à la fois à la hausse des spreads souverains et à la dépréciation des monnaies des EME qui se produit quand ces spreads s’élargissent.
 
Les moins-values liées aux fluctuations des devises sont amplifiées quand les portefeuilles des investisseurs internationaux sont composés d’obligations avec des maturités de plus long terme. Le risque de change est associé à un risque de duration (Bertaut et al. (2023). Pour ces investisseurs – principalement des fonds communs de placement – l’incitation à se désengager des EME joue un rôle majeur dans les sorties de capitaux enregistrées par ces économies, accentuant le risque d’un retour du péché originel.

La phase récente de taux d’intérêt « élevés longtemps » (high for long) dans les principales économies a ravivé le débat sur le péché originel et la vulnérabilité des EME aux chocs financiers externes. Si l’intervention sur le marché des changes et l’élargissement de la base d’investisseurs domestiques peuvent contribuer à réduire cette vulnérabilité, ils ne permettent pas de l’éliminer (Hofmann et al. (2022)). Le graphique 2 montre que dans la mesure où 10 des 17 EME étudiés dépendent fortement des investisseurs internationaux - qui détiennent plus de 20 % de leurs titres d’État, ces pays sont toujours exposés à d’éventuelles sorties brutales de capitaux, en particulier si les titres sont libellés en monnaie locale et assortis d’une maturité longue.

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Mise à jour le 25 Octobre 2024