Bloc-notes Éco

La transmission des hausses de taux de la BCE au marché monétaire

Mise en ligne le 25 Novembre 2022

Billet n°292. Depuis le mois de juillet 2022, la BCE a relevé ses taux directeurs de 200 points de base au total, successivement 50 pb puis deux fois 75 pb, soit les hausses les plus fortes depuis sa création. Dans quelle mesure se sont-elles transmises au marché monétaire, première étape de la transmission de la politique monétaire ? Sur le marché non sécurisé (€STR), la transmission a été presque parfaite, mais sur le marché sécurisé (repo), elle est restée incomplète.

Image Graphique 1 : Variations des taux du marché monétaire en blanc (juillet-novembre 2022) Source : BCE, Statistical Data Warehouse (Entrepôt de données statistiques). Note : DFR = Taux de la facilité de dépôt.
Graphique 1 : Variations des taux du marché monétaire en blanc (juillet-novembre 2022)
Source : BCE, Statistical Data Warehouse (Entrepôt de données statistiques).
Note : DFR = Taux de la facilité de dépôt.

Relever les taux avec un excédent de liquidité important : un nouveau défi pour l’Eurosystème

Les hausses de taux directeurs depuis le mois de juillet sont intervenues dans un contexte radicalement différent par rapport aux précédents cycles de relèvements des taux dans la zone euro, marqué par un large excédent de liquidité (environ 4 500 milliards d’euros actuellement, contre seulement 30 milliards environ en 2011). Cet excédent résulte des achats d’actifs de l’Eurosystème – qui ont contribué à réduire la quantité d’actifs sûrs détenus par le public – et des opérations de refinancement à plus long terme ciblées (TLTRO).

Dans de telles conditions, les hausses de taux des banques centrales peuvent se transmettre de façon incomplète aux taux du marché monétaire (auxquels les banques et autres intermédiaires financiers prêtent et empruntent des liquidités sur des périodes très courtes, généralement un jour et pas plus d’un an).

À des niveaux aussi élevés d’excédent de liquidité, les taux du marché monétaire se rapprochent du taux de la facilité de dépôt (i.e. taux de rémunération des réserves que les banques placent auprès de leur banque centrale). Depuis plusieurs années, les taux d’intérêt à court terme se situent même à des niveaux légèrement inférieurs au taux de la facilité de dépôt : l’€STR (taux de référence pour les opérations de prêt en blanc au jour le jour) s’est régulièrement établi 8 à 10 points de base au-dessous du taux de la facilité de dépôt. Une situation analogue s’est également produite aux États-Unis, mettant en doute la capacité de la Réserve fédérale à relever les taux du marché (Bech et Klee (2011). De même, Duffie et Krishnamurthy (2016) documentent une transmission imparfaite aux taux du marché monétaire lors du cycle de resserrement de la politique monétaire de 2015 aux États-Unis.

Une plus faible transmission dans le compartiment des opérations sécurisées

Rien n’indique une transmission plus faible au marché non sécurisé : l’€STR a augmenté presque parfaitement, en ligne avec les taux directeurs, à la fois en juillet, en septembre et novembre. Si l’on examine la moyenne des cinq jours ouvrés précédant et suivant le relèvement des taux, les taux des opérations en blanc ou « non sécurisées » dans la zone euro ont augmenté de 49,5 points de base en juillet (contre un relèvement des taux directeurs de 50 points de base) et de 74,3 et 74,6 points de base respectivement en septembre et novembre (contre des hausses de 75 points de base). Dans ces trois cas, la transmission s’élève à 99 %.

La distribution des transactions autour de l’€STR est restée remarquablement inchangée (graphique 1), tout comme l’écart de 8 à 10 pb au-dessous du taux de la facilité de dépôt.

Toutefois, la grande majorité des transactions du marché monétaire n’intervient pas sur le compartiment non sécurisé, mais sur le compartiment sécurisé, où les transactions sont garanties par un collatéral (l’emprunteur de liquidités remet des titres en garantie au prêteur), par exemple des obligations d'État.

Les données relatives aux transactions indiquent que la transmission à ce compartiment a été incomplète en juillet, notamment dans le cas du collatéral allemand, et plus encore en septembre et novembre (graphique 2). La comparaison du taux repo allemand moyen au cours des cinq jours précédant et suivant la hausse des taux directeurs montre une augmentation de seulement 38,7 pb (de -87,9 à -49,2 pb) en juillet, soit une transmission de 77 %. Pour les taux repo contre collatéral français, italien et espagnol, la transmission a été plus forte, entre 87 % et 91 %.

En septembre, la transmission a été plus élevée et l’hétérogénéité moindre d’un pays à l’autre, au moins initialement, mais la volatilité des taux repo s’est accentuée au cours des jours suivants. Le premier jour suivant le relèvement de 75 pb, les taux repo de la maturité la plus classique (1 jour, « Spot-Next ») ont augmenté de 72 pb en Allemagne, de 70,4 pb en France, de 71,9 pb en Espagne et de 70,1 pb en Italie, soit une transmission comprise entre 94 % et 96 %. Cependant, quatre jours après la hausse, les taux repo accusaient un repli, à hauteur de 51,8 pb dans le cas de la France. Par la suite, les taux repo se sont progressivement rétablis à des niveaux proches mais inférieurs à ceux constatés après le relèvement de 0,75 %. Ils ont ensuite de nouveau diminué le 30 septembre, avant de rebondir immédiatement – un phénomène régulièrement observé le dernier jour du trimestre, ces dernières années. Ce profil est lié à la volonté des banques de réduire la taille de leur bilan (évitant ainsi d’emprunter) le dernier jour du trimestre.

Selon les dernières données disponibles (sur une fenêtre symétrique de quatre jours), le relèvement des taux en novembre (annoncé le 27 octobre) a entraîné une hausse des taux repo s’échelonnant de 64 pb (Allemagne) à 71 pb (France), soit une transmission de 86 % à 95 %.

Image Graphique 2 : Hausses de taux et variations des taux du marché monétaire sécurisé entre juillet et novembre 2022 (%) Source: BCE, Money Market Statistical Reporting (MMSR), Bloomberg.
Graphique 2 : Hausses de taux et variations des taux du marché monétaire sécurisé entre juillet et novembre 2022 (%)
Source: BCE, Money Market Statistical Reporting (MMSR), Bloomberg.

La pénurie de collatéral pourrait expliquer la différence de transmission

Une opération de repo peut être motivée par l’emprunt de liquidités, mais aussi par l’emprunt d’un titre spécifique en collatéral (Arrata et al. (2020)). Aussi, les taux repo sont affectés par la relative rareté des actifs de haute qualité, et reflètent l’offre et la demande relatives sur le marché de l’emprunt d’obligations, telles que les obligations d'État françaises et allemandes.

La demande de collatéral le plus sûr pourrait s’être renforcée en septembre pour plusieurs raisons. Ainsi, selon Lane (2022), certaines agences gouvernementales ont pu vouloir réorienter des fonds vers le marché repo, en dépit d’un changement technique rendant plus intéressante la rémunération de leurs dépôts auprès de l’Eurosystème, comme annoncé le 8 septembre 2022.

D’autres facteurs avancés dans la littérature économique pour expliquer une transmission imparfaite ont trait à des questions de concurrence et de segmentation sur le marché repo (Eisenschmidt et al. (2022) et Ballensiefen et al. (2020)).

À ce stade, la différence significative de comportement des marchés non sécurisé et sécurisé suggère que la transmission modérée constatée sur le marché repo peut probablement être attribuée à une pénurie de collatéral. À cet égard, au moins trois mesures pourraient atténuer ce phénomène :

     - la facilité de prêt de titres de l’Eurosystème, via laquelle la BCE et les banques centrales nationales prêtent aux intervenants du marché les obligations acquises dans le cadre des programmes d’achats d’actifs. Le 10 novembre, le montant maximal des titres pouvant être empruntés auprès de l’Eurosystème contre des liquidités a été relevé de 150 à 250 milliards d’euros ;

     - la décision de l’agence de la dette allemande (Finanzagentur) de prêter un montant plus important d’obligations allemandes sur le marché ;

     - le prochain remboursement des opérations TLTRO, qui devrait libérer du collatéral.